CHAPITRE I

PROBLÉMATISATION ET CONCEPTUALISATION

1. LE CHOIX DU CONJOINT

       Depuis 1964, date à laquelle Alain Girard publia son étude pionnière sur le choix du conjoint en France[1], de nombreux chercheurs lui ont emboîté le pas. A la base de ces enquêtes, on retrouve une constatation et une interrogation communes : puisque la société et la famille contemporaines changent, le choix du conjoint autrefois effectué par les familles devient-il libre ?
En effet, la société contemporaine est marquée par une série de transformations : augmentation de la population, développement des moyens de communication et augmentation de la mobilité, développement des villes,… autant de changements qui laissent croire que l'idéal de mobilité sociale et d'égalité pourrait enfin se réaliser.
De plus, avec le rétrécissement de la famille et la montée de l'individualisme, la famille et les attitudes à son égard se modifient : le mariage devient une affaire personnelle, il est désormais le lieu de l'épanouissement personnel. La famille et donc le couple doivent résulter d'un libre choix fondé sur l'amour. Comme le notent les auteurs du livre "Mariages au quotidien : inégalités sociales, tensions culturelles et organisation familiale"[2], on passe du modèle de mariage arrangé au mariage romantique. Or, comme nous le montrent ces auteurs, on constate que la distinction entre ces deux formes de mariage n'est pas si nette car si le mariage de convenance est décidé par l'entourage il n'empêche aucunement que les époux s'épanouissent dans leur couple et si le mariage romantique se base sur l'amour, il n'est pas dépourvu de calculs, ni d'influence sociale.

C'est à ce constat que parviennent les différentes études menées depuis un quart de siècle sur le choix du conjoint : malgré les changements qui affectent nos sociétés, malgré l'avènement du mariage romantique et donc malgré la mise en avant de l'amour dans la formation des couples, il s'avère que le choix du conjoint ne se fait pas par hasard. S'il est vrai que les familles n'interviennent plus directement dans la formation des couples, ceux-ci restent majoritairement formés par deux personnes " semblables " (d'un point de vue social, culturel,…). L'homogamie (la ressemblance entre les 2 conjoints) reste d'actualité.
Ayant ainsi effectué ce premier constat, il restait encore pour ces auteurs à décrire au mieux ce phénomène et surtout à tenter de l'expliquer. C'est ce que nous développerons dans les points suivants.

1.1. Concepts
Constater que les gens qui s'assemblent se ressemblent n'est pas tout. Encore faut-il voir sur quels critères se fondent cette ressemblance. En somme, dire que "deux personnes présentant des caractéristiques sociales identiques se choisissent plus souvent que deux personnes dissemblables"[3], ne nous informe pas sur ce que sont ces caractéristiques. Il nous semble donc important dans un premier temps de définir plus précisément ce qu'est l'homogamie, quelles sont ces composantes et comment celles-ci ce mesurent.

Contrairement à Alain Girard qui dans son étude créa un indice global d'homogamie, nous préférons nous intéresser à chacune de ses composantes. En effet, à la suite de Jean-Claude Kaufmann [4], nous pensons que chacune nécessite une analyse spécifique et qu'un indice global risquerait de nous cacher certaines évolutions ou spécificités intéressantes. Ainsi, plutôt que de parler d'homogamie nous envisagerons plusieurs homogamies que voici :
- L'homogamie géographique ou endogamie : l'origine géographique (lieu de naissance) ou le lieu de résidence des conjoints au moment de la rencontre sont ici les critères auxquels le chercheur s'intéresse pour tester la proximité des conjoints. Par exemple, un couple dont les deux époux proviennent d'une même région française sera considéré comme endogame.
- L'homogamie sociale : il s'agit ici de comparer l'origine sociale, le statut hérité des partenaires. Si la profession du père de l'homme (ou de l'homme lui-même) et celle du père de la femme sont identiques, le couple sera dit homogame.
- L'homogamie socio-professionnelle : on s'intéressera ici davantage au statut acquis qu'au statut hérité des conjoints. Dès lors, ce sont les professions respectives des époux qui seront comparées.
- L'homogamie culturelle : il s'agit ici de la proximité culturelle des conjoints. Alors que de nombreux auteurs réduisent l'homogamie culturelle au niveau d'éducation, nous pensons pour notre part que d'autres indices pourraient nous permettre de la mesurer : la religion mais aussi les goûts, les hobbies et centres d'intérêt des conjoints.

Il faut noter que si pour notre part, nous pensons utile comme nous l'avons dit de scinder l'homogamie en ses diverses composantes, les chercheurs (Bozon et Héran, Forsé et Chauvel, Vallet) se sont principalement intéressés à l'homogamie sociale et socioprofessionnelle. Dès lors, les données tout comme la recherche d'explications de la persistance de l'homogamie sont principalement centrées sur celles-ci.

