L’INVENTION DÉSIRANTE DE LA PSYCHANALYSE

A propos des impasses de la transmission de la psychanalyse

Joel Birman

Défiant le destin

Quels sont les destins du transfert provoqué par l’expérience psychanalytique dans l’existence concrète du sujet une fois son analyse terminée? Nous le savons bien, il s’agit-là d’une question cruciale pour le psychanalyste, car c’est à travers elle que vont s’énoncer les conséquences immédiates de l’acte de psychanalyser sur la subjectivité. Donc, par l’intermédiaire de cette question, le psychanalyste s’interroge, de manière directe et inquiétante même, sur la responsabilité qui est en jeu dans l’expérience de psychanalyser. Il est bien évident que l’acte de psychanalyser n’est pas dépourvu de risques et de périls pour les interlocuteurs qui participent à ce processus, étant donné les impasses et les incommodités qui sont imposées aux sujets en tant qu’effets imprévus produits par la densité de l’expérience analytique elle-même.

Très récemment encore, l’on ne pensait pas exactement de cette façon-là. Cependant, l’on a sans doute déjà perdu la croyance ingénue et l’idée simpliste qui fondaient la certitude selon laquelle seule la psychanalyse était capable de produire le bien-être des individus. Ainsi, le temps où l’on croyait encore en cette sottise s’est évanoui dans les brumes de la mémoire. Les maléfices qui peuvent être provoqués par l’analyse sont aujourd’hui si évidents que la reconnaissance de cela a un effet d’oubli et même de refoulement de la conception à laquelle l’on croyait encore il n’y a pas longtemps.

La croyance naïve qui affirmait que la psychanalyse ne présentait aucun risque pour le sujet se basait sans doute sur l’évitement systématique, de la part de l’analyste, de l’angoisse et de l’horreur produits par le faire psychanalytique.

Aujourd’hui, nous savons parfaitement que la psychanalyse peut provoquer non seulement le mal, mais aussi le pire. La galerie de héros arrogants produits par les expériences psychanalytiques des plus diverses tendances théoriques suffirait à construire un beau musée des horreurs. Cela sans parler des masochistes larmoyants et des dépressifs désérotisés - ce qui multiplierait énormément nos espaces d’exposition de ces sculptures de l’horrible et du grotesque.

Il ne suffit pas de dire que, puisque l’éthique de la psychanalyse est fondée sur le désir(1), cette question ne se pose même pas et n’a aucun sens, car le désir du sujet est absolument incontestable dans sa singularité. Même si nous considérons la bien fondée proposition théorique de l’éthique du désir, comme c’est le cas en ce qui concerne la lecture que nous faisons de cette question, le problème s’impose avec toute sa véhémence. Et ce, parce que l’analyste s’interroge avec insistance, de manière irréfutable, sur la direction qu’il a imprimée à chaque processus psychanalytique dans sa singularité, et sur les conséquences réelles provoquées dans la vie des analysants.

Le questionnement à propos de la fin de l’analyse et des destins du transfert après le processus psychanalytique a un inévitable effet de retour et de ricochet sur l’analyste, qui commence à s’interroger, perplexe, sur les procédés employés dans l’acte de psychanalyser. Ce faisant, l’analyste reprend les questions posées antérieurement au sujet des opérations qu’il a entreprises dans le contexte du processus analytique. Donc, nous voyons bien que les dédoublements inévitables et imprévisibles du processus analytique dans la vie réelle du sujet sont absolument liés à cette problématique fondamentale.

Ainsi, divers ordres de question s’imposent ici, liés entre eux bien sûr, tous pertinents e tous cruciaux si nous voulons cerner la problématique dont nous parlons. Comme formes conceptuelles pour opérationaliser cette problématique essentielle, nous allons donc énoncer quelques questions inévitables, dans toute leur complexité théorique et clinique, face à la problématique majeure qui s’impose aux psychanalystes par rapport aux destins du transfert en psychanalyse.

Pour commencer, nous nous demanderons si la liquidation du transfert existe vraiment, comme le discours freudien l’a affirmé avec insistance au cours d’une bonne partie de son parcours théorique et clinique. Au long de l’histoire de la psychanalyse, les analystes ont toujours mentionné la liquidation du transfert, en grande partie, comme étant une sorte de lieu-commun et un dédoublement presque "naturel" de l’expérience psychanalytique. Or, rien ne s’oppose davantage à l’idée de nature que celle de liquidation, car celle-ci s’oppose à l’idée de nature et de naturalité, allant même jusqu’à indiquer une espèce d’ "antinaturalité".En outre, les analyses de longue durée, marquées par la perpétuité et qui sont presque infinies dans le temps, remettent en question de façon plus énergique la croyance en la spontanéité et la naturalisation présentes dans cette interprétation du concept de liquidation du transfert. A l’opposé de cela, il nous faut donc considérer que les destins du transfert dans l’expérience psychanalytique sont absolument reliés à un travail de l’analyste sur le transfert, visant à défaire les effets enchanteurs présents dans cette expérience. La responsabilité de l’analyste sur la direction imprimée au processus psychanalytique s’en trouve ainsi renforcée.

Ensuite, il nous faut nous demander si la liquidation du transfert - qui serait fondée, selon cette lecture , sur un travail de l’analyste sur le transfert et sur la direction que celui-ci donnerait au processus analytique -, serait liée à la sublimation des pulsions, de fait et de droit. Comme nous le savons, le concept de sublimation fut énoncé par Freud , dans l’un de ses essais métapsychologiques au sujet de la pulsion, comme étant l’un des destins possibles de celle-ci.(2) La question qui se pose est celle de savoir comment a lieu le processus sublimatoire des pulsions, dans le contexte de l’expérience psychanalytique, au sein du travail sur le transfert réalisé par l’analyste. Finalement, nous pourrions encore nous demander si la sublimation impliquerait, à la fois, la transformation du but et l’invention de nouveaux objets pour les circuits pulsionnels, ainsi que l’a affirmé Freud dans sa seconde théorie de la sublimation (3), en opposition à sa conception initiale où le maintien de l’objet original de la pulsion aurait impliqué la désexualisation de cette-dernière.(4)Le choix ne doit pas être arbitraire ou se baser uniquement sur des critères scholastiques de lecture de textes, car c’est le processus psychanalytique qui doit offrir les indicateurs distinctifs ainsi que les critères essentiels. Pour cela, l’analyste doit se fonder sur le travail effectué sur la répétition et le transfert, pour qu’il puisse penser au sens et à la direction des processus sublimatoires de l’analyse. La conception finale de Freud à propos de la sublimation indique que le travail du transfert et de la direction du processus analytique réalisé par l’analyste est la constitution de nouveaux objets pour les circuits pulsionnels du sujet, tout en maintenant les processus d’érotisation.

