Pourquoi ai-je décidé de peindre ?
Franchement, cest simple : pour le plaisir esthétique, depuis
le premier jour, lorsquun de mes amis peintre professionnel a
littéralement déclenché en moi la peinture, dune courte phrase.
« Si tu veux peindre, peins ! » Ce jour-là, jai
arrêté de me faire des objections intelligentes, de me poser des questions,
jai mis une fleur dans un vase, je lai peinte et jai
été heureux.
Maintenant, dans le silence de latelier,
quand rien ne vient, on a tout le temps de méditer en profondeur sur
la motivation, dessayer de faire « la philosophie de la chose ».
Cest là quon se replace dans son époque, dans son art. On
se remet en peinture. Triste spectacle en vérité, le mot dordre
actuel étant « fais nimporte quoi » ! Ce serait
trop facile. Comment avons-nous pu en arriver là, à une telle décadence ?
Je ne vois quune réponse : par lassociation entre largent
et le snobisme pseudo-intellectuel, aboutissant à la mort de lart,
au nihilisme, comme beaucoup dauteurs en conviennent.

Le triomphe du « nimporte quoi »
Yves Michaud résume bien la
situation:
"... le jugement d'appréciation
esthétique est identifié à un jugement à partir de critères et de normes
reconnus par une communauté particulière, et, potentiellement, par l'humanité
tout entière. Le triomphe du n'importe quoi marque donc la fin de l'esthétique,
et même de l'art tout court.
"Sous une version encore modérée,
la responsabilité de la situation sera imputée à la défaillance du jugement
critique, qui est incapable de discerner les critères adéquats (Olivier
Mongin), qui manque de courage pour les imposer (Domecq), ou encore
qui s'est laissé marginaliser par l'évolution sociale engendrant des
mouvements de mode, de snobisme et même un terrorisme du jugement esthétique
(Le Bot, Gaillard). Sous une version radicale, l'art est proclamé aussi
mort que nul (Baudrillard)1 ".
De surcroît, cela ne date pas dhier,
tel une mode éphémère : Malevitch , pour être original à nimporte
quel prix , nous assène son tristement célèbre « carré blanc sur
fond blanc », dès 1918, prône son nihilisme dans ses écrits, si
par malchance nous navions pas bien compris2 , et se
donne ainsi en exemple aux autres peintres, au cas où ils seraient peu
sensibles aux charmes du suicide collectif. Comment est-il possible
quune telle situation ait tant perduré ?
Il faut croire que « daucuns »,
en haut lieu, finissent par avoir mauvaise conscience, face aux réactions
très vives du grand public, pour que le ministère français de la culture
ait fait réalisé une importante étude sociologique sur « Les rejets
de lart contemporain3 . » Les premières lignes
de lintroduction de cette étude sont particulièrement lourdes
de signification et témoignent pertinemment du climat général :
« Peut-être aurait-il suffi de sen tenir aux réactions à
cette enquête à lintérieur du milieu de lart, tant elles
sont symptomatiques de la place - à la fois massive et non-dite, toute-présente
et comme refoulée - que tiennent les phénomènes de rejet de lart
contemporain chez maints professionnels chargés de sa promotion. »
Nous y sommes. Demblée, tout
est dit. Il semblerait, en effet, que le grand public ne soit nullement
dupe, quil sait parfaitement reconnaître lart - le grand
- quand il en voit, quil tienne absolument à ne pas en être exclus,
et à ce quune pseudo-élite, associée au commerce, ne cherche à
lui faire prendre pour de lart ce qui nest quimposture.