1.2. Description de l'homogamie
Voyons maintenant pour chaque type d'homogamie ce qu'il en est dans les faits. Pour ce faire, nous nous baserons sur les résultats des études d'Alain Girard [5], de Michel Bozon et François Héran [6] et sur celle de Louis-André Vallet [7].

Homogamie géographique
En 1959, 88% des couples étaient formés de deux personnes habitant le même département au moment de la rencontre et six couples sur dix étaient formés de conjoints nés dans un même département français. Depuis, si l'endogamie a diminué du fait de l'augmentation de la mobilité résidentielle, ce n'est que très légèrement : en 1984, 86,5% des couples sont formés de conjoints résidant dans le même département juste avant la rencontre et dans un cas sur deux l'homme et la femme sont nés dans un même département.

On note également des différences selon la population : les cadres sont plus exogames que les agriculteurs (l'endogamie diminue si l'on s'élève dans la hiérarchie sociale) et les citadins sont de même plus exogames que les ruraux.

Ne pas prendre en compte la dernière ligne de la légende.Homogamie sociale
Alain Girard constata que l'homogamie sociale était deux fois plus forte que s'il y avait indépendance des origines sociales : 45% des couples sont formés de conjoints provenant du même milieu, ce pourcentage s'élève à 69% si l'on prend en compte les milieux voisins. Malgré une légère diminution de l'homogamie, cette tendance fut confirmée lors de l'étude de 1984 : " La "foudre" quand elle tombe, ne tombe pas n'importe où : elle frappe avec prédilection la diagonale "[8].

Tout comme pour l'homogamie géographique, des différences caractérisent les strates sociales : les extrémités (classes supérieures et inférieures) sont en effet les plus homogames alors que les classes moyennes se caractérisent par une plus grande hétérogamie.

Homogamie socioprofessionnelle
Dans les couples où la femme est active (moins de 2 couples sur 5 en 1962, 3 sur 5 en 1982), l'homogamie socioprofessionnelle caractérisait 3 couples sur 5 en 1962 et 2 couples sur 5 en 1982. Cependant, seulement 1/6 de cette baisse de l'homogamie correspond à une décroissance " nette ". En effet, la diminution est essentiellement due à "l'évolution différentielle des structures socioprofessionnelles des hommes et des femmes mariés "[9], les femmes occupant davantage des postes d'employées ou de personnel de service que les hommes.

Homogamie culturelle
En 1959, Alain Girard constatait que 66% des couples étaient formés de conjoints possédant le même niveau d'éducation, ce pourcentage grimpant à 83% dans le cas de diplômes voisins.
L'homogamie religieuse concernait quant à elle 92% des couples en 1959.

Au terme de ce descriptif, nous constatons que l'homogamie sociale concerne moins d'un couple sur deux. Ce qui signifie également que plus d'un couple sur deux n'est pas homogame. Cette seconde constatation a conduit certains à relativiser le concept d'homogamie. C'est pourquoi, il est important de s'attacher aux autres dimensions de l'homogamie, ce qui nous amène à faire deux constats.
Tout d'abord, on remarque que c'est aujourd'hui le statut acquis qui prévaut : " La proximité sociale est donc d'abord mise en œuvre par les partenaires eux-mêmes "[10]. De nos jours, la profession des parents et donc le statut hérité ont peu d'importance (puisque moins d'un couple sur d'eux sont homogames dans ce cas), le choix repose davantage sur le statut social ou culturel des époux eux-mêmes.
Cependant la diminution (même légère) de l'homogamie socioprofessionnelle semble contredire cette première constatation. En fait, cette diminution nous amène à un second constat : " s'il est vrai que l'homogamie socioprofessionnelle diminue cela ne signifie pas que l'attitude homogame soit moins générale : "En fait, il est probable qu'elle a simplement changé de critères" "[11]. Ainsi, si l'homogamie socioprofessionnelle diminue c'est parce qu'aujourd'hui " la logique est moins professionnelle ; elle renvoie surtout à la valeur sociale et culturelle des conjoints "[12]. Même au niveau du statut acquis il est probable que les individus basent leur choix sur des critères différents qu'auparavant. Ainsi, ce n'est plus tant la profession qui influencerait le choix que la valeur sociale (et financière) à laquelle cette profession renvoie. En outre, il semble que l'accent soit également mis sur la valeur culturelle du partenaire (niveau d'éducation, goûts,…).

1.3. Les médiations
Les chercheurs précédemment cités ne se sont pas contentés de constater l'homogamie mais ont également cherché des explications à ce phénomène. Puisque les familles n'interviennent plus directement dans le choix du conjoint et que l'amour devient le moteur de ce choix, il reste à expliquer par quels moyens l'homogamie se produit encore si souvent. Des médiations doivent intervenir afin que les personnes semblables se rencontrent et surtout se choisissent.