Dans ce contexte théorique-là, les destins du transfert par la sublimation des pulsions sont donc annoncés. Le dessin théorique de la problématique est bien construit, et la direction clinique devant être imprimée au processus analytique est bien esquissée - ce qui ne signifie nullement qu’il n’existe aucun problème pour le sujet dans le registre éminemment clinique.

Avec cela, on avance l’existence d’un paradoxe dans le fondement de la psychanalyse et dans l’intention qui soutient l’acte psychanalytique. En effet, la psychanalyse affirme que le sujet est marqué par les destins et les fixations de ses circuits pulsionnels, mais elle indique à la fois la possibilité de rompre avec ces destins et ces fixations emprisonnants. La psychanalyse est la matérialisation de ce paradoxe, sa raison d’être et la source de son pouvoir de fascination. Ainsi, la psychanalyse, en tant qu’acte clinique, prétend réaliser un travail de déconstruction des destins pulsionnels, afin de pouvoir replonger le sujet dans as possibilité de désirer.

De sorte que le sujet dessiné par la psychanalyse est placé sur un horizon mythique marqué par la figure de Prométhée - celui qui défie le destin. En tant que sujet traversé par la malédiction de Prométhée, l’analysant est placé face à la position de transgression qui consiste à défier le destin, prétendant alors défier les desseins des dieux qui ont tracé son destin afin d’assumer la direction de son désir.

Dans cette position paradoxale, le sujet en analyse se heurtera inévitablement au pouvoir des dieux, du destin, pour pouvoir reprendre la direction de son désir. Et, cela étant, les dédoublements de ce combat sont totalement imprévisibles, car ils ne sont nullement préétablis. Il y aura des transgresseurs victorieux, qui reprendront la direction de leur désir, mais il y aura aussi ceux qui ne parviendront pas à défier le destin jusqu’au bout, et qui resteront prisonniers du désir des dieux, de manière catastrophique et consternante.

Carrefour tragique

Le questionnement à propos des destins du transfert à la fin d’une expérience psychanalytique acquiert, en plus de sa dimension épistémologique, une dimension éthique évidente. Il faut cependant insister sur le fait que la dimension éthique de cette problématique dépasse largement ses résonnances épistémologiques. Et cela, en effet, parce que les destins du plaisir , de la jouissance et de la mort seront marqués dans le corps du sujet, indiscutablement, par l’intermédiaire du carrefour du transfert. Ainsi donc, l’expérience psychanalytique a un effet réel sur l’économie pulsionnelle de l’individu, en restructurant les destins de l’érotisme et de la douleur.

Néanmoins, si cette problématique prend toute son acuité et même son tragique tranchant dans le registre de n’importe quelle expérience psychanalytique, son pouvoir de soulever des questions inquiétantes à la psychanalyse augmente considérablement si nous considérons maintenant l’expérience initiatique réalisée par les futurs analystes. Dans ce contexte-là, les questions énoncées sont pétulantes et foisonnantes, aussi bien en ce qui concerne la réflexion théorique que l’évaluation éthique des analystes. En ce point sont condensées des questions qui ont la marque d’une longue histoire, qui retentissent dans la mémoire de la psychanalyse depuis les années 20 et 30, lorsque celle-ci a pris la forme d’une grande institution à caractère international. Or, dans la remémoration de cette histoire, la psychanalyse doit sans doute avoir un goût d’échec en ce qui concerne sa confrontation avec cette problématique, qui lui rend les lèvres amères et la rend muette, pour ne pas reconnaître l’extension de ses impossibilités.

En ces termes-là, les destins du transfert pour ce qui est de l’analyse des futurs psychanalystes assument des traits plus sinistres et des résonnances plus poignantes que dans le cas des autres analyses, justement parce que c’est la transmission de la psychanalyse qui en est l’enjeu. C’est ainsi que, si la psychanalyse avait été communiquée aux nouvelles générations d’analystes selon les mêmes critères établis pour les autres savoirs - par la maîtrise profonde du savoir et la connaissance approfondie de ses méthodes d’investigation -, la question ne se poserait pas de la même façon. Ou alors, elle n’aurait au moins pas le même poids que celui qui est imposé à la psychanalyse. Dans le champ psychanalytique, ce n’est pas tellement l’enseignement d’un savoir théorique dont il s’agit ( lequel se dédoublerait en ses dimensions cliniques, méthodologiques et techniques ), mais c’est surtout la transmission d’une expérience de la psychanalyse qui est en jeu.

Ainsi, la transmission de la psychanalyse implique-t-elle l’expérience du transfert, et c’est devant ce carrefour tragique que le sujet est placé pour pouvoir incorporer le savoir psychanalytique. L’enseignement du discours psychanalytique dans sa diversité théorique - dans le contexte de l’apprentissage de méthodes et de techniques insérées dans le registre de la clinique - devient assez complexe, à cause de la réfraction provoquée chez l’individu par l’impact de l’expérience du transfert. Donc, le savoir transmis passe nécessairement par le filtrage, libidinal et mortel, du transfert. Avec cela, sont provoqués des investissements et des désinvestissements massifs des énoncés théoriques, méthodologiques et techniques du savoir psychanalytique, de sorte à produire, dans le discours, diverses modalités de consintances et d’inconsistances, qui marquent alors par d’autres valeurs , le logos de la rationalité psychanalytique.

