Rock et folk, juillet 1998 RANCID Dark city Présumés imposteurs pour cause de mimétisme outrancier avec le Clash fondateur, les Rancid ont ravalé leur morve et fourbi leurs guitares skank. Autopsie post-punk 98 et salves de mots qui tachent. La serveuse dont le plateau déborde de hamburgers dégoulinant de fromage s'arrête tout net. Elle reste tétanisée, le bras en l'air et les yeux écarquillés. "Bonjour, lui dit poliment l'objet de sa surprise, on peut s'asseoir à la table près de la fenêtre?". Elle bégaie un acquiescement. Lars Fredericksen passe difficilement inaperçu. Les cheveux hérissés dans une forme qui mimétise l'oursin de mer avec une rare justesse, le guitariste chanteur de Rancid a le visage décoré de boucles métalliques et le corps bariolé de tatouages à peine couverts d'un t-shirt Motörhead (Lars porte toujours un t-shirt Motörhead). Lars est punk comme d'autres sont sagittaire ou diabétiques. C'est à l'âge de douze ans, lorsque des mômes à peine plus vieux lui ont demandé de servir de cale pour une grosse caisse de batterie que Lars a trouvé sa vocation, son identité et sa foi. A vingt six ans aujourd'hui, sa carrière de musicien frise sa première décennie. Depuis 1992, il sévit dans Rancid, avec la conviction d'un fanatique religieux, dévoué corps et âme ) la cause de son groupe, qui, assis sur l'opulente banquette d'un diner anonyme de la grande banlieue losangelienne, s'apprête à partir en tournée mondiale pour promouvoir "Life won't wait", son nouvel album. Vingt-quatre heures plus tôt. L'équipe de tournage met en boîte les derniers plans du clip de "Bloodclot", tournés dans le parking de la salle de répétition de Rancid. Tout de noir vêtu, Lars mime des couplets qui seront immédiatement censurés par MTV -Motherfucker n'est pas bienvenu sur ses ondes- sous le regard attentif de Tim Armstrong, leader du groupe et réalisateur du clip. Si Lars est le prote parole de Rancid, Tim en est l'âme. Le corps perpétuellement posé en S mou, il semble être tombé du lit tout habillé. Ses vêtements décomposés sont assemblés avec une science du chaos qui lui confère la classe d'un chat de gouttière, subtile élégance de la déglingue peaufinée par des années de galère et de défonce. Ce bonhomme timide au regard angélique, si vulnérable qu'on craint qu'un courant d'air ne lui fasse du mal, peine encore à croire sa propre chance. Celle d'être en vie, d'avoir son groupes et ses meilleurs amis autour de lui, de tenir debout et d'avoir enfin de quoi vivre confortablement. Car Tim est fragile. De son père, il a hérité d'une propension à l'alcoolisme qui lui valut des séjours répétés en clinique et qui le força à vivre dans la précarité la plus sombre, couchant même pendant trois mois à l'Armée du Salut. Rancid existe parce que Matt Freeman, bassiste et ami d'enfance de Tim, lui a imposé de fonder un groupe avec le jeune Brett Red, colocataire du squat de Tim, pur l'aider à se débarrasser de cette funeste dépendance. Depuis le 1er avril 1991, Tim n'avait pas bu une goutte d'alcool. Jusqu'en 1996. Tim Armstrong: "Dans les mois qui ont suivi notre tournée 95-96, j'ai recommencé à me défoncer. Je suis retombé dans l'alcool. Je picolais tous les soirs. Matt m'a pris à part et m'a dit que si c'était comme ça, c'était fini, le groupe n'existait plus." Matt Freeman: "Tim ne fait pas les choses à moitié. Il boit comme il joue de la guitare, à 120 %. C'était terrible, intenable. Il se détruisait complètement. Quand j'ai vu ça, je me suis dit qu'il valait mieux tout arrêter et le soigner. Les concerts, les disques, je m'en fous. C'est mon pote qui était en danger." Tim: "Moi, ça me minait de décevoir mes amis." Ses yeux se figent vers le sol et sa voix se fait à peine audible. "Matt ne voulait plus jouer avec moi. C'était terrible. Je suis descendu à LA, chez Brett Gurewitz (patron de Epitaph) et j'ai tout mis à plat. La musique, je ne sais rien faire d'autre. Brett m'a proposé de fonder mon label, Hellcat, pour me