En fait, deux mécanismes sociaux (largement inconscients) influent en faveur de l'homogamie : la segmentation des lieux de rencontre et les catégories de perception et de jugement amoureux. A ces médiations nous pouvons ajouter l'intervention de la famille lors du début de vie en couple.

Le lieu de la rencontre
" N'importe qui n'épouse pas n'importe qui, parce que n'importe qui ne rencontre pas n'importe qui "[13] : telle est la conclusion à laquelle aboutissent Michel Bozon et François Héran[14] lorsqu'ils approfondirent l'étude sur l'influence des lieux de sociabilité sur le choix du conjoint qu'avait menée Alain Girard. Pour ces auteurs, les formes de sociabilité constituent la principale médiation, la première sélection. En effet, le fait que l'espace soit cloisonné socialement, augmente les chances pour quelqu'un de rencontrer une personne de même statut social. Il y a une hiérarchie des espaces de rencontre qui se manifeste particulièrement dans les classes supérieures.

Ainsi, ce premier mécanisme prend " la forme d'une sociabilité socialement structurée, fondée pour l'essentiel sur l'opposition entre des lieux clos et des lieux ouverts, qui tend à recouvrir l'opposition entre classes supérieures et classes populaires "[15]. En effet, les auteurs constatent que les classes populaires fréquentent davantage " les lieux publics, ouverts au tout venant, sans autre principe de sélection éventuel qu'un modique droit d'entrée "[16] (fêtes publiques, rue, cafés, lieux de promenade,…) alors que les classes supérieures préfèrent les lieux réservés ou choisis, c'est-à-dire "des espaces étroits où n'entre pas qui veut " pour lesquels " l'admission n'y est pas seulement subordonnée à l'acquittement d'un droit d'entrée, elle repose sur l'application d'un numerus clausus qui peut être obtenu formellement, par le recours à des épreuves de sélection ou à des procédures de cooptation, ou, sur un mode plus symbolique, par l'effet dissuasif qu'exercent certaines règles de comportement propres à l'institution "[17] (association ou club, lieu d'études ou de travail, boîte de nuit,…). Enfin, les lieux privés, c'est-à-dire les formes de sociabilité entre amis ou en famille, sont choisis par les membres des professions libérales.

Cette différenciation des lieux de rencontre en fonction du statut de ceux qui le fréquentent, a de multiple causes : stratégies purement matrimoniales ou stratégies de sociabilité de la part des parents ou des individus eux-mêmes, situation de fait ou effet de l'habitus[18*], il est difficile de distinguer dans le choix de la fréquentation d'un lieu ce qui résulte du choix de l'individu lui-même ou de celui de ses parents ou encore d'évaluer la part de conscient ou d'inconscient.
On peut néanmoins supposer que " la vision stratégique de la prospection matrimoniale des lieux de sociabilité est loin d'être majoritaire et ne s'impose qu'à des catégories d'agents très particuliers, contraintes d'expliciter ce qui normalement va de soi "[19]. En effet, pour tomber amoureux, il vaut mieux ne pas connaître ces stratégies qui enlèveraient toute la spontanéité et le hasard nécessaire à l'amour.
C'est pourquoi, si les parents on davantage tendance à mettre en lumière cette segmentation des lieux en orientant leurs enfants dès leur plus jeune âge, les individus eux-mêmes ont rarement à le faire : " si les stratégies matrimoniales sont inutiles pour la recherche d'échanges équilibrés, c'est parce que le choix du conjoint est préparé par des stratégies éducatives "[20].

Les catégories du jugement amoureux
C'est au travers des jugements que chacun porte sur les personnes qu'il rencontre que s'effectue pour Michel Bozon[21] la deuxième sélection : " les jugements amoureux se trouvent donc être aussi des classements sociaux : les appréciations sur les personnes se construisent en effet à partir de catégories de perception intériorisées, qui différent selon le milieu d'origine et selon le sexe "[22].

Un bref détour par l'œuvre de Pierre Bourdieu s'impose. Dans son livre " La distinction : critique sociale du jugement "[23], Pierre Bourdieu nous montre que le goût (que ce soit en matière d'art, d'alimentation, de sport, de vêtements ou de partenaire amoureux) n'est en rien une donnée naturelle mais que celui-ci est " une disposition acquise à "différencier" et "apprécier" "[24] et donc un produit de l'éducation.
En effet, l'habitus est " à la fois principe générateur de pratiques objectivement classables et de systèmes de classement de ces pratiques "[25]. Ceci signifie que chacun de nous acquiert tout au long de son existence des manières d'être, de faire mais aussi de classer (donc des goûts) selon le(s) milieu(x) dans le(s)quel(s) il évolue. Ces schèmes classificatoires permettent de différencier et de distinguer les pratiques et les goûts des autres (ainsi que les siennes) selon l'origine, la classe sociale de ceux-ci. Ces schèmes sont d'autant plus efficaces qu'ils fonctionnent en deçà du discours et de la conscience (et sont donc largement hors contrôle).
Dès lors, pour Pierre Bourdieu, il va donc de soi que le goût assortit des gens semblables car " ceux que nous trouvons à notre goût mettent dans leurs pratiques un goût qui n'est pas différent de celui que nous mettons en œuvre dans la perception de leurs pratiques "[26].