Selon cette perspective-là, et si nous le comparons aux destins du transfert qui est présent dans d’autres expériences d’analyse, le champ transférentiel devient assez complexe. Cela est dû au fait que les problèmes ne sont pas uniquement d’ordre théorique et éthique, mais qu’ils sont également d’ordre politique. Aussi, le registre politique de l’expérience a le pouvoir de refonder et de relancer les registres éthique et théorique du transfert, en réorganisant les systèmes d’investissement et de désinvestissement dans une autre direction de valeurs et même de désirs.

Comme les destins des analyses de formation touchent directement le fonctionnement interne des institutions analytiques particulières où celles-ci se produisent, et incident indirectement sur le champ des relations institutionnelles présentes dans le domaine social de la psychanalyse, les résonnances transférentielles et leurs destins vont circuler au sein d’un champ politique précis. Ce champ politique est aimanté par les rapports de force et de prestige qui se forment entre les divers groupes psychanalytiques. Et cela parce que les effets du transfert s’inscrivent immédiatement dans le champ social, où leurs destins s’inscrivent en certaines formes sociales de matérialité bien précises: identité de l’analyste, reconnaissance de l’analyste par ses pairs, insertion du psychanalyste sur le marché symbolique d’emblèmes et d’insignes, ainsi que sur le marché social de la clinique psychanalytique. C’est justement la raison pour laquelle, dans ce registre de la transmission de la psychanalyse, le politique - comme axe d’interprétation - va relancer et refonder les axes éthiques et théoriques, produisant d’autres destins et d’autres consistances pour la psychanalyse.

Il nous semble que cette différence radicale de destins entre deux modalités d’expérience transférentielle de l’individu est fondamentale, si nous voulons pouvoir reconnaître la dimension perverse que prennent les processus de transmission de la psychanalyse, en considérant ces processus-là sous une perspective historique. Il s’agit-là d’une dimension de la transmission de la psychanalyse établie dès le départ, c’est-à-dire, depuis qu’ont été construits les systèmes formels et institutionnels de transmission dans le champ psychanalytique. De nouvelles traditions dans le domaine de la psychanalyse se sont présentées, critiquant les traditions instituées, mais la problématique de la transmission, dans as dimension perverse, a persisté et est demeurée intacte, comme si l’essentiel n’avait pas été atteint par la critique énoncée et annoncée.

L’impasse perverse dans les pratiques de transmission de la psychanalyse se présente ainsi dans les institutions qui sont reliées à l’Association Internationale de Psychanalyse et celles qui ont une liaison avec les diverses traditions lacaniennes. Si nous citons ici ces deux traditions, c’est parce que ce sont elles qui polarisent actuellement le champ de la psychanalyse, aimantant leurs lignes de force. La même impasse perverse se retrouve par ailleurs au sein d’autres traditions et d’autres groupes psychanalytiques, montrant bien l’importance de l’étranglement qui s’infiltre dans tout le champ psychanalytique.

La psychanalyse fait face ici à un croisement décisif pour son destin en tant que savoir théorique et modalité d’expérience clinique, car c’est le destion de sa transmission qui est en cause, et peut-être même sa possibilité d’être transmise. Ainsi donc, si les destins du transfert dans l’existence de l’individu, à eux seuls, placent déjà le psychanalyste et la psychanalyse face à un cul-de-sac, les destins du transfert dans l’expérience au sein de l’expérience de la transmission de la psychanalyse ont le pouvoir de multiplier les impasses qui sont présentes à ce croisement. C’est cela qui fait que ce carrefour prenne un visage tragique, car ce qui s’impose comme question, c’est justement la possibilité de continuer à transmettre l’expérience de l’inconscient inaugurée par le savoir psychanalytique.

Pour l’élaboration de cette problématique, qui doit se faire dans les registres aussi bien éthique, que politique et théorique, il est absolument crucial de questionner l’insistance de cette répétition qui traverse les différentes formations institutionnelles du champ psychanalytique.

Parcours critique

Comme nous pouvons l’apprendre à travers la lecture des archives de l’histoire de la psychanalyse, les réformes institutionnelles dans le champ psychanalytique ne sont pas parvenues à toucher, de fait et de droit, ce dont il s’agit vraiment, ce qui est en cause dans cet imbroglio. Le noyau de cette problématique est demeuré étanche et congelé; il n’a ni été mis en mouvement, ni été modifié par aucun des stratagèmes utilisés par la communauté psychanalytique. Par conséquent, malgré le travail critique éffectué par les analystes des diverses tendances culturelles et des différentes traditions théoriques, le noyau de la question de la transmission de la psychanalyse est resté intact.

Quant à cela, il est bon de rappeler que les bonnes critiques théoriques ainsi que les propositions de réformes institutionnelles n’ont pas fait défaut. La marque fondamentale de tels écrits critiques a toujours été celle de la virulence et de l’irréfutabilité des arguments qu’ils avançaient, malgré la diversité sociale et théorique de leur inscription sur la scène internationale de la psychanalyse. Ainsi, des années 30 jusqu’aux années 70, la psychanalyse fut envahie par la critique et par des propositions réformistes, qui ont marqué son histoire grâce aux polémiques qu’elles soulevaient et à la violence discursive qu’elles démontraient.

