En compagnie des hommes

Source : Les Inrockuptibles n° 189 du 10 au 16 mars 1999, pp. 42-43.

Flicker et voyou
ESZTER BALINT Flicker (Scratchie/East West)

Source : Les Inrockuptibles n° 190 du 17 au 23 mars 1999, p. 48.

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Eszter Balint, New-Yorkaise, ex-actrice chez Jarmusch et Buscemi,
copine de Marc Ribot et d’une certaine intelligentsia new-yorkaise,
vient juste de sortir son premier album, Flicker. Même si, pour elle,
l’underground n’est bientôt plus qu’un souvenir ancien, elle ne semble
pas près d’oublier l’ignorance crasse qu’elle a dû affronter face aux
velus de studios. « J’espère que l’idée derrière le côté féminin de ce
festival [Les Femmes s’en mêlent, du 10 au 14 mars 1999 à Alençon,
Bordeaux, Bruxelles, Colmar, Lille, Nancy, Nantes, Paris, Vendôme]
n’est pas extrémiste. Je ne suis pas une grande fan de slogans,
d’activités de groupe, d’étiquettes. J’espère ne pas être mise dans
une catégorie... En écoutant ma musique, on peut se rendre compte que
je ne suis pas militante. Je ne veux pas faire de grande déclaration,
dire que c’est plus dur pour les filles et tout ce tintouin... C’est
dur d’être musicien, point à la ligne. Le monde de la musique est très
masculin en général, je suis toujours entourée par un tas de mecs.
Tous les producteurs et les ingénieurs du son avec qui on travaille
sont des hommes. Ce n’est pas toujours l’environnement le plus
inspirant, ni le plus délicat. Les mecs pensent quand même
différemment de nous ; et pas toujours de la façon la plus
constructive. Tellement de petits détails anciens sont enracinés dans
notre culture et marquent la différence entre les hommes et les femmes
que tout ce qu’on peut faire, c’est y faire face de façon personnelle,
individuelle, au cas par cas. S’en plaindre et faire des déclarations
générales sur le sujet ne sert pas à grand chose. »

Elevée à Manhattan dans le théâtre de son père, Eszter Balint a
commencé à fréquenter la musique alors qu’elle n’était même pas encore
en âge de fréquenter le jardin d’enfants, jouant au chef d’orchestre
sur La Flûte enchantée à 5 ans. A peine adolescente, elle est chargée
de trouver les soundtracks des pièces jouées dans le théâtre de papa
et devient vite DJ dans la boîte du coin. A 14 ans, elle sympathise
avec les Lounge Lizards de John Lurie et a déjà vu sur scène Sun Ra,
DNA et tout ce que New York compte alors de blues déglingué, de punk
et de no-wave. A écouter distraitement sa musique, mélange de folk et
de country éplorée – « les seules musiques auxquelles je n’avais pas
accès : le fait que je joue ça maintenant est sûrement l’expression
d’une rébellion contre mon éducation » – agrémenté de samples et
bruits divers, on aurait pourtant pu la croire folkeuse geignarde et
sérieuse, à la neurasthénie fonds de commerce. Mais cette jeune femme
à l’allant enviable, qui a arrêté d’apprendre le chant classique parce
qu’elle voulait « créer quelque chose et pas seulement interpréter » ;
réfute la mélancolie de ses chansons, même si elle s’y montre souvent
« dépouillée et nue ». Et si elle n’entend pas révolutionner le monde
du folk, elle ne manque pas moins de recul, sait ce qu’elle veut et de
quoi elle parle. « J’aime l’ironie et l’humour, ça manque beaucoup
dans le folk. Je déteste les chansons-confessions sérieuses et
honnêtes. »

[...]
 
Anne-Claire Norot

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A la drague commune, Eszter Balint oppose une séduction revêche et
canaille qui évoque Mazzy Star.

Aux oreilles cinéphiles averties, le nom d’Eszter Balint, associé aux
initiatiques déambulations noires et blanches de Stranger than
paradise, devrait sonner de très familière manière. Gageons qu’il ne
s’écoulera pas des milliers d’hectolitres d’eau sous les ponts de
Manhattan et d’ailleurs avant qu’il sonne non moins harmonieusement
aux oreilles mélomanes aguerries. L’on ne peut en effet se résoudre à
imaginer ces dernières accueillant avec scepticisme ou, pire,
indifférence, ce Flicker – premier album de la demoiselle –, et n’y
détectant pas rapidement la présence d’une chanteuse de la plus noble
espèce, cousine d’une Lisa Germano ou d’une Stina Nordenstam. Outre
une ascendance hongroise commune, Eszter Balint partage avec Jim
Jarmusch un penchant prononcé pour l’artysanat qu’une sensibilité à
vif sauve de l’impasse esthétique qu’est la préciosité satisfaite.
Comme nous n’avons pas pour fonction de rabattre le chaland à tout
prix, on n’accablera pas le lecteur sous un fatras d’hyperboles
aguicheuses et autres fracassantes exclamations de joie promotionnelle
– non, désolé, ceci n’est pas le meilleur album du siècle de la
semaine. On déléguera donc aux spécialistes de la vente le plein usage
de cet attirail clinquant qui ne saurait d’ailleurs en aucune façon
rendre équitablement compte de la beauté subtile et spéciale de cet
album ambivalent, balançant entre rêches vignettes urbaines et souples
échappées rustiques et auquel, entre autres partenaires très
particuliers, Marc Ribot apporte sa touche pour le moins précieuse. A
la fois souris des villes et souris des champs, Eszter Balint, hostile
à d’aussi moches contingences que l’efficacité ou le potentiel
commercial, musarde le nez au vent, l’esprit libre et le cœur ouvert,
laissant son inspiration batifoler où bel et bon lui semble avant d’en
recueillir les fruits juteux à souhait. Œuvrant dans le sens d’une
entière sincérité, Balint préfère attiser son feu intérieur plutôt que
multiplier les artifices d’une éphémère séduction. A cet égard, est
tout sauf incident le choix qu’elle fait d’entamer Flicker par un
morceau, Panic donut, peu soucieux de plaire et mené d’une voix mal
perchée qui montre pourtant par la suite plus d’une fois de quels
sortilèges elle est capable. Se dévoile là tout l’envoûtant paradoxe
de ce pernicieux assortiment de cantilènes qui, dans ses passages les
plus inspirés, rivalise de grâce narcotique avec le terrassant Slush
d’OP8 : longtemps se rétracter pour mieux enfin s’abandonner, ne pas
courtiser grossièrement l’adhésion de l’auditeur mais, du même geste
furtif et leste, l’emporter sans coup férir. Quelque chose comme une
définition idéale de la volupté en musique.

Jérôme Provençal

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