Ma démarche personnelle consiste
à me situer en dehors de tout cela, et en particulier à me rapprocher
de la science qui a toujours suscité pour moi le plus vif intérêt, afin
de voir si je puis ainsi trouver une voie nouvelle, faire un travail
sérieux en compagnie de gens sérieux que sont les scientifiques, faisant
écho en cela aux préoccupations dun célèbre historien de lart
tel quErnst Gombrich, qui écrit :
« Les progrès de la science
moderne sont si étonnants que je me sens un peu gêné lorsque je vois
mes collègues à l'université discuter des codes génétiques, alors que
les historiens d'art discutent le fait que Duchamp a envoyé un urinoir
à une exposition. Réfléchissez à la différence de niveau intellectuel,
ce n'est vraiment pas possible.4 "
Précisément, si lon y réfléchit,
on sintéressera tout particulièrement à laveu que Duchamp
fait à ce propos à Hans Richter lorsquil lui écrit :
« Lorsque jai découvert
les ready-mades, jespérais décourager le carnaval desthétisme.
Mais les néo-dadaïstes utilisent les ready-mades pour leur découvrir
une valeur esthétique. Je leur ai jeté le porte-bouteilles et lurinoir
à la tête comme une provocation et voilà quils en admirent la
beauté esthétique5 . »
Je naccepte pas, tant comme
« homme de la rue » que comme artiste, dêtre ainsi agressé
par Duchamp, par son urinoir, par les moustaches quil peint sur
le visage de la Joconde, parce quil me désacralise mon sacré.
Le « Vocabulaire technique et critique de la philosophie»
dAndré Lalande donne du sacré une définition par lexemple :
« au sens moral, très usuel : « Le caractère sacré de
la personne humaine. » Il sy ajoute dans cette acception,
lidée dune valeur absolue, incomparable. 6
» On ne saurait mieux dire. En premier lieu, cest bien en effet
contre cette agression, ce viol de ma personne humaine que je me défends.
Car lun des éléments structurants essentiels de ma nature est
précisément une quête incessante du beau, qui est pour moi une valeur
absolue incomparable, qui motive tout mon travail. Je me réjouis, du
reste, de constater une convergence de vue complète avec le grand public
à cet égard, comme en témoigne létude sociologique évoquée ci-dessus.
« Les gens » sont heureux en présence de la beauté. Létonnant,
de nos jours, cest quil faille le dire.
Jestime en effet que pour
quil y ait art, il faut que chaque être humain sur terre puisse
lidentifier et le ressentir comme tel, sans avoir reçu aucune
information préalable à ce sujet.
La provocation par
la laideur est donc pour moi aussi grave que le fait pour un technicien
inconnu de singénier quelque part dans le monde à créer un virus
informatique pour détruire mon travail. Lartiste a un devoir moral
de création de beauté, plutôt que de se complaire dans la farce dun
ignoble « carnaval de non-esthétisme » à la Duchamp.
Il y a donc là, depuis de trop nombreuses
décennies, une situation de crise durable, face à laquelle, en tant
quêtre humain assumant sa part de responsabilité individuelle
dans létat de la société, je mefforce délaborer une
philosophie de peintre, avec laide de la science. Je fais mienne
la pensée de Carl Jung qui, dans lesprit de linconscient
collectif, écrit :
« Si quelque chose va mal dans
le monde, cest parce que quelque chose va mal au niveau de lindividu,
à mon niveau personnel. Par conséquent, si je suis sensé, je dois commencer
par mamender moi-même ».
Donc, si nous nous situons en dehors
du temps qui passe, nous observons dune part Leibniz sinterroger
sur « pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? »
et dautre part Gauguin peindre une toile quil intitule « Qui
sommes-nous, doù venons-nous, où allons-nous ? », à
la recherche dune raison dêtre, tant de lhomme que
de lunivers.
Il serait facile de répondre à la
première question « Cest parce que Dieu la voulu ainsi »
et de sen tenir là. Mais encore. Nos physiciens contemporains
sefforcent de répondre aux deux questions ensemble dans leur tentative
délaboration dune grande théorie unifiée .Cest
la conclusion de Stephen Hawking dans son ouvrage intitulé « A
brief history of time » :
« Toutefois, si nous découvrons
une théorie complète, elle devrait, avec le temps, être compréhensible
dans ses grands principes par chacun dentre nous, et non exclusivement
par quelques scientifiques. Nous serons alors tous en mesure, philosophes,
scientifiques, et grand public, de participer à la discussion sur la
question de savoir pourquoi lunivers et nous-mêmes existons. Si
nous en trouvons la réponse, ce serait lultime triomphe de la
raison humaine - car nous connaîtrions alors lintention de Dieu7
.»
