NOS PROPRES PREJUGES
Cléopâtre (-69 -30) avait-elle vraiment un long nez ?


    Qui peut honnêtement se prétendre à l'abri des préjugés ? Le sujet de recherche de la conférence d'Eric Dupin à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris 1998-99 sur la méthodologie en sciences sociales aborde précisément cette question:
 
Les préjugés sans préjugé ?

    Peut-on penser sans préjugés ? Rien n'est moins sûr. La réflexion suppose pourtant un dépassement incessant de ses propres préjugés. Cette recherche examinera, à l'aide d'exemples concrets, le processus de formation des "prénotions", les fonctions que celles-ci remplissent ainsi que les conditions de leur mise à distance. Plusieurs groupes s'attacheront à explorer la question sous un angle particulier. Approche quantitative: élaboration d'un sondage consacré à un genre de préjugés (ex: les tempéraments nationaux). Approche qualitative: réalisation d'entretiens sur la conscience par chacun de ses propres préjugés (dans un groupe défini). Approche sociologique: enquête sur les préjugés d'un milieu particulier (ex: les intellectuels). Approche historique: la genèse d'un schème de préjugé (ex: les histoires belges). Approche psychologique: le processus sur la construction de préjugés personnels (ex: les réputations sur le lieu de travail). 
    Comme bonne introduction, on pourra lire l'excellent texte "Trois préjugés sur le préjugé" du professeur israélien Marcelo Dascal. Nous conseillons aussi la lecture du texte  "Du quotidien, des préjugés et de l'apprentissage interculturel" du professeur allemand Hans Nicklas. Ou, dans un genre plus modeste, celui d'un jeune internaute surnommé "Celeri"
 

    Dans un premier temps, nous nous sommes exercés à un petit exercice d'introspection. Douze étudiants de la conférence ont bien voulu se livrer à une réflexion sur leurs propres préjugés. Qu'ils en soient remerciés. On lira ci-dessous une synthèse sommaire de leurs réponses. Mes commentaires, de statut inégal, se situent entre crochets [].



1/ Définition personnelle du préjugé

     J'avais suggéré la définition suivante: le préjugé est une opinion facilement construite (à partir de sa famille, de son entourage ou de ses impressions) mais difficilement modifiable (par paresse intellectuelle, conformisme social, esprit routinier ou rigidité mentale).
    Les définitions proposées par les étudiants sont étonnamment convergentes:
    - "Conception du monde formée par l'éducation, l'intuition, l'expérience et l'environnement, fondée sur un noyau réel" [lequel , that is a part of the question]
    - "Jugement préconçu, a priori et non fondé"
    - "Idée préconçue qui a généralement une connotation péjorative" [mais pas toujours]
    - "Idée préconçue sur un sujet donné qu'un individu reprend à son compte alors qu'il n'en a jamais vérifié la véracité par l'expérience"
    - "Opinion adoptée sans examen"
    - "Condamnation de l'autre (...) On ne veut pas connaître l'inconnu qu'on a fiché" [ah, la manie française des classements !]
    - "Jugement effectué instinctivement, sans fondement rationnel"
    - "Opinion admise et considérée comme universellement valable, précédant l'examen critique"
    - "Idée, impression préconçues qui biaisent notre appréciation d'une situation, d'un événement (...) Les préjugés sont souvent faussement ressentis comme personnels" [Alors qu'ils sont effectivement souvent le reflet d'une vision très répandue dans un milieu particuler]
    - "Une représentation stéréotypée (...) difficile à mettre à distance"
    - "Jugements a priori fondés sur des généralisations péremptoires"
    - "Un conditionnement".



2/ Les préjugés les plus répandus dans la famille
 
    L'importance des études est le sujet le plus fréquemment cité: "Sans études, on ne fait rien dans la vie", "Pour réussir dans la vie, il faut obligatoirement un bon diplôme", "Viser le plus haut possible pour les études, en pensant aux goûts après", "Faire des études, c'est avoir la folie des grandeurs",  "Les filière techniques sont pour les étudiants bêtes", "Il vaut mieux faire des études sérieuses plutôt que d'assouvir une passion", "Le culte du parchemin".
    Le conformisme: "Il vaut mieux se marier dans son milieu", "Ne pas trop sortir du rang", "Il faut cultiver ses racines pour être heureux", "Les personnes d'une même classe ont plus de chance de s'entendre".
    Le mépris social: "Les militaires sont tous des fainéants et des imbéciles", "Les mendiants boivent tout l'argent qu'on leur donne", "Les artistes sont drogués" [Mais la réciproque n'est pas forcément vraie, nous précise-t-on].
    Deux répondants citent des préjugés politiques: "Tout va mal depuis 1789", "De Gaulle est un salaud", "Tous pourris", "Les communistes sont un danger pour la démocratie".
    Le racisme est cité une fois.Avec les préjugés contre les homosexuels. Et l'Islam.
    L'origine géographique: "la mentalité de Parisiens", "Ailleurs est toujours meilleur".
    L'apparence physique: "les chaussures d'une personne révèlent son caractère", "A Sciences Po, il faut être bien habillé".
    "Le gâteau breton de mon père est le meilleur du monde". [Préjugé difficilement contestable avant de l'avoir goûté]
    "La vie est dure... mais en suivant la bonne voie, tu seras récompensée" 