Ainsi, lors d'une première rencontre l'apparence physique (taille, silhouette, couleur de cheveux ou attributs tel que des lunettes) et d'autres éléments de comportement tels que la façon de parler ou la tenue vestimentaire jouent un rôle premier car ce sont ces éléments qui nous conduisent instantanément à des appréciations d'ordre esthétique mais aussi psychologique, intellectuel, relationnel et finalement social. Ce premier jugement est néanmoins confirmé (ou infirmé) par la suite lorsque les partenaires se connaissent davantage. En effet, les jugements sur l'apparence physique ne sont qu'une étape parmi un ensemble de jugements sur les qualités psychologiques, morales et intellectuelles permettant à chacun d'apprécier son éventuel partenaire selon ses propres goûts[27].

Les catégories de perception ne différent pas seulement selon le milieu d'origine mais également selon le genre. Dans son étude, Michel Bozon a pu constater que si les femmes prêtaient davantage attention à l'apparence physique de l'homme en vue d'y repérer des indices traduisant le capital social ou culturel de celui-ci, elles passent également plus vite à d'autres modes d'appréhension de la personnalité, ce qui leur permet de relativiser leurs premières appréciations. A l'inverse les hommes qui ont à l'origine une perception moins fine des caractéristiques physiques, sont plus attirés par le physique des femmes et s'intéressent plus longtemps à l'apparence[28].

Les modalités de mise à l'épreuve du couple
Si l'intervention de la famille n'est plus aussi directe qu'autrefois, on ne peut pour autant dire qu'elle soit inexistante mais plutôt qu'elle se fait plus discrète et moins intense. Le délai actuel qui existe entre la première rencontre et l'engagement véritable, laisse le temps aux proches d'influer sur le choix. Ainsi, un écart trop grand entre deux conjoints suscitera probablement des réactions de la famille qui tentera, sans trop le montrer, d'éloigner les partenaires[29].
De plus, cette entrée progressive dans la vie de couple permet aux partenaires eux-mêmes de tester la faisabilité de leur couple en vérifiant leur compatibilité.

De nos jours, les premiers temps d'un couple agissent donc comme un filtre : " Si les unions passagères deviennent plus ouvertes, plus hétérogames, les premiers temps de la vie à deux, en vérifiant la capacité d'entente entre les partenaires, fonctionnent comme un filtre : les unions les plus atypiques disparaissent, alors que les plus homogames (ou les plus complémentaires) se maintiennent "[30].

1.4. Au-delà de l'homogamie : la complémentarité sexuelle
L'importance qu'a pris le concept d'homogamie à la suite de l'enquête d'Alain Girard a conduit à négliger les éléments qui ne " rentraient " pas dans cette théorie. Ainsi, des différences élémentaires tels que les différences d'âge ou de taille ont souvent été " oubliées ".

En fait, le choix d'un conjoint ne résulte pas uniquement d'une recherche d'équivalence sociale mais aussi d'une recherche de complémentarité sexuelle. Ainsi, comme nous l'avons esquissé précédemment, les hommes et les femmes ne prêtent pas attention aux mêmes indices lors d'une première rencontre. De même, lorsque hommes et femmes ont à se présenter explicitement, ils ne mettent pas les mêmes éléments en évidence : les femmes décrivent surtout leur apparence et leurs qualités alors que les hommes insistent sur leur travail et leurs propriétés[31]. Cette attention et présentation différentes sont le reflet par anticipation des futurs rapports familiaux : " la dépendance objective qui caractérise la situation des femmes dans le couple se réfracte dans la mise en scène "[32].

En effet même si les femmes ont conquis le marché du travail, c'est toujours le statut de l'homme qui donne son statut au couple alors que celui de la femme reste de peu d'importance. En outre, la femme est encore vue comme un objet symbolique : " objet de contemplation et de désir, mais aussi agent spécialisé dans la représentation, le contact et la reproduction culturelle "[33]. On comprend dès lors que la femme recherche dès le début des indices du statut de l'homme et que celui-ci attache autant d'importance à l'apparence de la femme.