Tout a commencé avec Ferenczi, qui a esquissé une critique contre les processus de transmission en énonçant que la relation entre les figures de l’analyste et de l’analysant était lamentablement devenue une relation pédagogique.(5) Vers la fin des années 40/ début des années 50, Balint, son disciple, allait modifier la portée de cette première critique et constater la crainte manifestée par les analystes en formation de se prononcer dans les institutions psychanalytiques. Balint souligne ainsi les effets de la sévérité institutionnelle des analyses didactiques et dénonce son influence par l’imprégnation présentée par la structure psychique du surmoi des jeunes analystes.(6)

Durant les années 50, la question se faisait déjà sentir dans le champ de la International Psychoanalytic Association, par la voix et les écrits des analystes moins ingénus, lors du Congrès International de Psychanalyse, réalisé à Londres en 1953. Ainsi, Gitelson énonça-t-il la présence massive des analysants normaux dans les processus de formation psychanalytique, ce qui introduisait certaines difficultés non seulement dans la cure psychanalytique elle-même, mais aussi -comme conséquence-, pour ce qui était de la transmission de la psychanalyse.(7) En contrepartie, Nacht indiquait les obstacles pour la constitution et le développement du transfert lors des analyses nommées didactiques.(8)

Lors de sa rupture avec l’Association Internationale de Psychanalyse, Lacan critiqua les modèles psychanalytiques qui étaient alors en vigueur, et leurs inévitables conséquences pour la transmission de la psychanalyse dans le contexte des années 50.(9) L’On a vu se constituer alors une nouvelle tradition psychanalytique très puissante, d’origine française, qui est venue se fixer comme un pouvoir opposé à la International Psychoanalytic Association. Ainsi donc, il serait désormais nécessaire de tout changer dans les registres du processus analytique et de la transmission de la psychanalyse. Dans les années 60, le champ lacanien commença à exposer d’importantes fissures. Certains des fidèles disciples de Lacan se sont mis à questionner sa pratique psychanalytique ainsi que ses propositions au sujet de la transmission de la psychanalyse. C’est ainsi qu’allait naître l’Association Psychanalytique de France, qui s’est inscrite dans le champ de la International Psychoanalytic Association. Par la suite, au début des années 70, une nouvelle rupture capitale a eu lieu dans le champ lacanien, avec le surgissement du Quatrième Groupe. A nouveau ici, la rupture a été due à la critique de la pratique clinique et des processus de transmission de la psychanalyse de la tradition lacanienne, où l’on invoquait le rétablissement de la même situation institutionnelle qui aurait soi-disant provoqué la rupture de Lacan, dans les années 50, avec la communauté psychanalytique internationale.(10)

Comme une sorte de synthèse théorique et institutionnelle de la totalité de ce processus critique, Anna Freud réalisa, au cours des années 60, une lecture tranchante du champ psychanalytique, où elle opposait les actuelles générations de la psychanalyse et les analystes des temps héroïques. Selon elle, ceux-ci étaient des figures controversées, un peu marginales et même un peu folles, mais qui embrassaient la psychanalyse avec passion; tandis que les premiers s’inscrivaient dans la psychanalyse par la voie du choix professionnel rentable et accordant un bon status social dans les domaines de la psychiatrie et de la médecine. (11)Une espèce "d’armée de Brancaleone" de psychanalystes s’est ainsi constituée, avec la différence que maintenant il s’agissait de figures marquées par la normalisation bouffonne , et non plus par la marginalité qui caractérisait les figures inoubliables du cinéma.

4. Evitement presque impossible

Comme une lecture superficielle de ce parcours théorique nous le montre clairement, les énoncés critiques à propos de la transmission de la psychanalyse ont été bien incitants, mais n’ont pas eu le pouvoir de modifier les effets mortels faisant partie de la transmission de la psychanalyse. Sans aucun doute, les formules critiques et les propositions de réformes institutionnelles se sont-elles modifiées au cours du siècle, mais les effets mortels du processus de transmission de la psychanalyse s’est maintenu intact.

En effet, les analystes ne sont guère intéressés à savoir ce qui est en jeu dans cette impasse, telle est l’angoisse que cela provoque en eux. Comme le dit si bien Charcot dans son expression aussi provocatrice que concise, ils assument alors la placidité hystérique de la belle indifférence. Ou bien, selon une version plus moderne, ils assument la position de représentants de l’hypocrisie bureaucratique de fonctionnaires d’appareils organisationnels. Nous pourrions énoncer cette position d’identification des analystes suivant la belle et évocatrice formule inventée par Mannoni: je sais, mais quand même....(12).

Ainsi, que ce soit par l’emploi de la tactique de l’indifférence hystérique ou par l’imposture perverse, il s’agit toujours d’une question suffisamment angoissante pour que les analystes lui fassent face en adoptant la forme de l’évitement. Un évitement systématique, sans doute, pour maintenir l’angoisse à distance, pour ne pas être dépassés par son impact.

Ce qui attire ici notre attention, c’est l’évitement systématique de l’angoisse par l’individu. Cela peut paraître naïf de le dire, surtout parce que c’est un analyste qui avance cette question. En tant qu’analyste, il devrait savoir que les sujets sont terrifiés par l’angoisse. Nous le savons sans doute tous, depuis Kierkegaard et Freud. Or, ce qui est vraiment étonnant, c’est que les sujets en question sont des psychanalystes, c’est-à-dire des individus qui soi-disant sont toujours en rapport avec l’angoisse et ses impasses dans leur quotidien d’analystes. Il y a donc là un paradoxe qui surgit, presque dans sa littéralité. Par conséquent, il s’agit d’analystes, dans le contexte de la clinique et du setting psychanalytique, mais pas d’analystes dans leur existence et leur expérience institutionnelle! Etrange condition! Cette dissociation est assez curieuse, je dirais même qu’elle est admirable, lorsque c’est le métier artisanal du psychanaliste qui est en cause.

L’allusion que nous faisons à la dissociation ne vise pas à indiquer uniquement une expression technique du bien dire. Au contraire, cette expression a l’intention d’indiquer un chemin à ce dont il est question dans ces impasses de la psychanalyse. C’est bien une question psychanalytique. Et, en tant que telle, c’est une question qui doit être étudiée et déchiffrée psychanalytiquement.

Une question structurelle

Comment démêler tant soit peu cette question qui constitue effectivement l’une des énigmes de la psychanalyse? Comment penser cette impasse? Voyons donc quelques possibilités de lecture de cette problématique, qui sont articulées au processus psychanalytique au sens strict, et à ses principales impasses.

