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Le mouvement communiste
Première Partie : Définition Du Capital 11.

 

VALEUR ET TRAVAIL ABSTRAIT
Ce qui caractérise la société humaine, c'est qu'elle produit et re-produit les conditions matérielles de son existence. Les animaux peuvent connaître des niveaux de développement et d'organisation complexes (abeilles) mais seuls les hommes fabriquent ce par quoi ils fabriquent et le perfectionnent. La notion d'outil leur appartient en propre  [99].
Tout travail est activité de transformation. Le travail est le médiateur des échanges entre l'homme et ce qui l'entoure. Il produit l'outil, au sens le plus large du mot. Le travail utilise, se fonde sur des données pour en produire d'autres. Cette utilisation est consommatrice, elle est cause de fatigue, d'usure. Le travail est double : d'une part, il donne naissance à des objets remplissant une fonction, une valeur d'usage ; d'autre part, il est utilisation, consommation d'une certaine quantité d'énergie sociale, de travail aussi bien vivant que mort, manuel qu'intellectuel. La valeur, c'est le fait que le travail soit non seulement production d'un résultat matériel donné, satisfaisant un besoin déterminé, mais corresponde aussi à une consommation de travail abstrait   [100]. Cela ne veut pas simplement dire : invisible par opposition au bien matériel observable résultant de ce travail. Car la fatigue et l'usure se manifestent par des effets parfaitement observables. En parlant de travail abstrait et concret à la fois, la théorie marque qu'il s'agit d'un phénomène, non particulier, non individuel, se rapportant à tel travail effectué par tel individu, mais social dans sa nature même. D'emblée, l'homme est social. C'est. toujours une forme de société qui transforme l'environnement de l'homme : elle organise au mieux les ressources (forces, moyens, et objets de travail) dont elle dispose. Ce qui semble n'être à première vue que fatigue d'un individu particulier, usure d'un outil particulier, est en fait toujours, même dans les sociétés peu évoluées, pris dans le cadre général de l'activité du groupe social  [101].
Le travail est d'emblée concret et abstrait, dès la société primitive. Mais, au contraire de ce qui se passe dans le capitalisme, et dans toutes les formes sociales où l'échange est prépondérant, c'est ici la société elle-même qui organise a priori, en sachant par expérience ce dont elle dispose et ce qu'elle doit faire pour survivre, sa production, qui n'existe pas alors en tant que telle et n'est qu'un moment de la vie sociale. Il n'y a encore ni « économie » ni « politique » en tant que sphères particulières (cf. seconde partie : « Le communisme »  [102].
Toute activité consomme de l'énergie, physique et/ou intellectuelle, fournie par des hommes et/ou des instruments. La société et l'individu lui-même tendent à l'utiliser au mieux possible. L'économie en tant qu'activité particulière naît au moment où cette énergie peut être économisée avec assez d'efficacité pour spécialiser et diviser le travail, faisant apparaître les classes. Mais, à un stade inférieur, la société qui approche de la division du travail sans l'avoir encore réalisée utilisera plutôt ses membres à telle ou telle tâche, dans les limites permises par l'état des forces productives. Pour que la division du travail apparaisse pleinement, il faut : 1. que le niveau de développement permette de faire nourrir les uns par les autres ; 2. que la technique elle-même exige que les activités essentielles, ou au moins certaines d'entre elles, deviennent l'occupation permanente (au début : principale) de tel et tel individu  [103].
Le travail abstrait, la valeur, existent dans la société sans échange. Mais si la société est alors contrainte d'économiser ses forces, elle en évalue (non par un calcul, mais par expérience) l'effet utile et ne prend pas (encore) en considération leurs valeurs d'échange, seulement leurs valeurs d'usage  [104]. Le travail abstrait existe bien dans tous ses travaux comme expression de leur caractère social, de leur généralité. Mais il ne joue aucun rôle. On ne produit pas encore des biens pour les échanger (= comparer les quantités de travail abstrait, général, contenues en eux) et, seulement ensuite, les utiliser (s'ils ont trouvé acheteur = si leur quantité de travail social moyen a pu s'échanger contre une autre). La production de biens reste l'objectif de la société, qui n'introduit pas de moyen terme entre les forces de production et la satisfaction des besoins. La valeur ne s'impose pas, n'apparaît pas comme élément séparé : elle ne s'autonomise pas encore.
La valeur, le travail abstrait, préexistent à la naissance de la marchandise, puisqu'ils sont contenus en germe dans le travail lui-même, à la fois production de biens réels et consommation d'énergie sociale. De la même façon, au niveau théorique, la notion de valeur est présente dès la notion de travail et l'analyse de son caractère double   [105]. La marchandise n'apparaît pas le jour où l'on comprendrait que la mesure par le temps de travail social est le meilleur et le seul moyen d'opérer la circulation des richesses. Plus profondément, c'est parce que la valeur existe dés la communauté primitive (mais sans y jouer aucun rôle, sans apparaître en tant que telle) qu'elle est inscrite dans les rapports entre les hommes, qui la font surgir au moment où la production et la re-production des conditions matérielles d'existence ne peuvent plus assurer leur caractère social sans la médiation de l'échange. Le lien social ne peut plus s'établir sans un élément de référence commun à tous les biens, mais qui en fait se détache d'eux et se constitue lui-même en élément matériel distinct  [106]. La monnaie n'est autre que la matérialisation du travail abstrait. La valeur n'a pu devenir rapport social que par son existence potentielle dans la communauté primitive. Autrement, il n'y a que l'explication (idéaliste) selon laquelle on aurait choisi, consciemment ou non, l'échange et la mesure par le temps de travail moyen par commodité, parce que c'est la meilleure méthode de circulation des biens tant que le temps de travail est le facteur principal de la richesse. Une telle analyse demande à être replacée dans un cadre plus général : l'échange est le seul moyen de développer des rapports sociaux dont la complexité et la diversité obligent à faire surgir ce qui n'était que virtuel, la valeur. La valeur ne vient donc pas comme un instrument utile, mais comme produit de rapports réels entre les hommes, entre les membres de la communauté primitive, et au début entre les communautés.