Aussi, la question des ressemblances et des différences entre conjoints est en fait très complexe : d'un côté, la recherche de points communs ne se limite pas au statut social et d'un autre côté les individus recherchent également des différences de natures diverses.

 

2. LA SOCIABILITÉ SUR INTERNET

2.1. Quelques définitions
Internet, contraction des mots " international network ", relie tous les réseaux informatiques et fait donc communiquer tous les ordinateurs de la planète qui y sont reliés. Ce réseau engendre un nouvel espace que l'on nomme habituellement cyberespace : " le cyberespace est le nom que certains donnent à cet espace conceptuel où des mots, des liens affectifs, des données, de l'information et du pouvoir sont produits par ceux qui utilisent la télématique "[34].

Ainsi, outre l'incroyable mise en commun d'informations offertes sur Internet, l'on y retrouve également de nombreux services de communication dont voici un petit descriptif [35] :
- La messagerie électronique (mail) est un moyen de communication interpersonnel qui se présente en mode asynchrone. Le mail permet l'échange de messages textuels, d'illustrations ou de fichiers entre deux personnes. Chaque utilisateur dispose d'une boite aux lettres et d'une adresse électronique.
- La messagerie instantanée est aussi un moyen de communication interpersonnel mais en mode synchrone. Elle permet l'échange de messages ou de fichiers en temps réel. La plupart des logiciels de messageries instantanées permettent également l'échange vocal ou encore l'utilisation de Webcams (petites caméras digitales).
- Les forums ou newsgroups (groupes de discussion) sont des médias communautaires qui tout comme le mail se présentent en mode asynchrone. Ce sont des conférences thématiques qui rassemblent des utilisateurs par centres d'intérêt. Chacun peut dans ces forums participer et contribuer au débat par l'envoi de messages.
- Le " chat "[36*] est également un média communautaire mais se présentant cette fois en mode synchrone. Il permet des conversations sous forme de textes (parfois également oralement) entre plusieurs utilisateurs, réunis en salon ou " room ", et ce en temps réel. Les logiciels de " chat " permettent également la communication interpersonnelle via les messages privés.

Internet permet donc à des personnes éloignées (mais parfois proches) de communiquer et crée de la sorte de nouveaux lieux et modes de sociabilité que nous allons maintenant décrire.

2.2. Profil des utilisateurs d'Internet
Si beaucoup voient dans Internet et ces divers services de communication à distance, l'outil idéal pour relier l'ensemble de la population mondiale, il n'en est rien dans les faits. On est loin du " village global " tant prôné et espéré. On constate, en effet, qu'Internet loin de rapprocher les gens d'horizons différents, renforce les inégalités Nord/Sud ainsi que celles existant au sein des pays développés. Ceci peut aisément se comprendre si l'on s'intéresse aux conditions d'accès au réseau. Le principal frein est d'ordre économique : même si se connecter à Internet devient de moins en moins cher, cela reste hors de prix pour la majorité de la population terrestre. De plus, des compétences techniques (utilisation d'un ordinateur et de ses programmes) et culturelles (langage écrit au minimum) sont indispensables à la CMO.

Ainsi, si l'on regarde les statistiques concernant les personnes connectées à Internet, on s'aperçoit que l'utilisateur moyen est un homme de moins de 35 ans, parlant anglais, ayant un niveau d'instruction élevé et un haut niveau de revenus[37]. L'accès au réseau reste donc principalement réservé à l'élite.

Plus précisément, on constate qu'au niveau mondial : 378 millions d'internautes habitent l'Amérique du Nord (161 millions rien que pour celle-ci) et l'Europe. Par contre, la région Asie-Pacifique qui représente deux tiers des habitants du monde ne compte que 90 millions d'utilisateurs (soit 23.6% du total). De même, l'Amérique latine ne compte que 15 millions d'utilisateurs, le Moyen-Orient 2,4 millions et l'Afrique 3,11 millions[38].

Une " fracture numérique " existe également au sein des pays développés et est plus importante en Europe qu'aux Etats-Unis qui comptent d'ailleurs un pourcentage plus élevé de connectés (53% de la population des Etats-Unis est connectée contre 25% des européens). On constate par exemple, qu'il y a plus de connectés parmi les personnes aux revenus élevés ou parmi les hommes[39]. Enfin, il existe en Europe d'importants écarts entre les pays du Nord et du Sud.

Même si on peut constater que cette " fracture numérique " tend à diminuer du fait entre autre de la baisse des prix et de la plus grande facilité d'utilisation des logiciels, actuellement on ne rencontre pas n'importe qui sur la toile mais essentiellement des personnes des pays développés, instruites et aux revenus relativement élevés.