3/ Les préjugés les plus répandus à Sciences Po

    Le complexe de supériorité domine les réponses: "Les autres sont des cons", "Sciences Po mène à tout", "Sciences Po, c'est la garantie de trouver un emploi", "Etre à Sciences Po, c'est être déjà au sommet de l'échelle professionnelle", "Nous sommes l'élite de la nation et nous savons tout sur tout", "Sciences Po ouvre toutes les portes", "Les étudiants de Sciences Po sont plus que d'autres capables de comprendre le monde", "Nous sommes les élites de la nation".
    L'ombre de l'ENA: "Faire Sciences Po signifie vouloir faire l'ENA", "On ne peut pas faire l'ENA sans passer par Sciences Po", "l'ENA, il n'y a que ça de vrai".
    La hiérarchie interne: "SP est la meilleure section", "les étudiants CRH et SI se la coulent douce", "Faire Service public ou Eco fi, c'est plus valorisant que faire CRH", "En théorie, il n'y a pas de différence entre les IEP de province et nous, mais en fait..." [De mon temps, les gens de SP surnommaient les CRH (à l'époque PES) les "saltimbanques"...]
    Le conformisme: "Il ne faut pas mal penser", "il faut être à la page", "l'habit fait le moine", "Il y a un moule type Sciences Po", "Vous ne lisez pas le Monde ?"
    Le formalisme: "les étudiants apprennent surtout à faire semblant de savoir", "Les plans doivent comporter deux parties", "Réaliser en dix minutes un plan en deux parties et parler deux langes étrangères, c'est l'idéal". 



4/ Les préjugés qui heurtent le plus

    Le racisme: "Les juifs aiment l'argent", "La xénophobie", "La haine de l'autre" (parfois associée à la "haine de soi").
    Le mépris social: "Le chômage est surtout affaire de paresse", "Juger quelqu'un par ses origines sociales", "lien entre réussite sociale et réussite de sa vie", "L'anti-intellectualisme", "Les préjugés anti-jeunes et anti-sportifs", "Les étudiants de Sciences Po sont des êtres supérieurs", "Les journalistes sont tous des exploiteurs d'actualité". [Pas tous :-)]
    L'apparence physique: "contre les rouquins", "l'habit fait le moine", "contre les cheveux longs et les jeans troués".
    Le sexisme (contre les femmes ou contre les homosexuels).
    Les préjugés religieux ou politiques ("L'Etat est un fardeau").
    Les préjugés géographiques: "L'Allemagne du Nord est une banquise peuplée de pingouins et la Bretagne est une terre d'arriérés". [C'est plutôt le contraire, non ?]
    Le fatalisme: "C'est la crise". 



5/ Les préjugés dont on pense s’être dégagé

    La question a visiblement gêné les étudiants. Trois d'entre eux n'y ont pas répondu. L'un reconnaît honnêtement: "J'essaie tous les jours de me dégager de ces préjugés, mais c'est très dur !"
    Voici, en vrac, les préjugés qui ont été vaincus par certains:
    "Tout est foutu"
    "Le diplômes sont nécessairement signe d'intelligence"
    "Les gens qui sont désagréables au premier abord sont des abrutis finis"
    "Les classes prépa sont de l'ordre du surhumain"
    "Les relations avec les gens ne sont pas forcément compliquées" [Découverte fondamentale...]
    "Tout homme politique agit moins pour ses idées que pour lui-même"
    "Les étudiants de Sciences Po sont des être supérieurs"
    "Un adulte ne peut plus être heureux"
    "Politiques: tous pourris"



6/ Les trois préjugés assumés

    Là encore, il n'est pas simple de regarder en face ses propres préjugés. Deux étudiants ont éludé cette question. Un répondant dit franchement: "Je me reconnais certains préjugés assez répandus dans mon milieu sociologique (bourgeoisie de gauche), notamment à l'égard du libéralisme économique, l'anti-communisme, l'anti-cléricalisme, l'anti-militarisme".
    Les Américains sont cités deux fois: quelqu'un même parle d'"américanophobie virulente" !
    La variété des préjugés conscients est toutefois assez impressionnante:
    La méfiance à l'égard du progrès: "haine de la technique et de l'esprit de progrès".
    "Je juge trop souvent les gens sur leur apparence"
    "Léger préjugé contre les homosexuels mais en voie d'amélioration"
    "Les fonctionnaires ont tendance à être lents et désagréables"
    "J'ai tendance à fuir les gens qui étalent leurs connaissances"
    "Contre les catholiques qui s'affichent et se revendiquent comme tel"
    "Méfiance lorsqu'on est accostée à Paris"
    "Ce qui est inconnu est à craindre"
    "A Sciences Po, il y a beaucoup de gosses de riches qui ne connaissent pas la valeur de l'argent"
    "Sciences Po ouvre presque toutes les portes"
    "Les étudiants des écoles de commerce sont des être creux et superficiels"
    "La vie d'artiste est une vie de rêve, le conformisme est généralisé"
    "Le fast-food, à la poubelle !"
    "Même si la critique de Télérama est élogieuse, je n'irai plus jamais voir un film avec Sophie Marceau !" [Il ne faut jamais trop faire confiance à Télérama]


    Nous nous garderons bien de conclure à partir d'un "corpus", comme disent les sociologues, bien mince. Remarquons seulement que les préjugés d'un milieu particulier - les étudiants d'une conférence de Sciences Po - sont centrés sur quelques sujets au-delà de leur apparente variété. Le "préjugé" est un objet bien plus collectif qu'on ne l'imagine d'ordinaire. Mais ne préjugeons pas trop de la recherche !
Eric DUPIN
La conférence sur les sciences sociales d'Eric Dupin
RETOUR VERS