Commençons par mentionner certaines images, qui renvoient à un évènement réel, ainsi que nous le verrons bientôt. Par l’intermédiaire de ces images nous pouvons démêler facilement quelques fils de la question, et certains de ses noeuds pourront être défaits. Un de ces jours, une rencontre fortuite a eu lieu dans le métro de Paris. Une française, jeune analyste en formation, s’assied à côté de moi pour m’avoir reconnu. Nous venions d’assister à une conférence et avons donc bavardé aimablement à ce sujet. D’une façon bien peu française, elle me dit par la suite qu’elle aimait participer aux activités et aux débats publics organisés par cette institution car la parole y circulait librement. Au sein de l’institution où elle réalise sa formation, les gens n’emploient pas les mots avec une telle liberté, et n’osent pas penser à voix haute. Dans un tel contexte, il y a une gêne permanente et un grand malaise entre les gens, qui n’osent pas dire ce qu’ils pensent. Nous nous sommes quittés aimablement, exactement comme nous nous étions rencontrés.

Ce bref passage est assez intéressant, sous plusieurs aspects. Tout d’abord, il nous renvoie à une expérience que nous connaissons déjà très bien et à laquelle nous sommes fort habitués, à savoir, au manque de liberté qui imprègne les institutions psychanalytiques et qui est souvent présent lors des rencontres entre analystes. Cette absence de liberté se matérialise, au début, dans le registre de la parole et du discours, mais elle ne s’arrête pas là. Donc, l’absence de liberté dépasse le registre de la parole, s’étend bien davantage, jusqu’à atteindre finalement le registre de la pensée. Il est important d’observer que les gens ne se restreignent pas seulement à ne pas dire ce qu’ils pensent effectivement; à partir d’un certain point, ils commencent même à ne plus penser à d’autres choses. Par conséquent, les analystes ne pensent plus qu’à ce qui circule dans leur espace institutionnel de référence psychanalytique.

Puis, il faut absolument souligner le fait que l’exemple renvoie à deux institutions inscrites dans le champ lacanien. Le conflit qui est en cause ne se restreint pas à une opposition institutionnelle entre des traditions psychanalytiques différentes, comme celle de la International Psychoanalytic Association et le champ lacanien. Nous connaissons chacune des deux modalités de conflits institutionnels au Brésil, celles qui opposent des traditions psychanalytiques différentes et celles qui opposent des institutions qui s’inscrivent dans la même tradition théorique et clinique.

Cette situation nous révèle également, avec beaucoup d’emphase, que la question du manque de liberté au sein des institutions analytiques ne concerne pas uniquement notre paradis tropical, mais qu’elle est aussi littéralement évidente au nord de l’Equateur. Nous ne nous trouvons pas face à une déviation de la psychanalyse au Brésil, produite par une mentalité colonisée; nous sommes plutôt face à un phénomène qui a aussi lieu en Europe et aux Etats-Unis. Le manque de liberté a donc des traits internationaux, et sa portée aussi est mondiale, ce qui prouve bien son intention et met à nu toute sa complexité.

Il existe un manque de liberté, d’expression et même d’ordonnance de la pensée dans le champ psychanalytique qui sont terrifiants. Cette absence de liberté, malgré les différences formelles et sociales des diverses traditions psychanalytiques, ont une dimension internationale. Nous nous trouvons face à une problématique structurale de la psychanalyse qui, traversant frontières, océans et continents, se répète avec insistance.

Misère psychique et masochisme

Qu’est-ce donc qui se répète avec insistance dans ce manque de liberté à dire et à penser? Quels sont les fondements de cette misère psychique et existentielle? La parole est forte, nous le savons, mais elle indique d’une façon aigüe et tranchante la résonnance de ce qui est en jeu dans cette impasse cruciale de la psychanalyse. Lorsque le sujet perd sa liberté de dire et de penser, il se retrouve dans une condition extrême de misère en tant qu’individu. En tant que psychanalystes, nous le savons parfaitement. Ou nous devrions au moins le savoir, car c’est là ce que l’expérience analytique nous enseigne.. Ne plaçons-nous pas les individus dans la position de tout dire, de pouvoir tout penser et tout énoncer? N’est-ce pas là, la règle fondamentale de l’expérience psychanalytique? Or, si nous oublions cette chose aussi banale, si nous nous déplaçons vers les positions d’identification de la belle indifférence et du je sais, mais quand-même, c’est parce que cela nous renvoie à la dissociation citée plus haut, et fait que nous séparions les registres clinique, existentiel et institutionnel de l’être du psychanalyste.

Nous devons ajouter encore que cette perte de liberté de dire et de penser présente des traits qui sont très particuliers. Ainsi, lorsqu’un individu se trouve face à un opposant - de sa propre institution de référence mais appartenant à un autre courant de pensée théorique, ou d’une autre institution, ou même d’une tradition psychanalytique qui n’est pas la sienne (ces différences sont ici secondaires pour ce que nous allons commenter), il va se montrer capable d’un grand courage et va même commettre d’admirables bravades. Dans ces cas-là, le sujet se découvre une capacité d’assener des coups violents et même virulents contre autrui. Ce faisant, il se présente comme quelqu’un d’une grande témérité, une personne intrépide. Cependant, lorsqu’il se trouve dans le champ de son groupe de référence, sa pensée s’immobilise, comme si elle était stérilisée, sèche, et ses paroles se taisent. C’est alors le silence qui s’impose à lui.

Nous reconnaissons ici un curieux paradoxe , car dans son espace de référence le sujet s’abolit en tant que sujet de la parole, pour ne se rétablir que dans le champ de ses opposants théoriques et politiques. Que signifie donc cela? Ce contraste est révélateur de beaucoup de choses, comme nous le verrons par la suite.