2.3. Critères de regroupement
Si la plupart des utilisateurs sont issus des classes favorisées, ils ne sont pas pour autant identiques : Internet regroupe des individus de nationalités, genres, cultures et statuts sociaux différents. Il est donc intéressant dans un deuxième temps, de voir comment ces individus se regroupent. Ou, autrement dit, sur quels critères les gens décident-ils de se rassembler ?

Pour plusieurs auteurs, dont notamment Howard Rheingold[40] ou Pierre Lévy[41], l'originalité d'Internet est d'abolir les frontières géographiques mais aussi les barrières sociales habituelles (telles que l'âge, le statut, la race,…) car sur le réseau les gens se rencontrent sans disposer des indices sociaux disponibles en situation de face-à-face. Dès lors, le moteur principal de réunion se fonde sur les intérêts en commun. Les communautés ne se forment pas en fonction de la proximité physique, ni en fonction de l'appartenance sociale, ni de l'âge mais en fonction des centres d'intérêt de chacun.

Cependant, il nous semble devoir nuancer cette vision des communautés virtuelles libres de toute influence sociale ou géographique. Tout d'abord, comme nous le montrent Verville et Lafrance[42], le virtuel n'abolit pas les frontières géographiques : la langue et le décalage horaire réduisent les contacts entre les personnes de nations éloignées.
De plus, selon Hugues Draelants[43] notamment, les gens fréquentant les forums et " chats " recherchent des personnes semblables (homophilie) et ont donc tendance à se regrouper sur des salons, il est vrai selon leur centre d'intérêt, mais aussi selon leur âge, leur région ou encore leur religion. Il faut également noter que pour ce qui
est des " chats " de nombreux salons n'ont pas de véritable thème mais s'intitulent par exemple " dialogue et rencontres " ou " chat " (le seul critère de regroupement étant ici l'envie de communiquer).
Enfin, nous pouvons à nouveau nous référer à Pierre Bourdieu[44] et affirmer que les centres d'intérêt (qui sont des goûts) sont eux aussi dépendants de l'origine sociale et culturelle. Ceci aurait comme conséquence qu'en se regroupant selon leurs passions les individus se regroupent en partie selon leurs statuts.

En conclusion, il nous semble que si les centres d'intérêts jouent un rôle dans le regroupement des personnes sur Internet, dire que celui-ci est le seul facteur résulte d'une vision optimiste, voire utopique qui veut faire d'Internet le lieu rêvé où disparaîtraient les différences et inégalités entre les individus du monde entier.

2.4. Caractéristiques de la CMO (communication médiée par ordinateur)
La principale caractéristique de la CMO qui la distingue d'une interaction de face-à-face est l'absence physique. En situation de face-à-face différents indices nous sont donnés par l'environnement physique (lieu de la rencontre) et par l'apparence physique de notre interlocuteur (traits physiques, habillement, gestuelle, intonation de la voix,…). Ces indices nous fournissent des informations sur le statut de la personne, mais aussi pour la bonne compréhension du message (un sourire nous indiquant par exemple que le contenu du message est à prendre ironiquement) ou encore sur l'état de la relation. Tous " les indicateurs " naturels " de la valeur sociale - le corps, l'allure, les manières, le vêtement, la voix "[45] sont donc absents de
la communication médiée par ordinateur : sur le réseau, les interactions ont lieu principalement par écrit entre personnes anonymes pouvant dès lors se mettre en scène comme elles le désirent.

Du fait de cette spécificité, une première réaction consiste à se montrer pessimiste vis-à-vis de ce nouveau mode de communication, n'y trouvant pas les " ingrédients " nécessaires au bon déroulement d'une interaction. La tromperie, l'absence d'engagement, l'absence d'émotion, les erreurs de compréhension, les insultes semblent caractériser a-priori cette nouvelle forme d'interactions.

Or le développement des CMO et la naissance de nombreuses amitiés sur Internet contredit cette première impression. Dès lors, de nombreuses recherches (Byrne, Draelants, Jones, Parks,…) se sont attachées à comprendre comment ces relations se déroulaient et ce malgré l'absence d'éléments habituellement utilisés en communications face-à-face :

2.5. Interactions et stratégies de communication sur Internet
En fait, l'absence des marqueurs " naturels " n'empêche en rien les interactions et la naissance de relations mais elle contribue à l'introduction de " nouveautés communicationnelles ". Puisque les internautes ne peuvent se baser sur l'apparence physique des autres, ils ont développés des méthodes alternatives basées sur ce dont ils disposent. Ainsi, on constate que les deux principales adaptations sont, d'une part, la création d'un " écrit oralisé "[46] permettant à le fois de s'exprimer rapidement par écrit (grâce aux abréviations et au peu d'intérêt que suscite l'orthographe) mais surtout de transmettre aux autres des indices habituellement corporels ou contextuels. Les émotions, actions ou attitudes sont donc exprimées soit en toutes lettres, soit à l'aide d'émoticons (imitation d'expressions faciales à l'aide des signes de ponctuation) ou encore à l'aide d'abréviations (par exemple " mdr " pour mort de rire) ou de certaines polices (écrire majuscule signifiant que l'on crie). D'autre part, une série de normes et de sanctions (" nétiquette "[47]) sont appliquées par les " chatteurs " afin de minimiser les risques de conflit dûs au manque d'indices contextuels ou aux dérives qu'entraînent l'anonymat .

