Un jour, ulcéré de constater à quel point
les blancs de mes toiles avaient jauni, j’ai dû me résigner
à les reprendre toutes pour les restaurer à leur couleur
d’origine - travail de romain, donc, particulièrement long et
fastidieux. Immergé dans la morosité de l’exercice, le
vagabondage mental qui l’accompagne m’entraîna par les voies les
plus inattendues dans une aventure en forme d’aller et retour dans le
temps sans plus du tout savoir qui pilotait quoi.
Quand j’en suis arrivé à ma toile, abstraite, du
15 Mars 1988, sa facture divisée pratiquement à l’infini,
sa multiplicité de taches de toutes tailles et de toutes nuances,
m’a fait apparaître comme pratiquement insurmontables les difficultés
de la restauration. Je décidais d’abandonner. Mais, sans trop
savoir pourquoi, je la laissais bien en vue dans l’atelier, alors que
son blanc jaune sale m’insupportait littéralement. Plusieurs
mois plus tard, ayant terminé mon travail sur toutes les autres
toiles, je me suis ressenti littéralement défié
par cette dernière, la récalcitrante, la hors-norme, la
ratée par trahison due à la mauvaise qualité de
la peinture.
Je décide qu’après tout, dans ce métier,
il n’y a que le résultat qui compte, et que le temps qu’on y
passe ne fait rien à l’affaire. Je vais donc m’efforcer de ne
faire qu’une restauration partielle, sur une partie restreinte de la
toile, pour voir. J’ai vu. Nouvelle interpellation : voilà bien
quelque chose d’inattendu, mais que ce passe-t-il donc ? Je découvre
une autre œuvre - et pourtant la même - dans la partie restaurée.
Est-ce mon mental qui me joue un tour ? J’en ai pourtant l’habitude,
dans ce style de peinture ! Et je porte alors le jugement le plus extraordinaire
qu’il m’ait été jusqu’ici donné de porter sur l’une
de mes œuvres : je ne suis pas encore au niveau de cette toile, c’est
quelque chose que je serai peut-être capable de réaliser
plus tard, mais pas encore maintenant, c’est une toile qui se situe
peut-être dans mon avenir, ce dont je ne suis même pas sûr
! C’est sidérant : en ne faisant que blanchir les surfaces qui
auraient dû rester blanches, je n’ai rien fait d’autre que de
remettre la toile dans son état d’origine, selon toute bonne
logique.
Ainsi, mon passé mental (une toile de 1988 !) devient
soudain, en 2001, dans cette affaire et dans la vision de cette œuvre,
mon futur éventuel, virtuel peut-être, et sans aucune garantie
raisonnable. C’est très dérangeant. A moi les murs, la
terre se dérobe ! Ma seule consolation, c’est que beaucoup de
nos physiciens contemporains s’estiment être dans une situation
analogue en particulier dans le caractère irrationnel et inexplicable
de la physique quantique.
Ma perception en est donc devenue soudain totalement différente,
et, une fois de plus, j’ai essayé de comprendre ce qui se passait,
en recherchant l’aide de la science, mais toujours au niveau de la métaphore
exclusivement, puisque c’est la seule passerelle qu’il me soit possible
d’emprunter, en tant qu’artiste non-scientifique, comme je l’ai fait
jusqu’ici à propos des notions d’ incertitude, de complémentarité,
de « il n’est de réel que le réel observé
», m’apparaissant communes à la physique quantique et à
l’art abstrait, et que j’ai évoquées dans mes écrits
antérieurs (1).
En effet, l’artiste et le scientifique vont partir ensemble de
la métaphore, fréquemment la même, mais le premier
entrera directement, à partir de là, dans la création
de son œuvre, tandis que le second devra passer ensuite par l’analogie,
outil quotidien puissant de réflexion, conduisant à l’élaboration
d’une théorie, et enfin par la validation de la théorie
par l’expérimentation. Il est hors de question pour l’artiste
de conférer à sa métaphore la valeur de l’analogie,
et il n’a à administrer aucune preuve de quoi que ce soit.
Donc, dans cette aventure à laquelle ma toile de 1988
me convie, c’est à nouveau le temps que j’interroge, comme je
l’ai déjà fait par ailleurs (2), comme si cette expérience
m’y avait fait vivre un étrange aller et retour. J’observe, à
ce propos, que deux thèmes ont suscité les recherches
des scientifiques sur ce sujet : le voyage dans le temps en relativité
générale, et l’application de l’équation de Schrödinger
à la prédiction du comportement futur de la fonction d’onde
en physique quantique. Hawking évoque sur ce dernier point le
concept de raccordement (« wormhole ») (3) entre deux niveaux
de l’espace-temps, entre le passé et le futur. C’est ce schéma
que j’ai ressenti dans l’évolution de mon processus de création.
En effet, le champ mental de la création artistique étant
sans limite - à en avoir peur - je me sens obligé, pour
faciliter la chose, de faire un choix linéaire dans les formes,
les couleurs, les nuances, l’écriture, le rythme, la matière,
les connotations visuelles pour moi-même et pour « les autres
», l’esprit général de l’œuvre. Et ce choix va conditionner
des années de travail, par itérations successives, parfois
au prix d’une lassitude devant la routine, jusqu’à l’épuisement,
au sentiment « qu’il n’y a plus de peinture en moi ».
Mais cela finit toujours par avancer, et l’on s’aperçoit
que, chemin faisant, on a laissé dormantes des idées nouvelles
auxquelles on n’a pas donné leur chance. Donc, ma toile de 1988
est restée arrêtée à un point de stagnation
pendant toutes ces années au cours desquelles il semblerait que
le travail mental se soit poursuivi en arrière-plan en attendant
une résurgence en 2001. Cette résurgence était-elle
inéluctable ?