La dimension des portes

Nouvelle à ralonge de Zlan ign'Brhaazi

 

1

Comme un gosse perdu dans un supermarché, Georges se lamentait dans le noir absolu du vide interdimensionnel. Cela faisait déjà un bout de temps qu'il se trouvait ainsi, suspendu dans un vide qui n'en était pas un, une singularité de l'espace-temps qu'il n'aurait jamais pu imaginer. Il ne pleurait pas vraiment, mais était plutôt au bord de la crise nerveuse, tant l'ennui de ces dernières heures était profond. Il était peut-être le premier à passer d'une dimension à une autre (en espérant qu'il y en ait d'autres), mais il sentait en son fort intérieur qu'il n'en tirerait aucun avantage s'il devait y rester. La reconnaissance posthume ne l'intéressait pas vraiment, lui qui était plutôt du genre terre à terre, très rural dans sa manière d'envisager les principales questions métaphysiques.

Il évoqua les derniers instants de sa vie paisible en envisageant le pire comme ultime fin. Les bords de Marne, parmi des voisins charmants, des commerçants serviables; les paysages verts à n'en plus vouloir les regarder; les couchers de soleil sur les champs de blé plus que moyens, mais appréciables; les sons non orchestrés et les odeurs naturelles. Oui tout cela lui manquait déjà.

 

2

Il s'était levé avec l'aube comme tous les matins et avait déjeuné de bel apétit. Il était sorti faire le tour de sa ferme afin de nourrir les animaux qui avaient besoin d'être nourris; il passa un coup de jet sur le vieux tracteur Fergusson qui allait lui servir à trainer un tas de vieux bois pourri qui obstruait le chemin depuis déjà une huitaine.

C'est alors qu'il s'apperçu de la présence d'une porte en bois en plein milieu de la cour du corps de ferme. Il ne l'avait pas encore remarqué, mais il ne s'en formalisa pas plus que ça. Une porte au milieu de la cour! A quoi celà rimait-il?

Il s'approcha de quelques mètres de la porte. "Porte dimensionnelle", indiquait un panneau peint en rouge vif et cloué sur la porte. "Porte dimensionnelle", répeta doucement Georges, incrédule.

Qui avait bien pu poser cette porte là?... Et par dessus tout, pourquoi?

Il y avait bien deux ou trois idiots consanguins dans sa petite commune, mais ils n'étaient pas assez entreprenants pour monter un gag de cette envergure. Celà ne l'énervait pas vraiment, il virerait cette cochonnerie avec le tas de bois cet après-midi, et l'effort ajouté ne serait pas monstrueux. Non, celà l'intriguait plutôt: il ne comprennait pas vraiment le sens de ce panneau. "Porte dimensionnelle..."

 

3

Le facteur arriva en trombe sur son vélo maculé de boue. Il avait ce matin là au moins deux heures d'avance sur l'horaire habituel de son passage chez Georges.

-Salut Georges, lança le facteur en sautant de son vélo sans s'être encore arrêté. Il semblait avoir une pêche incroyable.

-Salut Facteur! T'es pas à la bourre aujourd'hui... Georges marcha vers lui en essayant de trouver sur son visage les restes de la soirée de la veille.

-Si tu savais! J'ai roulé sous la table vers vingt et une heure ,et cette sorcière de Martha m'a jeté dehors en gueulant que j'étais même pas bon à branler le chien. Elle l'avait mauvaise après moi, et j'ai été obligé de dormir dehors cette nuit. Au petit matin j'ai croisé sur la route de chez toi un camping car plein de jeunes chevelus qui m'ont refilé un bon rail de coke pour tenir le coup. Je crois qu'ils ont eut pitié de moi... Il se tripota le nez et renifla.

-Bin mon vieux...Tu veux un café?

-Non merci, pas avec la coke. Et donc, pour finir mon histoire... J'ai pédalé comme un taré avec un speed du tonnerre. J'ai mis moins de cinq minutes pour venir de la croix à ici! Il prit instantanément un air de fièreté qui ne lui allait pas du tout.

-Bien...Tu as quelque chose pour moi? Georges se moquait éperdument des détails de cette histoire et ne pensait plus qu'à la porte derrière lui.