Cependant si l'utilisation d'un écrit oralisé et l'application des normes permet d'éviter en partie les erreurs de compréhension et d'évaluer l'état de la relation, ils n'aident pas à obtenir des informations sur autrui ni à en évaluer la véracité. Nous allons donc voir comment peut se dérouler une interaction sur Internet et quelles sont les stratégies utilisées par les " chatteurs " pour découvrir qui se cache derrière l'écran. Pour ce faire, nous suivrons l'analyse d'Elisabeth Byrne[48] en décomposant le déroulement d'une relation " virtuelle " en étapes successives.

La première étape est celle de la sélection d'un éventuel partenaire de discussion qui ne peut comme dans la vie réelle se baser sur l'apparence physique, apparence qui fournit normalement un ensemble d'informations sur le genre, la race, l'âge, le statut… Dès lors, le choix doit se baser sur d'autres éléments disponibles tels que le salon choisi par la personne ou le pseudonyme qui peut éventuellement témoigner de diverses caractéristiques (sexe, âge, lieu…). Dans certains cas, la présence de " profil " (sorte de fiche d'identité virtuelle) permet aux internautes d'obtenir des informations telles que le sexe, le prénom, l'âge ou encore le lieu. En outre, les interventions publiques sont autant d'indices (qualité de l'écrit, opinions…) permettant de découvrir une personne et de décider si l'on désire lui parler en privé.

Une fois une personne sélectionnée sur base des indices précédemment cités et en admettant que celle-ci désire également échanger, la conversation est généralement ouverte par une série de questions et de réponses concernant des éléments socio-démographiques de base. Ainsi, une question fréquente en début d'échange est " asv ? ", c'est-à-dire âge-sexe-ville.

Si les deux interlocuteurs sont satisfaits, ils poursuivent l'échange et la découverte d'informations et ce toujours à l'aide de questions-réponses. Ainsi, petit à petit, au fil des échanges, les deux partenaires se forment une idée de l'autre sur base des informations et des discussions échangées et petit à petit se confient des informations de plus en plus intimes.

Néanmoins, jusqu'à présent rien dans ce que nous avons évoqué, ne permet aux partenaires de s'assurer de la véracité des propos avancés. En effet, on ne peut imaginer d'amitié sans confiance mutuelle or l'absence physique et l'anonymat propre à Internet rendent particulièrement aisée la tromperie. C'est pourquoi une tâche essentielle des internautes est de s'assurer que celui (ou celle) avec qui il converse est bien ce qu'il/elle dit être.

Pour certains chercheurs (Jones, Parks) c'est le temps qui permet de s'assurer de cette confiance car c'est seulement au fil de nombreux échanges que l'on peut tester la cohérence du propos de l'autre. Cependant, s'il est vrai que dialoguer par écrit prend davantage de temps qu'oralement, les conversations virtuelles sont également plus directes car, dégagées du contexte physique habituel, elles se focalisent sur la découverte de l'autre[49]. De plus, le fait d'être " caché " derrière un écran et anonyme contribuent à libérer certains " chatteurs " qui se livrent plus facilement et abordent plus rapidement des questions personnelles[50]. Dès lors, si un des moyens de s'assurer de la véracité des propos de l'autre est de tester la cohérence de ses dires au fil des échanges, il n'est pas sûr que cela prenne davantage de temps que pour une relation face-à-face. Il s'agit davantage pour les partenaires d'user de perspicacité : poser les bonnes questions, relever la moindre contradiction…
Le recours à d'autres médias est une seconde " stratégie " visant à découvrir réellement l'autre. L'échange de photos, l'utilisation de webcams, les appels téléphoniques et enfin la rencontre " réelle " permettent de vérifier les informations obtenues précédemment par écrit.

Ainsi, contrairement à un a-priori courant, Internet n'est pas nécessairement le lieu de l'imposture. L'absence physique pousse simplement les " chatteurs " à développer des " techniques " leur permettant de s'assurer (ou presque mais cela vaut partout) de l'identité d'autrui. Ces techniques reposent essentiellement sur le bon usage des questions et la recherche d'incohérence ainsi que sur l'utilisation d'autres médias afin de comparer les différentes informations obtenues.

 

3. QUESTIONNEMENT ET HYPOTHÈSES

Ayant défini le cadre théorique dans lequel s'inscrit notre recherche, il nous reste maintenant à développer et à articuler nos questions de recherche et hypothèses ainsi que les concepts pertinents.