remettre sur les rails, et j'ai alors beaucoup composé. Le plus dur, c'était la solitude. C'est à ce moment que j'ai écrit des chansons comme "Corazon de Oro", "Backslide" ou "Who Would've Thought". Celle là évoque mes rapports avec Dieu. J'y raconte ma confusion, la relation que j'entretiens avec ma propre spiritualité. Qui aurait cru qu'un jour je trouverais Dieu sur mon chemin?. C'est ça le sujet de la chanson." "Backslide" est la chronique désarmante d'honnêteté, de ces mois douloureux à Los Angeles. "C'était crucial, le fait de déménager. Je ne savais plus où j'en étais, j'étais revenu de deux ans de tournées pour retrouver la même punk house que j'occupais depuis dix ans, avec les même gens. On donnait cent dollar au patron de l'épicerie en guise de loyer. Ca allait plus, je ne pouvais continuer. J'avais envie d'avoir un chez moi. J'ai trente deux ans, ras le bol. Pour la première fois de ma vie, j'habite un endroit à moi. C'est de la que vient le titre de l'album et de la chanson, "Life Won't Wait". La vie n'attend personne, et n'attendra pas que je rentre dans l'ordre. Pendant qu'on enregistrait l'album, Brett Gurewitz est retombé dans l'héroïne et a failli y passer. Il vient de sortir de désintox'. Et puis Lester, le gamin qui joue de l'harmonica sur l'intro de l'album et sur "Cocktails" vient de mourir d'une OD." Brett Reed sursaute, n'en croit pas des oreilles. Apparemment, on avait oublié de le prévenir. Tim: "C'est arrivé y'a trois jours". Brett, déjà peu bavard, ne dira plus rien pendant une bonne heure. La serveuse qui nous avait accueillis revient voir Lars pour l'interroger. Elle examine longuement ses tatouages. Ses lèvres s'ouvrent, laissant dégringoler la question la plus posée à LA. "Combien ça coûte?" demande-t-elle. "De la patience" répond Lars du tac au tac. La discussion à table fait rage. Les sujets se succèdent à mille à l'heure, de la franc-maçonnerie aux sites internet exhibitionnistes en passant par la mythologie grecque, la filmographie de Stanley Kubrick ou l'après guerre en Europe de l'Est. Tim: "Dès que Hellcat a démarré, j'ai passé énormément de temps en studio à produire tous ces groupes. Mais pendant que j'étais avec eux, je pensais à quel point j'avais envie que ce soit Rancid qui enregistre à nouveau. J'avais faim de musique. Je voulais entendre chanter Lars. Ce môme est le chanteur le plus émouvant que je connaisse, il se donne sans retenue... Mais avec cet album, on voulait vraiment bien faire les choses. C'est pour ça qu'on a enregistré un peu partout, à New York, à la Nouvelle Orléans, à La et en Jamaïque." Matt: "Les albums précédents ont tous été enregistrés en quelques jours, quelques semaines tout au plus. C'était la seule méthode qu'on connaissait, parce qu'on n'a jamais eu les moyens de se payer du studio au kilomètre. Ce coup ci, on s'est autorisé à plus de liberté." Tim: " De nouvelle possibilités, des idées qu'on ne se serait pas permises auparavant, par manque de moyens. Par manque d'audace peut être aussi. Je ne vais pas dire que Life Won't Wait est le meilleur album de Rancid, parce que ça fait promo cucul, mais c'est certainement le plus créatif, le plus expérimental." Le punk californien tel que MTV l'a exporté ces dernières années souffre d'une image peu flatteuse. NOFX, Offspring ou Green Day sont perçus comme des groupes de joyeux plaisantins en short et skateboard dont les chansons débordent d'énergie mais d'une profondeur ne dépassant pas celle de la flaque d'eau. Seul Rancid émerge, grâce à des textes mûrs, peuplés de personnages observés avec compassion. Comme si le fait d'écrire sur des sujets fictifs ne leur traversait même pas l'esprit, tant la réalité leur suffit pour enflammer leur inspiration. C'est peut être pour cela que Rancid a pris dans les coeurs de la critique musicale US la place qu'occupait autrefois le quatuor de Notting Hill, celle du Seul Groupe Qui Compte. Brett: " La comparaison avec le Clash est tellement évidente, c'est