-Euh non! J'suis pas encore passé au dépôt ce matin! La fièreté se changea en stupidité de poivrot sur le visage du facteur.

-Alors pourquoi t'es venu jusqu'ici?

-bin j'sais pas... Il cherchait une raison, mais lorsqu'il se rendit compte qu'il n'y en avait pas, il se sentit gêné.

-Enfin...Tiens, au fait, tu sait pas ce que ça voudrais dire par hasard : "porte dimensionnelle"? Georges montra du doigt la porte derrière lui.

- A quoi elle te sert cette porte, là, en plein milieu de ta cour? Il rit de sa voix de fausset pendant un bref instant, renifla, se toucha la narine gauche. Porte dimensionnelle, hein? C'est y pas un truc de science-fiction, ça? Tu sais, comme dans les films, quoi...

-Et alors, quoi, comme dans les films! Quels films? De quoi tu parles à la fin!

-Eh beh une porte dimensionnelle c'est un truc qui te permet de voyager d'une dimension à une autre, certainement! J'ai vu une série là dessus sur M6... Tu ouvres la porte, et quand tu te retrouves de l'autre côté, tu es dans une autre dimension. Tu saisis?

- Encore une série à la con! Pesta Georges. Tout cela ne le renseignait guère. Il n'appréciait guère la science-fiction et toutes ces conneries, d'une part à cause de ses racines du terroir, et d'autre part parce qu'il avait horreur des drogués.

-Elle est pas à toi cette porte, hein? T'es pas assez con pour mettre une porte dans ta cour et pour écrire dessus un truc que tu comprends pas...

-Bien raisonné facteur, mais il est tard et faut que je me mette au boulot, moi, dit Georges avec fermeté dans l'intention de mettre fin à ce dialogue long et inutile.

-Bin si jamais tu te retrouves sur un monde meilleur où la polygamie est de rigueur, repasse ici me prévenir! Ahahah! Le facteur salua, renifla une dernière fois et remonta sur son vélo. Il fut hors de vue en quelques coups de pédales.

 

4

Georges tournait autour de la porte dimensionnelle depuis plusieurs minutes tout en se grattant les noix à travers la poche de son pantalon. Il n'aurait pu expliquer ce qui le retenait d'ouvrir cette satanée porte et de passer le pas. L'étrangeté de sa présence dans la cour l'autorisait à penser qu'elle était bien une porte dimensionnelle; peut-être aussi serait-il déçu de ne franchir qu'une vulgaire porte en bois. Il ne savait comment trancher. Vérité effrayante ou arnaque décevante?

L'indécision engendre parfois un geste inconsidéré que l'on regrette amèrement la seconde d'après. Georges, dans une démangeaison subite de frissons, mit la main sur la poignée, tourna cette poignée comme on tourne des poignées tous les jours, et franchit le pas de la porte.

 

5

Comment il se retrouva de la réalité de l'espace qui l'entourait à l'evanescence de ce néant le privant de repères, il ne pouvait se l'expliquer. Il ne tenta d'ailleurs pas de se l'expliquer, comme tout le reste de cette expérience qu'il considérait maintenant comme une impasse. Mais il était là. Là n'était pas le terme. Il était, et c'était tout ce qu'il aurait pu affirmer.

Des trompettes identiques à celles des péplums des années soixantes retentirent au loin, se rapprochant au galop. Le néant se solidifia petit à petit, dans un laps de temps impossible à évaluer. L'espace se matérialisa en même temps que la sensation de durée, ce qui rassura Georges pour un moment. Il jura se trouver dans ce qui ressemblait étrangement à sa propre salle à manger.

Au bout de quelques minutes, il fut en mesure de faire quelques pas, et fut enfin certain d'être dans sa salle à manger. Tout était en ordre, exactement comme au début de la matinée avant qu'il ne sorte dans la cour. Il s'assit dans son fauteuil simili Louis XVIII et réfléchit un moment. Il était partit de la cour et se retrouvait dans sa salle à manger. Quel voyage dimensionnel! Il avait une idée un peu plus extraordinaire de ce que devait être ce genre de voyage. Se retrouver en dehors de la galaxie, éventuellement. Peut-être atterir sur Mars, ou la lune. Mais pas dans sa propre maison, à quinze mètres de son point de départ! Quelle arnaque!