Afin d’indiquer ce qui est en jeu dans un tel contraste, il est important de rappeler un petit commentaire fait par Freud, dirigé à Ferenczi, à propos de la fin de l’analyse.(13)Le contexte de ce commentaire, dans "Analyse avec fin et analyse sans fin" est la relation de défi de l’analysant homme face à la figure de l’analyste, où le premier conteste la place de l’analyste. Ferenczi trouverait ce mouvement transférentiel positif, et le considérerait en tant qu’une modalité de questionnement du pouvoir de la figure du père. Il valoriserait donc le questionnement lui-même. Freud, par contre, assume un point de vue critique et sceptique face à ce mouvement.

Malgré la reconnaissance de la positivité du mouvement transférentiel et de son authenticité évidente, Freud considère qu’il faudrait aller au-delà du mouvement transférentiel, étant donné que celui-ci ne s’épuiserait pas en lui-même. Par cette voie-là de pensée, une inflexion de résistance au processus psychanalytique se révèlerait ici. De sorte qu’ainsi, l’analysant refuserait l’impact de la castration et la reconnaissance symbolique de la figure paternelle, à travers la place de l’analyste.

En effet, Freud affirme et souligne le fait que les analysants hommes qui défient l’analyste de la sorte sont soumis aux figures des femmes représentant la mère phallique, et qu’ils se manifestent en leur nom.(14)Ces analysants fonctionneraient donc comme des chiens féroces acharnés face au pouvoir symbolique de l’analyste, mais ils ne parleraient pas effectivement en leur nom, mais au nom de l’autre, de la figure de la mère phallique. Ainsi, ils prétendent maintenir le pouvoir phallique de la figure maternelle, en la protégeant de l’impact symbolique de la castration paternelle. Par conséquent, ils évitent la traversée de l’expérience symbolique de la castration, par le maintien de la relation incestueuse avec la figure de la mère phallique.

Or, le sujet doit payer un prix très élevé pour cette alliance incestueuse. Il ne peut pas passer par cela sans que des marques ineffaçables ne viennent marquer, d’une façon fondamentale, son corps; c’est-à-dire qu’elles vont dilacérer son corps érogène dans le registre du désir. Le sujet constitue une relation de soumission avec la mère phallique, et s’inscrit dans un registre qui est décidément masochiste. C’est la position masochiste du sujet face à l’omnipotence de la mère phallique qui est ici en jeu, nonobstant les apparences de rébellion contre le pouvoir du père.

De cette façon, nous croyons atteindre le point crucial de ce débat et de cette impasse psychanalytique. C’est l’impossibilité pour le sujet de se diriger vers la résolution du masochisme qui est ici en question, dans le contexte de la fin d’une analyse et des processus de transmission de la psychanalyse.

L’analyste qui perd la liberté de dire et de penser dans les champs symboliques de sa filiation - mais qui, à la fois, est capable de grandes bravades face à ses ennemis de filiation psychanalytique - fonctionne justement comme le sujet décrit par Freud. Ces analystes s’inscrivent dans le registre du masochisme, répétant le discours de l’autre d’une manière ennuyeuse et stérilisée, car ils sont soumis et sont prisonniers de la figure de la mère phallique. Avec cela, ils ne se déplacent pas du registre de l’omnipotence primordiale, car ils n’osent pas courir le risque de se lancer dans l’expérience de la castration. Ils restent, marqués par l’emprisonnement masochiste, et, naturellement, en jouissent.

Nous sommes donc bien obligés de conclure que la perte de la liberté de dire et de penser s’insère dans un registre masochiste, centré sur la figure psychique de la phallicité. Cependant, cela nous renvoie aux problèmes posés par la fin de l’analyse, ce qui justifie l’allusion que nous avons faite à l’essai où Freud traite justement de cette question.

Promesse mortelle

Ce qui est problématique à la fin de l’analyse de futurs analystes, ce qui produit toute une série d’impasses pour la transmission de la psychanalyse, c’est le fait que les analysants particuliers reçoivent la promesse de devenir, tôt ou tard, des psychanalystes. Nous savons que certains analystes peuvent refuser cette affirmation, en essayant de l’insérer dans le champ des combats entre les différents systèmes de filiation. Ils pourraient alors affirmer que cela ne se passe que dans certains systèmes de filiation, et pas dans les autres. "Leur" système de filiation serait hors de tout cela. Or, nous savons parfaitement que les choses ne se passent pas exactement ainsi, car il existe un abîme gigantesque entre les présupposés théoriques des systèmes de filiation et leurs agencements par les pratiques institutionnelles. Par conséquent, la promesse selon laquelle les analysants deviendront nécessairement des psychanalystes se place exactement dans l’axe fondamental de cette modalité d’expérience psychanalytique.

L’identification de la figure de l’analysant avec celle de l’analyste qui transmet et avec son système de filiation se transforme en un problème dont l’élaboration psychique n’est pas facile. Ainsi, le sujet se soumet à l’analyste formateur et à son système de filiation et nourrit alors son omnipotence, pour maintenir ouverte la possibilité de devenir plus tard psychanalyste. La figure de l’analysant ne fait pas qu’accepter cette forme de séduction , mais elle y participe activement, car ainsi elle renforce son désir d’immortalité et évite la douloureuse expérience de la castratio. Donc, l’on ordonne l’évitement de la castration aux deux pôles de l’expérience psychanalytique, ce qui provoque un enchevêtrement confus, où c’est l’impossibilité du sujet de se dégager de la position masochiste qui règne.