de la paresse, vraiment." Tim: " Exact. Alors quand quelqu'un nous dit qu'un morceau sonne comme The Business (légendaire groupe Oi! dont Lars a produit le dernier album) on est super heureux. Ouais, The Business, on écoute The Business, mec. (rires collectifs, Lars en tombe de son siège) On écoute vraiment des tas de trucs, c'est un peu trop facile de nous comparer au Clash. C'est comme dire que Beenie Man sonne comme Bob Marley. C'est léger comme comparaison, bien que flatteur." Il n'empêche que lorsque l'occasion de participer à un album- hommage au Clash s'est présentée, Rancid n' a pas longtemps hésité. Tim: "On a repris "Cheat", depuis toujours ma préférée. Je me souviens que quand j'étais gamin, j'ai entendu "Cheat" et je me suis dit: Punk Rock! J'ai toujours voulu la reprendre. Strummer l'a entendue et il parait qu'il a crié: "C'est moi qui chante, là, c'est ma voix". On s'échange des cassettes, lui et moi. J'ai son numéro mais je n'ai encore jamais osé l'appeler et lui parler en vrai. Il a laissé un message sur mon répondeur, il voulait passer me voir, mais..."(rires moqueurs du reste du groupe) Malgré leur réticences, force est d'admettre à l'écoute de "Life Won't Wait" qu'on avait pas entendu de cocktail punk et reggae aussi réussi depuis les excursions du Dernier Gang Dans La Ville en territoire dub avec Mickey Dread. Tim: " Le reggae, c 'est vraiment ce que j'écoute le plus depuis un an ou deux. Tous genres confondus, du ska au dancehall en passant par le dub. Ca a pas mal influencé l'album. On a crée un compromis, à la fois punk et reggae. J'appelle ça du Dancehall Oi! pour rigoler. C'est une question de feeling. Le gars qui toaste sur "Coopers", c'est DJ Israel, un môme de Brooklyn. Il doit également en faire un remix drum'n'bass. Je suis très impatient d'entendre le résultat. Quant au titre qu'on a enregistré avec Buju Banton, "Life Won't Wait", on ne l'aurait pas fait si l'alchimie ne s'était pas produite. Il parait qu'il vont le sortir en Jamaïque pour le passer en radio. Ca serait génial." Quatre punk-rockers en Jamaïque, ça ne passe pas inaperçu. Lars: "Les rastas nous regardaient de travers, on était sur la défensive. Après coup, ils nous ont dit qu'ils avaient tout aussi peur de nous. Comme ils n'avaient jamais vu de tatouages, ils nous avaient pris pour des gangsters. C'est comme le jour où on a rencontré Buju. Tim est moi avions rendez vous chez lui. A notre arrivée, il y avait quinze dreads autour de Buju qui nous regardaient du haut de la terrasse, la musique à fond, la basse tellement forte qu'elle en faisait trembler nos intestins. Des durs de durs, des armoires à glace. On était en t-shirt ou torse nu, avec tous nos tatouages à l'air. On pensait qu'on était bon pour une dérouillée." Tim: "Alors ils nous ont gueulé: "Vous êtes un groupe américain? Chantez nous quelque chose, alors". Lars n'a pas cligné, il a pris sa respiration et a commencé à gueuler le refrain de "Ruby Soho" à tue tête. Ils se sont regardés et nous ont souri, on était les bienvenus. Il fallait du cran pour faire ça, moi, je n'aurais jamais pu. Dès qu'on est devenus les potes de Buju, on a été accueillis comme des princes. C'est une énorme star, là bas. On dit qu'il a plus de tubes que Bob Marley en a eu à son âge. Respect. C'est un gars incroyablement doué. Il écrivait des chansons devant nous, tout en discutant." Lars: "On est allé se baigner dans un lac avec lui, un jour. On était tous là, dans l'eau, quand soudain Buju est monté sur un gros rocher, levé les bras en se tournant vers le ciel et commencé à hurler "Jah Rastafari" à pleins poumons. Incroyable." Tim: "J'aimerais bien pouvoir faire ça. En plein LA, monter sur une voiture et gueuler "Dieu est grand! J'aime Dieu!". Lars: "Un soir, on finissait d'enregistrer avec Buju, il regarde vers nous, longuement. Il prend une taffe de son spliff, souffle doucement. A propos de rien du tout, il ponte vers Tim et dit: ' Tim? Tim is a ponk rocka'." NIKOLA ACIN