Après avoir mangé un morceau, il eut idée de regarder l'heure. 8h34. Il avait passé à peine plus de dix minutes dans ce qu'ils appelaient le VORTEX dans les séries débiles de la 6ème chaine. Il lui semblait une éternité. Mais en réfléchissant plus avant, il décida que dix minutes pour couvrir une distance de quinze mètres n'était pas une solution intéressante au problème de la locomotion.

Georges attendit 10h pour se décider à téléphoner à Jean-Marc, le fleuriste du coin. Il était son plus fidèle amis, et il savait que c'était le seul voisin capable de ne rien cafter au bar du village. Jean-Marc avait par le passé eût à faire avec la police et la délinquance n'encourage pas aux bavardages inutiles. De plus, et dans un registre différent, Jean-Marc était ouvert d'esprit -caractéristique manquante dans l'ego ratatiné de Georges- tout en sachant faire preuve de relativité et de logique. Sommes toutes le complice idéal.

 

6

-Tu dis qu'elle est arrivée là cette nuit? Jean-Marc écoutait l'histoire abracadabrante de Georges avec le plus vif intérêt. Il le tannait de questions précises, à la manière d'un gendarme prenant une déposition. Ses nombreuses gardes à vues l'avaient certainement influencées.

-Eh oui, cette nuit... Georges caressait le bois de la porte, cherchant désespérément une chose qu'il ne connaissait pas.

-Pas d'electronique, pas de circuits imprimés, pas de source d'énergie. Pas à dire, c'est bel et bien une porte tout ce qu'il y a de plus con! Jean-marc s'arrêta de gratter le métal de la poignée avec son canif. Il regarda Georges :

-Le plus étrange dans cette histoire, continua t-il, c'est que cette porte toute con, et bin elle révolutionne les lois de la physique et tout le tremblement, et pourtant elle sert à que dalle! Nada!

-Alors, demanda Georges?

-Alors quoi? Qu'est-ce-que tu veux que je te dise? Tu as chez toi un truc révolutionnaire mais inutile. Je pense qu'en toute sagesse, tu pourras très vite oublier cette saloperie de camelote et reprendre un train de vie normal sans que celà ne t'affecte plus que ça. Il claqua des doigts en disant "ça" pour donner un côté théâtral que Georges trouva superflu.

-Alors on peut rien en tirer...soupira Georges. Moi qui pensais pouvoir avec ton aide tirer du fric de cette putain de porte! C'était une provocation délibérée à l'esprit inventif de Jean-Marc.

Jean-Marc ne l'écoutait pas. Il pensait en regardant fixement la porte en se touchant le menton. Il s'exclama soudain avec espoir:

-et si on la déplaçait, pour voir? On la met là bas, tu vois, près du champs de colza par exemple. Et puis tu repasses encore une fois...

-Passes-y toi même! Georges ne voulais pas rester encore un temps infini à se faire chier dans le noir pour une expérience pour le moins peu intéressante.

-Ok, ok...Mais Si c'est toi qui expérimentes, c'est toi qui seras célebre quand le système sera au point!

-Bon, bon...J'y vais!

Il empoignèrent la porte, chaqun d'un côté, et la portèrent d'un pas de crabe vers le champs de colza du père Matthieu.

 

7

-Bon, t'es prêts? Moi je t'attends chez toi...Jean-Marc trépignait d'impatience de voir le corps de Georges se dissoudre dans l'encadrement de la porte.

Georges soupira, regarda son ami -qu'il jugeait depuis tout à l'heure un peut trop envahissant- et passa le seuil de la porte. Il s'évanoui dans la nature et Jean-Marc resta pétrifié de stupeur. La surprise de cet effet d'évaporation donnait de l'intensité à l'action. Jean-Marc inspecta la porte une dernière fois et se dirigea vers la maison de Georges.

Dix minutes plus tard, Georges se matérialisa comme prévu dans la salle à manger. Jean-Marc l'y attendait avec un sandwich club dans une main, une revue de jardinage dans l'autre. Georges se sentait en meilleure forme que la première fois, la sensation de nouveauté ayant disparue.

-L'arrivée est moins impressionnante que le départ, marmonna Jean-Marc la bouche pleine. De plus, les trompettes sont à chier!