Voire. On peut également répondre
en toute candeur à la question fondamentale de Leibniz que, sil
existe quelque chose plutôt que rien, cest à notre intention.
En effet, Trinh Xuan Thuan, Professeur dastronomie à luniversité
de Virginie, écrit, à propos de lunivers : « Une des
constatations les plus surprenantes de la cosmologie moderne est le
réglage extrêmement précis de ses conditions initiales et de ses constantes
physiques concourant à ce quun observateur apparaisse dans notre
univers. Cette constatation est appelée « principe anthropique »
(du grec anthropos qui signifie « homme »). Changez
tant soit peu les conditions initiales et les constantes physiques,
et lunivers serait vide et stérile ; nous ne serions plus
là pour en parler8 .»
Il est toujours bon de sinterroger
- philosophiquement - mais, puisque nous y sommes, dans cet univers,
on sent surtout en soi lurgence de faire avancer la vie, afin
dêtre plus sûr de trouver une bonne réponse, au moins partielle,
dans laction, indépendamment de toute grande théorie unifiée,
et de surcroît une réponse personnelle, bien à soi, afin de se sentir
vivre. En pareil cas, on ne voit guère en effet que laction, guidée
par la réflexion, qui puisse faire progresser, avancer, croître - le
travail ! Le travail dans la joie de se sentir se construire par
leffort en harmonie avec un certain Ordre des choses, qui sexprime,
entre autres, par la beauté de notre univers.
Ce qui frappe, cest quà
quelque échelle, macroscopique ou microscopique que nous labordions,
cette loi universelle de la beauté semble ne souffrir aucune exception
dans la Nature : beauté des éléments de base de la matière, de
tout le vivant, de tout le cosmos, de toutes les lois mathématiques
elles-mêmes, dont il est si étonnant quelles régissent avec autant
de précision ce cosmos.
A ce propos, Trinh Xuan Thuan écrit
encore : « Le plaisir esthétique quéprouve un mathématicien
à faire des mathématiques est étonnamment proche de celui que peut ressentir
un artiste pendant la création dune oeuvre dart. Il reflète
le même sentiment exaltant de sêtre approché pendant un très bref
instant du divin et davoir soulevé un modeste pan dune Vérité
éternelle9 . »
Précisément, dans ce plaisir esthétique
du mathématicien, japprécie tout particulièrement sa recherche
du « nécessaire et suffisant », désormais mon modèle de création,
afin de nexprimer que lessentiel, mais tout lessentiel.
Jobserverais volontiers, du reste,
que lon peut de surcroît en faire une morale de vie, en sefforçant
davoir le nécessaire et de se contenter du suffisant, plutôt que
de nous imposer les uns aux autres une mythique égalité.
Enfin, la beauté créée de la main
de lhomme primitif dans les grottes de Lascaux, se situe à un
sommet de lart stylisé du dessin. Justement, lhomme :
tout se passe comme si la Nature, quoi quelle fît, demblée,
ne savait pas faire laid, et que lui seul, dans son total libre-arbitre,
ait la liberté de le faire, comme il sen délecte actuellement,
selon lesprit du « fais nimporte quoi ».
Pour quil y ait beauté, il
faut quil y ait jugement esthétique. Or, qui juge ? La Nature
se sait-elle belle, simpose-t-elle des efforts pour lêtre,
est-ce pour elle un impératif catégorique, ou cela lui vient-il naturellement,
à son insu ? Dans ce sens, lunivers est-il auto-conscient ?