Dans la communauté primitive, l'absence d'échange équivaut à une limitation. D'une part, chaque communauté tend à vivre repliée sur elle-même, d'autre part, elle ne connaît que des besoins bornés. L'individu et la société ne font qu'un. Les hommes vivent donc sous le double totalitarisme de la nature qu'ils ne maîtrisent pas, et de leurs propres rapports entre eux qui réduisent strictement l'individu à son rôle social. Ensuite la valeur, en tant que caractère général du travail, est nécessaire au développement pendant une période de plusieurs millénaires. L'échange stimule la production, fait éclater le cadre étriqué des communautés, arrache l'homme à son activité particulière et en fait un facteur de la production universelle ; il stimule les inventions et généralise leur emploi (sur le développement/sous-développement, cf. plus loin : «  Valeur et développement »). Avec le capitalisme, vient le dernier apport de la valeur au développement social : il met directement le travail vivant au service de la production. Il fait réellement du travail un domaine particulier, vidé de tout intérêt, de tout contenu ayant un sens déterminé pour celui qui l'exerce  [107]. L'humanité doit d'abord extérioriser le caractère général de son développement, et constituer l'économie en sphère séparée avant de la dominer, c'est-à-dire la détruire en tant que telle (voir Deuxième partie : « Le communisme »). Dans le capitalisme, la valeur est le lien social permettant de généraliser la production de richesses. Mais le but du système reste la valorisation : la valeur, expression du travail général abstrait, s'efforce de devenir elle-même le maître absolu de la société (voir Troisième partie : « La domination réelle du capital »). Dans les crises capitalistes, on assiste à un renversement : comme dans les domaines religieux, politique, idéologique, le médiateur -- ici le travail abstrait -- domine ce qu'il est venu réunir  [108]. Il constitue alors un monde particulier opposé à celui des besoins réels  [109]. La révolution communiste est suppression de cette contradiction.
Il est d'abord nécessaire que l'abstraction de l'activité sociale vienne dominer la réalité des rapports entre les hommes pour que ces rapports se transforment. L'absence de la valeur, ou plutôt son inexistence en tant que telle, correspond donc dans le communisme à une situation entièrement différente de celle de la communauté primitive. Il n'y est plus question de domination des hommes par la nature : inversement il ne s'agit pas de domination de la nature par les hommes, mais de réconciliation, de fusion entre l'homme et la nature  [110]. L'absence de valeur n'y est pas limitation, comme dans les communautés primitives où le caractère social du travail n'arrivait pas à se manifester. On a alors atteint le stade où la généralité de la richesse existe sans avoir besoin d'un médiateur pour circuler (de même pour ce qui était la politique, l'économie, etc.). L'économie, en tant que domaine de la nécessité inéluctable et oppressante (cf. le travail malédiction et sacrifice, bien qu'il ne le soit jamais en totalité), peut céder la place à une activité sociale générale où il n'y a plus séparation entre nécessité et liberté  [111] (là encore, voir Deuxième partie : « Le communisme »). Ce qui fut facteur de généralisation des rapports sociaux, et devint ensuite une entrave à leur développement, est alors liquidé  [112].
[99] L'homme avant l'écriture, Colin, 1968, pp. 60 suiv.
[100] « C'est sur cela que repose toute l'intelligence des faits » (lettre de Marx à Engels, 24 août 1867, Marx, Engels, Lettres sur « Le Capital », Présentées et annotées par G. Badia, Ed. Sociales, 1964., p. 174).
[101] Naville, De l'aliénation à la jouissance, Anthropos, 1970, chapitres XI et XII.
102 Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., pp. 435-481.
[102] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., pp. 435-481. [103] Dans sa lettre à V. Zassoulitch du 8 mars 1881, Marx montre l'effet dissolvant de la parcellarisation du travail sur la commune rurale russe (Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 1564).
[104] Le communisme ne connaît d'échange qu'entre l'homme et la nature, mais dans des conditions bien différentes (voir plus loin) : Invariance, no. 3, pp. 109-110.
[105] Résultats du processus immédiat de la production, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 421.
[106] Le but du capital est « la forme générale de la richesse », non la valeur d'usage (Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. II, Anthropos, 1968., p. 101).
[107] Introduction générale à la critique de l'économie politique, Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., pp. 258-259.
[108] Livre I, Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., p. 1204, note (a).
[109] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., p. 419.
[110] Invariance, no. 6, pp. 102-112 (capital et agriculture, capital et nature).
[111] Livre III, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 1487.
[112] Marx, Engels, L'idéologie allemande, Présentée et annotée par G. Badia, Ed. Sociales, 1968., p. 63 : le communisme est fin de la condamnation de l'individu à une spécialisation; il affirme la généralité et la socialité des individus.

 

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