-Ouais, bon...Alors, qu'est-ce que tu conclus de cette expérience plus que navrante?

-Eh bin j'en conclut que la distance importe peut dans cette histoire. Tu atteris systématiquement ici, dans ta salle à manger. Rien à tirer de cette porte.

-Mais dans l'autre sens, là, ça serait impeccable...Georges s'assit à côté de son ami et prit un magazine au hasard, le feuilleta sans vraiment le regarder, le reposa enfin pour dire:

-Je vais aller porter cette porte à Paris, dans une université des sciences. J'en tirerais peut-être un bon prix.

-Vois ça à tête reposée...Réfléchis de ton côté, et je verrais ce que je peux faire pour rentabiliser cette découverte. Oui, donnons nous quelques jours de réflexion...Jean-Marc se leva et alla prendre sa veste.

-Oui, t'as p'têt raison...dit Georges dépité. Mais j'vais jamais pouvoir dormir, après ce qu'il m'est arrivé. Tu sais à quoi tout celà me fait penser? A la soupe aux choux, mon vieux! Les deux ploucs qui trouvent un ovni dans leur jardin...sauf que eux, c'est pas d'la merde, leur histoire. Ils font quand même des trucs exceptionnels! Nous, on frappe pas très fort avec notre allez simple Ma-Salle-à-Manger...

-Te tracasse pas, va! Jean-Marc lui tappa l'épaule et enfila sa veste. Il s'apprétait à sortir lorsqu'ils entendirent les trompettes de jéricho, annonciatrices de la venue imminente de quelqu'un ayant emprunté la porte dimensionnelle.

C'était le père Matthieu.

 

8

Le vieux prêtre se promenait le long de son champs lorsqu'il repéra la porte dimensionnelle laissée là par les deux complices. Ces derniers réussirent au bout de quelques minutes à persuader le père Matthieu qu'il ne venait pas de vivre une expérience mystique, et que Dieu n'y était probablement pour rien dans cette affaire -bien que aucun d'entre eux puissent en mettre la main au feu-. Le père Matthieu refit donc surface, et après les explications détaillées de Jean-Marc, il reprit un peu de sa hauteur. Il parlèrent longuement des origines de la porte dimensionnelle, des motivations de ceux qui l'avaient construites et posée là, et aussi du sort de celle-ci dans l'avenir de l'Homme. Ils se refusèrent à tout débât de nature théologique ou oecuménique avec le père Matthieu, évitant ainsi des heures de discussions encore plus inutiles qu'échevelées. Ils ne purent rien conclure sur l'origine et le pourquoi de la porte, mais ils prirent la décision de la porter le plus vite possible près de Paris, chez un amis du père Matthieu, célèbre physicien universitaire. Ils se mirent en route tout juste trois heures après.

 

9

Le professeur Meunier était formel: cette porte était physiquement aberrante. Diagnostique frileux, mais venant tout de même de cet homme rationnel et rarement étonné. Habitué aux plus farfelues des dernières théories à la mode, les univers parallèles et les portes dimensionnelles lui semblaient tout droit sortis de légendes, au même titre que les gnomes et les farfadets. Mais là, il lui fallait bien reconnaitre que quelque chose ne tournait pas rond...

Après quelques rapides expériences -deux ou trois objets divers lancés à travers la porte-, Meunier se tût et réfléchit un moment, le regard fixé sur un point lointain. Il se détourna enfin de sa pose longue et dit en regardant fixement les trois provinciaux avec des yeux subitement devenus fous:

-C'est fascinant! Messieurs, je ne comprends rien à rien en ce qui concerne cette porte, mais je suis prêt à l'acquérir à n'importe quel prix afin de percer les mystères qui se cachent là-dessous et de révolutionner la science ainsi que la société elle-même! Il s'emportait et son visage rougit d'exaltation.

Georges regarda Jean-Marc. Il avait l'impression que le professeur Meunier cherchait à le rouler sur la découverte de la porte. Le visage de Jean-Marc semblait refléter le même sentiment. Georges se leva et dit au professeur:

-Je veux bien que vous étudiiez cette porte, mais je vous serait reconnaissant de bien vouloir le faire dans ma propriété sur les bords de Marne... Je tiens à ce que cette porte ne quitte pas ma maison. Il arbora son regard le plus intransigeant.