Dans cette perspective, nous pouvons entreprendre la relecture des énoncés originaux produits par les critiques du système de transmission de la psychanalyse. Ainsi, Ferenczi avait déjà mentionné l’axe masochiste de cette question lorsqu’il avait affirmé que l’expérience psychanalytique s’était transformée, à la fin des années 20, en une relation pédagogique. L’inébranlable autorité de l’analyste/maître et la soumission de l’analysant/disciple rendent impossibles les résonnances déséquilibrantes que nous imaginons au cours d’une expérience psychanalytique. Le résultat de cela, dans la dimension historique de production de la subjectivité, c’est l’ordonnancement de la sévérité du surmoi des analysants en formation, ce qui stérilise la capacité de penser et de dire de ces individus, comme nous l’indiquait déjà très justement Balint, entre les années 40 et 50. Le dédoublement attendu de cette problématique masochiste est la normalisation des analystes, qui se présentent alors avec des caractères névrotiques et des immobilités narcissiques, ainsi que nous l’a signalé Gitelson à la fin des années 40 et au début des années 50. Les impossibilités de l’impact transférentiel sur de telles structures psychiques, normalisées par le narcissisme, ont alors été indiquées par Nacht, encore dans les années 50. Finalement, Lacan a tenté d’énoncer les impossibilités du modèle psychanalytique en vigueur, et a proposé la refondation de la psychanalyse dans le déjà mythique "retour à Freud".Or, si nous considérons à présent le legs de Lacan, y compris les impasses évidentes de son système de filiation, ses résultats ne doivent rien aux obstacles existant dans le champ de la International Psychoanalytic Association.

Ainsi, depuis les années 50 jusqu’à nos jours, la psychanalyse n’a pas encore résolu les impasses indiquées avec subtilité par les discours critiques de la fin des années 20. Et cela parce que ce qui est en cause, c’est l’impasse de la fin de l’analyse et les destins funestes du transfert dans les pratiques de transmission de la psychanalyse. La figure dantesque du masochisme est la plus grande matérialisation de cette impasse cruciale de l’expérience psychanalytique, ainsi que nous l’a annoncé Freud dans son tragique testament "Analyse avec fin, analyse sans fin".(15)

Soumission et fidélité

Dans cette perspective, il nous faut souligner la différence qui existe entre la soumission transférentielle et la fidélité transférentielle. Ces deux modalités de transfert, dans l’expérience psychanalytique de transmission, esquissent différents destins pour le sujet dans sa relation avec l’analyste qui transmet, son système de filiation et la psychanalyse. Les destins du masochisme, de la liberté de dire et de penser, ainsi que le fait d’avoir la possibilité d’inventer dans le champ de la psychanalyse, se constituent différemment, si nous considérons cette opposition de possibilités d’expérience du transfert.

Par la soumission transférentielle, le sujet se soumet aux difficultés et aux désirs de l’analyste qui transmet, même si la théorie et l’éthique de la psychanalyse s’y oppose de toute évidence. Le résultat de ce processus est l’identification du sujet avec la figure de l’analyste et son système de filiation. Le sujet s’inscrit alors dans une position masochiste, en maintenant intacte l’omnipotence de l’analyste, qui devient immortel. En contrepartie, l’omnipotence du sujet devient gigantesque face à l’identification massive et à la promesse de devenir un analyste. Par conséquent, la figure de l’analysant se transforme en disciple de l’analyste qui transmet: tout au long de son existence, il va répéter irréfutablement les discours du maître, perdant ainsi sa liberté de dire et de penser.

Dans ce contexte-là, le discours analytique se transforme en discours du maître et en discours universitaire, si nous voulons parler comme Lacan.(16) Ainsi, l’hystéricisation du sujet ne se développe pas dans l’expérience transférentielle, car ses possibilités désirantes s’épuisent, de manière à ce que s’esquissent alors les conditions d’instauration du masochisme.

En contrepartie, dans le cas de la fidélité transférentielle, les choses se passent d’une toute autre façon. Dans cette modalité de transfert, le sujet peut porter des coups mortels à la figure de l’analyste, de manière à inscrire symboliquement la castration dans l’espace psychanalytique et à la place de l’analyste. Ainsi, le sujet peut faire face à l’angoisse et à l’abandon présents sur la scène analytique en fonction de l’incertitude qui s’inscrit dans le processus analytique. Or, c’est cela précisément qui permet au sujet d’agir autrement avec sa tradition théorique et clinique, assumant une liberté de dire et de penser qui renouvelle son champ symbolique de filiation. L’invention devient alors possible, ce qui indique que cette perspective est encore viable dans la tradition psychanalytique.

Tout semble indiquer que les analyses qui s’avèrent effectivement productives pour le sujet sont celles qui sont marquées par la fidélité transférentielle, qu’elles soient de formation psychanalytique ou pas. Ainsi, la psychanalyse est effectivement transmise, offrant au sujet l’occasion d’inventer et d’établir une rupture avec les chaînes mortelles de la répétition. Dans les analyses qui sont marquées par la soumission transférentielle, la transmission de la psychanalyse ne se fait pas, de sorte que la stérilité psychique et le masochisme s’installent.

Utopie?

Il nous semble que l’oeuvre de Daniel Kuperman (17) est aussi riche justement parce qu’elle nous permet de relancer, avec acuité et vivacité, cette problématique qui est encore actuelle dans le champ psychanalytique. Il s’agit d’une problématique essentielle car ce sont les destins et l’avenir de la psychanalyse qui sont en jeu. Cette oeuvre nous indique clairement comment, tout au long de l’histoire de la psychanalyse, les impasses liées au processus de formation psychanalytique se sont constituées et se sont cristalisées, jusqu’à devenir définitivement des impossibilités réelles pour la transmission de la psychanalyse. En outre, elle nous révèle comment la relation entre l’analyste et l’analysant, marquée par l’asymétrie sadomasochiste, peut même arriver à se transformer en une relation de torture. Nous considérons cette idée comme étant la plus osée de ce travail, qui soustrait les conséquences justes du bouillon de culture qui nourrit les soi-disant analyses de formation psychanalytique. Un bouillon de culture sadomasochiste, évidemment, qui permet tous les abus et toutes les manipulations de l’autre au nom de fausses vérités de la psychanalyse. En vérité, ce sont là des stratégies raffinées de pouvoir, qui stérilisent la psychanalyse en empêchant effectivement sa transmission, de sorte à barrer l’accès à toute possibilité d’inventer dans son domaine. L’histoire récente de la psychanalyse au Brésil nous indique que ce dédoublement -transformation de l’asymétrie présente dans la relation sadomasochiste en torture - est possible dans le champ du réel, et ne constitue pas simplement une métaphore ou une figure de rhétorique.

