Source : Les Inrockuptibles n° 186 du 17 au 23 février 1999, p. 52.
o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o
Avec Elettér, le saxophoniste hongrois Akosh S. invente
une musique
vibrante gonflée de toutes les rumeurs du monde.
Quand on évoque avec lui l’exil originel, le départ de
Hongrie à
l’âge de 20 ans, l’arrivée à Paris au milieu des
années 80, des
fantasmes de liberté hurlant à flots continus de son
saxophone
ténor, quand on suppose aussitôt la désillusion
face à la réalité
grise et la douleur lancinante de l’arrachement à son pays natal,
Akosh Szelevenyi a cette jolie réponse pleine de sagesse et
d’ironie : J’ai quitté ma terre mais je n'ai pas quitté
la terre...
– formule concise aux allures taoïstes qui s’avère peut-être
la
meilleure définition de sa musique nomade rêvant d’embrasser
tous
les lieux et toutes les cultures du monde en un geste qui serait
totalisant sans être totalitaire. Car c’est bien de ça
qu’il
s’agit : entre errance et enracinement, toute la musique d’Akosh est
en quête de territoire – d’un espace à traverser, à
habiter, à
peupler... Et si l’exil est bien fondateur, c’est dans ce mouvement
paradoxal qui exalte, dans la rupture, une appartenance à un
terroir, et ouvre simultanément sur l’étendue.
Cette tension est au
cœur de la musique du saxophoniste, l’objet même de cette longue
suite ambitieuse et passionnante, Elettér, « espace
vital » en
hongrois. Mais qu’on ne s’y trompe pas, le baroquisme esthétique
qui
résulte de ce paradoxe et met en scène, dans le choc
des cultures
qui s’embrasent et se métamorphosent au contact les unes des
autres,
un véritable chaos-monde est à mille lieues du fantasme
syncrétique
de la world-music.
Si Akosh est en quête d’unité et d’authenticité,
c’est en acceptant
de s’ouvrir totalement à cette multiplicité, à
ce foisonnement, à
cette richesse du monde. Son propos est définitivement étranger
au
mirage occidental et technique d’une accessibilité directe à
un
monde virtuel réduit à ses icônes marchandes. La
musique d’Akosh
refuse de simplifier la vie des hommes en signes, de l’abstraire, de
la numériser ; sa démarche est inverse : exprimer la
présence du
monde et ce qu’il en est alors de la présence au monde. D’où
cette
musique opaque, de matières brutes traversées de flux
souterrains,
sombre, tourmentée, mystérieuse, épaisse, compacte.
D’où cette
tension constante et irréductible entre des structures, des
mélodies, des rythmes issus d’un terroir, d’une mémoire,
d’une
culture – Akosh est, à l’instar de ses compatriotes Kodaly et
Bartók, tout entier concerné par l’art folklorique d’expression
paysanne en ce qu’il offre un lien direct aux origines – et le jazz,
cette musique impure et illégitime, fruit des copulations les
plus
insensées, qui n’appartient en propre à aucun lieu précis,
qui est
l’espace même de la déterritorialisation, ancrée
par nature dans
l’exil – la voix des dépossédés. C’est cette complexité
que la
musique d’Akosh entend humblement, simplement, incarner.
Stéphane Ollivier
o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o - o