-Mais... C'est que... J'ai besoin de mon laboratoire, de mon personnel, du concours de l'université! Il était de plus en plus fébrile et commençait à transpirer. Ecoutez, reprit-il, je vous l'emprunte un bon mois, pour commencer, et je vous paye grassement. L'université n'est pas avare, vous savez...

-Pas question!

-Mais Georges...Le père Matthieux s'était lui aussi levé. Ses mains paraissaient implorer la pitié dans une attitude très convainquante -pure déformation professionnelle.-

Le professeur Meunier se résigna et accepta de les rejoindre avec quatre collaborateurs -des types charmants, d'après lui.- Mais à une condition: il pourrait passer par la porte pour expérimenter par lui même l'action de la porte dimensionnelle. Cette condition fut acceptée après que Georges et Jean-Marc se soient concertés sur les conséquences de cette présence scientifique dans leur histoire. Ils firent jurer le professeur et le prêtre (!) de ne pas ébruiter l'affaire et de ne surtout pas alerter les médias.

Le père Matthieux, poussé par une envie bien personnelle, insista pour passer par la porte une seconde fois. Sa quête du mystique rejoignait la soif de connaissance du professeur Meunier.

 

10

-Moi, avant que tout le monde s'en mêle, j'aimerais bien tester un truc avec cette porte... un truc qui va peut-être nous rapporter des millions! Jean-Marc jubilait au volant de sa camionnette de fleuriste blanche. Ils étaient presque arrivés à hauteur de la maison de Georges. Il faisait presque nuit et le village paraissait abandonné.

-Encore un truc illégal! Je te vois venir, avec tes idées tordues!

Ils arrivaient dans la cour de Georges. Jean-Marc se gara assez loin de la porte d'entrée de la maison et expliqua son idée, profitant de l'absence du professeur et du prêtre:

-T'es d'accords que tout ce qui passe par cette porte arrive tôt où tard dans ton salon?

-Bin ouais...

-Et bin, t'as qu'à faire passer des trucs de valeurs, n'importe quoi, du fric, de la came, de l'or, tout, quoi! Tu fais ça d'un pays à l'autre, et adieu la douane! T'as compris, p'tite tête?

Georges commençait à entrevoire... De beaux ennuis en perspective. Il se demanda s'il ne préférait pas les cinq scientifiques et leurs interminables expériences à une carrière de trafiquant d'armes ou de stupéfiants.

 

11

Les scientifiques avaient déjà commencés leurs expériences. Un tas de bidules électroniques, de cables blindés et de machins à diodes clingnotantes s'entassaient autour de la porte dimensionnelle et ressemblait à s'y méprendre avec une sculpture de Jean Tinguely. Bien qu'au nombre de cinq, ils avaient foutu un tel bordel en moins de trente minutes que Georges jura le passage d'un bataillon de tirailleurs sénégalais. Tous les meubles étaient repoussés contre les murs, et le père Matthieux, sous les ordres du professeur Meunier, portait une table dans la cave pour faire de la place. Le salon était désormais impratiquable.

Jean-Marc prit sa voix la plus impériale pour réclamer la disponibilité de la porte le lendemain en fin de matinée. Les scientifiques maugréèrent sans même prendre le temps de s'arrêter, mais le message semblait tout de même être passé. Ils se frayèrent un passage tant bien que mal à travers la pièce afin de se restaurer à la cuisine. Une laborantine boulotte trébucha sur Georges et renversa un flacon d'aspect inquiétant sur le carrelage. Elle jura entre ses dents et repartit en chercher un autre.

Georges déboucha une bouteille de vin et servit deux verres.

- C'est pas une idée fameuse, hein, tous ces scientifiques... Crois moi, ils vont nous pourrir la vie maintenant qu'ils se sont incrustés chez toi! Jean-Marc sirotait son verre en regardant les scientifiques s'affairer comme les termites des poutres de la cuisine.

- Tu crois qu'ils vont prendre racines? En plus, ils vont certainement s'inviter à manger et à dormir...Le simple fait de devoir se les coltiner ad vitam eternam le défrisait complètement.

- Bin c'est plutôt bien partit on dirait. Mais si tu veux, moi je les vire, y'a pas de problème...