Nous pourrions demander, au moment de boucler ce parcours théorique, si la fidélité transférentielle qui nous avons énoncée ne serait pas quelque chose de l’ordre de l’utopie, c’est-à-dire quelque chose qui n’a pas de place possible dans l’univers du réel, mais seulement dans celui de l’imaginaire. Cette objection est valable, certes, lorsque l’on peut constater que ce qui a vraiment été implanté dans le champ psychanalytique, ce fut l’esclavage transférentiel. Nous n’en sommes pas convaincus. Au contraire. Il nous semble que la transmission de la psychanalyse n’a été possible jusqu’à présent qu’en fonction de la fidélité transférentielle. La production de nouvelles théories et de nouveaux concepts dans l’histoire de la psychanalyse n’a été possible que grâce à la fidélité transférentielle. Le surgissement d’analystes inventifs, comme Ferenczi, M. Klein, Winnicott, Bion et Lacan ne fut possible que parce que la fidélité transférentielle a eu lieu.

Il ne faut pas oublier que la fidélité transférentielle signifie également qu’il est donné au sujet la possibilité de rupture et de transgression vis-à-vis des vérités et des systèmes institués. Ceci implique que le transfert de travail se produit par le remodelage du travail du transfert, ainsi que le dit Lacan. Le sujet doit courir le risque de perdre les insignes de la phallicité et de faire face à l’angoisse de castration afin de rompre avec les identifications masochistes et de pouvoir assumer alors la liberté érotique de dire et de penser.

Pour cela, il faut oser expérimenter l’angoisse de l’abandon et les incertitudes du processus analytique. C’est là l’utopie que la psychanalyse rend possible dans l’univers du réel, en accordant au sujet la possibilité de désirer. A part cela, il n’y a qu’une chose qui est maintenue, c’est le reste de la soumission transférentielle, une manière facile de gagner sa vie sans avoir besoin de prendre les risques que celle-ci implique. Cependant, une chose doit être bien claire: le reste, ici, n’indique pas l’objet a , l’objet cause du désir de Lacan, mais si les ordures, les déchets, la position antidésirante par excellence, la mort de la possibilité de désirer du sujet. Par conséquent, le reste va à la poubelle, comme toujours, ne s’inscrivant donc pas dans les circuits fascinants du désir et de l’érotisme. C’est pourquoi le reste "ordure"de la soumission transférentielle peut nourrir de "belles" carrières psychanalytiques, accorder de grands pouvoirs institutionnels, mais il ne sert strictement à rien en ce qui concerne la transmission de la psychanalyse.

Quel soulagement! Quel bonheur que l’avenir de la psychanalyse ne dépende pas de ses fonctionnaires et de ses bureaucrates arrivistes! Mais il faut reconnaître qu’ils sont assez gênants, car ils empêchent la libre circulation libidinale et la création. Débarrassons-nous d’eux au plus vite, pour que nous ne soyons pas étouffés par les ordures et par le reste, pour que nous puissions continuer à réaliser l’utopie de l’invention désirante de la psychanalyse.

NOTAS

Lacan, J., L’éthique de la psychanalyse. Le Séminaire. Livre VII. Paris, Seuil, 1986.

Freud, S., "Pulsions et destins des pulsions" (1915 ) . In: Freud, S., Métapsychologie, -Paris, Gallimard, 1968.

Freud, S., "La morale sexuelle ‘civilisée’ et la maladie nerveuse des temps modernes" (1908). In: Freud, S., La vie sexuelle, Paris, P.U.F., 1992, p.33-34.

Freud, S., Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1932). Paris, Gallimard, 1984.

Ferenczi, S. "Analyse d’enfant avec des adultes". In: Ferenczi, S., Psychanalyse 4. Oeuvres complètes. Paris, Payot, 1982.

Balint, M., "Onthe Psychoanalytic Training System". In: International Journal of Psychoanalysis. Vol. 20. Londres, 1947; Balint, M., "Analytic Training and Training Analysis". Idem. Vol.35. Londres, 1954.

Gitelson, M., "Problems of Psycho-analytic Training". In: Psychoanalytic Quarterly. Vol. 17, n02. New York, 1948; Gitelson, M., "Therapeutic Problems in the analysis of the’normal candidate’ ". In: International Journal of Psychoanalysis. Vol. 35, Londres, 1954.

Nacht, S., "The Difficulties of Didactic Psycho-analysis in Relation to Therapeutic Psycho-analysis". Idem.

Lacan, J., "Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956".In: Lacan, J., "Ecrits". Paris, Seuil, 1956; Lacan, J., "La psychanalyse et son enseignement". Idem. (1957)

Voir à ce sujet: Piera Aulagnier, "Sociétés de psychanalyse et psychanalyse de société". In: Topique n01. Paris, P.U. F, 1969; Perrier, F., "Sur la psychanalyse didactique". In: Topique n0 1 et 2. Idem, 1969-1970.

Freud, A, "Difficultés survenant sur le chemin de la psychanalyse" (1968). In: Nouvelle Revue de Psychanalyse, n0 10. Paris, Gallimard, 1974.

Mannoni, O., "Je sais, mais quand même". In: Mannoni, O ., Clefs pour l’imaginaire ou l’autre scène. Paris, Seuil, 1969.

Freud, S., "L’analyse avec fin et l’analyse sans fin" (1937). In: Freud, S., Résultats, Idées, Problèmes. Vol. II. Paris, PUF, 1992, p.266-268.

Idem. P.267

Idem.

Lacan, J., L’envers de la psychanalyse. Le Séminaire. Livre XVII. Paris, Seuil, 1991.

Kuperman, D., Transferências cruzadas. Uma história da psicanálise e suas instituições. Rio de Janeiro, Revan, 1996.


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