En pareil cas, lunivers crée-t-il la conscience, ou la conscience
crée-t-elle lunivers ? Ou bien encore, leur apparition est-elle
concomitante ? En tant quétant nous-mêmes issus de cet univers,
et que, par la contemplation de la beauté nous sommes amenés à porter
un jugement esthétique, sommes-nous entraînés dans un processus auto-référent,
dont Gödel nous dit, par la démonstration de son théorème , quil
comporte des propositions indécidables10 ? Pour les
scientifiques, ces questions sont très actuelles. Ainsi, Amit Goswami,
physicien quantique, cite le mathématicien G. Spencer Brown qui écrit :
« Nous ne pouvons échapper
au fait que le monde tel que nous le connaissons est construit afin
de (et à pouvoir) se voir lui-même, et que, pour ce faire, il doit bien
évidemment se diviser dabord en au moins un état qui perçoit,
et au moins un autre état qui est perçu 11 . »
et Goswami poursuit :
« ... lesprit/cerveau
est un système quantique doublé dun appareil de mesure. Ce en
quoi il est unique : cest le lieu où lauto-référence
de lensemble de lunivers se manifeste. Lunivers
est auto-conscient à travers nous. En nous lunivers se divise
en deux - en sujet et en objet.12 »
Cest bien ce que jai
ressenti, à partir du moment où jai voulu peindre, de manière
vague et assez inexprimable au début : en effet, lorsque lon
se met en devoir de création, on ressent un appétit de contemplation
tant intérieure quextérieure, un appel à recevoir quelque chose,
qui savère très indéfinissable, très ténu, qui recule au fur et
à mesure que lon avance - cest très éprouvant. On se sent
très petit. On reçoit une immense leçon dhumilité, face à la création,
en même temps quune invitation à co-créer, en quelque sorte, une
invitation à participer à lauto-référence de cet univers. Cest
la raison pour laquelle, dans cette ascension dans le brouillard, jai
éprouvé le besoin de « faire la philosophie de la chose »,
de concilier raison et sentiment, ma porte dentrée personnelle
dans ce cosmos étant, peut-être sous leffet dune vive curiosité,
la physique quantique.
Jexplique donc ainsi dans
Leonardo13 ,la revue du MIT traitant de lart
et de la science, limportance de la physique quantique dans ma
recherche en tant quartiste :
« Le théorème de Bell14
démontre que la mécanique quantique ne peut être interprétée en termes
dune théorie déterministe locale ; elle a été considérée
comme « la découverte la plus profonde de la science15
». Ceci prouve que toute réalité ne peut être que non-locale16
, cest-à-dire que nous vivons dans un univers holistique, dans
lequel le tout agit sur la partie et vice-versa : cette interconnexion
est la source de mon inspiration. »
« Je me suis senti attiré par
la physique quantique pour deux raisons. En premier lieu, cest
en elle que jai trouvé toutes les métaphores dont javais
besoin pour « expliquer » mon aventure personnelle, ontologique,
en art, par la peinture. Jai été surtout fasciné par le fait que,
puisquau niveau microscopique notre observation de la matière
perturbe le phénomène observé, nous navons aucun moyen de connaître
la réalité en soi. En revanche, ce qui nous frappe le plus, lorsque
nous observons lunivers, qui est constitué de cette même matière,
cest sa beauté. Par conséquent, jestime que la beauté a
pour nous plus de sens que le réel, et que nous avons plus de certitudes
sur la beauté que nous nen avons sur la réalité. »
« La seconde raison est le
fait que, pour moi, la physique quantique est à la fois le développement
scientifique qui a rompu avec lapproche matérialiste de la science,
et la passerelle entre la science et lesprit humain. Cest
également le sentiment de certains scientifiques : « La pièce
maîtresse de ce nouveau paradigme est laveu par lequel la science
moderne valide une idée ancienne - lidée que la conscience, et
non la matière, est le fondement de tout être17 . »
Il est bien certain que, si notre
science contemporaine, malgré toute sa puissance, se reconnaît incapable
de bien cerner le réel en soi, celui-ci nous apparaît de plus en plus
abstrait, et que, par conséquent, lartiste en création, à lécoute
de lunivers, va précisément souhaiter dépeindre cette beauté abstraite.
Cest difficile. Je fais de mon mieux, cest-à-dire tout le
contraire de « nimporte quoi ». Jespère ainsi
coopérer à une nouvelle Renaissance en me comportant comme le pilote
perdu, à la recherche de létoile.