-, non, pas besoin, coupa Georges. On va les laisser un peu bricoler et puis on verra bien... Ils verront peut-être qu'il n'y a rien à en tirer.

- Moi je te dis que je peut lui trouver une utilité, à cette porte! Tu verras demain matin...

- s'il s'agit de voler quoi que ce soit, je suis contre! Et je te le dis d'avance! Je ne fais rien d'illégal!

- T'emballe pas... C'est pas bien méchant.

 

12

Le diner eut lieu dans la cuisine, où les huit convives s'étaient tassés afin de ne pas perturber les expériences ayant court partout ailleurs dans la maison. Le père Matthieux avait préparé un assez gros paté de grives en croûte, somptueux, et assorti de pommes de terre en gratin dauphinois. Tout le monde était ravi et les haines passagères s'assagirent. Le vin aidant, les langues des savants se délièrent.

-Notre voyage depuis Paris a duré environ dix minutes, dit Patineau, le plus chauve d'entre eux. Se basant sur votre témoignage, Georges, on peut en conclure que la durée de translation est invariablement du même ordre. Peu importe la distance...

-Oui mais il nous reste encore à le démontrer à des échelles cosmiques! Ce qui est vrai quelque part n'est pas forcément vrai demain! Le coupa son voisin de droite, le professeur Lelièvre, éditorialiste à ses heures perdues.

-Absolument, cher confrère, absolument...

-Mais pensez-vous que la structure géométrique de la porte peut-être modifiée, voire agrandie? Demanda le futurologue André Glapier sur le ton d'un savant issu du Micromégas de Voltaire. Il nous faudrait y pouvoir passer à plusieurs! L'avenir, c'est évident, est dicté par les lois de la généralisation.

-Imaginez alors les possibilités de transport de marchandise volumineuse. Nous pourrions flanquer toute notre merde sur la lune! S'exclama l'écologiste de droite Brice Deffert.

Meunier coupa court aux rêveries de chacun en pointant la main vers la porte en disant:

-Cette porte, messieur, se chargera avant tout de rendre l'Homme meilleur. Puis il pouffa de rire, et fut bientôt rejoint par toute l'assemblée.

 

13

Georges se réveilla à l'aube comme tous les matins. Il avait particulièrement mal dormi, sans cesse réveillé par les discussions incessantes et échevellées qui filtraient de la chambrée des scientifiques. Ils avaient parlé quasiment toute la nuit. Du pourquoi et du comment, des tenants et des aboutissants, du pour et du contre. La phrase "cette porte vaut de l'or" résonnait encore dans son crane.

Il descendit dans la cuisine prendre son bol de jus de chaussette quotidien lorsqu'il entendit du bruit dans le salon.

Le professeur Meunier, en robe de chambre, était installé dans un coin près de la cheminée, lisant un magazine de sciences exotiques.

-Qu'est-ce que vous foutez là de si bon matin? Demanda Georges.

-Ah! Vous voilà! Je n'osais pas aller vous réveiller. C'est votre ami Jean-Marc...

-Il est là? Je croyais qu'il était rentré dormir chez lui.

-Il est là sans l'être vraiment... Je l'ai fait passer par la porte. Mais comme j'ai placé la porte exactement à l'endroit où l'on en ressort, il entre et sort automatiquement toutes les dix minutes. A peine le voit-on apparaitre qu'il disparait à nouveau dans les limbes. C'est un piège génial.

Affolé, Georges tourna autour de la porte, se sentant impuissant.

-Mais pourquoi vous avez fait ça nom de dieu!?

-Il essayait de voler la porte. J'ai dû l'en empêcher et je l'ai poussé à travers... En attendant que vous vous réveilliez... Après tout, c'est votre ami, non?

-Oui... Georges ne savais plus quoi dire. Jean-Marc n'aurais pas volé cette porte. Ils s'entendaient trop bien pour cela, et les nombreux coups tordus qu'ils avaient fait ensemble avaient forgé une véritable connivence en affaires louches. Il traversa le salon en direction de la porte dimensionnelle et la porta sur cinquante centimètres sur la gauche.

Trois minutes plus tard, Jean-Marc se matérialisa à cinquante centimètres à droite de la porte.

A SUIVRE...

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