3.1. Questions de recherche et hypothèses

Dans un premier temps, il s'agira de voir si les couples s'étant rencontrés sur Internet sont homogames mais aussi et surtout de voir de quel " type " d'homogamie il s'agit. Nous faisons donc comme hypothèse que ces couples sont majoritairement homogames. De plus, tout comme les travaux sur le choix du conjoint constatent une diminution de l'homogamie sociale et socioprofessionnelle en faveur de l'homogamie culturelle, nous supposons qu'il en va de même pour les rencontres " virtuelles ".
Pour ce qui est de l'homogamie géographique, nous faisons comme hypothèse qu'Internet devrait favoriser le déclin de celle-ci sans pour autant la supprimer. En effet, si Internet permet à des personnes éloignées de communiquer, le fait que certains se regroupent selon leur région ou encore que l'une des premières questions concerne le lieu d'habitation doit diminuer la probabilité de relations exogames.

Si Internet favorise les relations homogames (essentiellement d'un point de vue culturel), nous devons nous demander dans un second temps, si de nouvelles médiations entrent en jeu et quelle est l'influence de ces médiations sur le choix homogame. Nous faisons comme hypothèse que les médiations pointées précédemment par les chercheurs restent valables sur la toile bien que de légères modifications apparaissent.

Ainsi, concernant le premier filtre qu'est le lieu de rencontre, nous avons vu qu'Internet crée une segmentation des lieux de rencontre et ce d'une part car l'accès au net est encore réservé aux strates aisées de la population et d'autre part du fait du regroupement des individus selon leur centre d'intérêt, leur lieu de résidence, leur âge ou d'autres caractéristiques sociales. Pour reprendre la typologie de Michel Bozon et François Héran, il nous semble donc que, même s'il tend à devenir un lieu ouvert, Internet reste encore un lieu réservé ce qui devrait favoriser les relations homogames au moins socialement (mais peu géographiquement).

Ensuite, les catégories de perception et les jugements qu'elles entraînent, agissent également comme un second filtre, mais alors que l'apparence physique joue un rôle important en relation de face-à-face, son absence entraîne dans un premier temps l'accentuation du rôle d'autres caractéristiques. En effet, dans les rencontres " réelles ", les jugements sur l'apparence physique[51*] jouent un rôle premier et sont confirmés par la suite par les jugements d'ordre psychologique et intellectuel. Sur Internet, une première série de jugements concerneront ce que nous appellerons " l'apparence virtuelle " (pseudo et qualité de l'écrit principalement) mais porteront également dès le départ sur des caractéristiques socio-démographiques (du profil) et sur les opinions ou le caractère de la personne. Ces appréciations se poursuivront et seront confirmées (ou infirmées) grâce à de plus amples informations sociales (dites explicitement), grâce aux conversations qui dévoileront les traits psychologiques, moraux et intellectuels de la personne et enfin grâce à l'apparence physique (photo et/ou webcams, voice/téléphone et enfin rencontre réelle). Cette inversion des jugements pourrait favoriser l'homogamie culturelle entre les conjoints.

Enfin, nous supposons que les modalités de mise à l'épreuve du couple interviennent de la même manière que pour une rencontre " traditionnelle ", en jouant le rôle de troisième filtre. Nous faisons comme hypothèse que la rencontre physique est suivie d'une période plus ou moins longue où les partenaires cherchent à tester la faisabilité de leur couple et leur compatibilité. C'est également durant cette période que les parents peuvent tenter d'influer sur le choix de leurs enfants. Nous supposons que cette intervention sera discrète sauf si l'écart entre les conjoints est trop important.

Notons que nous nous pencherons également sur l'intervention parentale avant la mise en couple. En effet, comme nous l'avons vu l'éducation des parents oriente à la fois la construction des catégories de perception mais aussi la fréquentation de lieux. A ce sujet, nous faisons comme hypothèse que l'influence parentale est faible en ce qui concerne la fréquentation d'Internet, la technologie étant encore récente et peu connue.

3.2 Modèle d'analyse

 

4. METHODOLOGIE

4.1. Une démarche semi-inductive
Afin de mener à bien notre recherche, nous avons adopté une démarche semi-inductive qui se situe entre une approche déductive et une approche inductive. Alors qu'une démarche déductive consiste à établir des hypothèses et un cadre théorique préalablement à la récolte de données, données qui ne servent alors que d'instance de vérification, l'approche inductive consiste à construire l'objet peu à peu en partant du terrain, terrain qui devient alors le point de départ de la problématisation plus qu'une instance de vérification.

Plutôt que de trancher entre ces deux extrêmes, il nous a vite semblé plus pertinent d'opter pour une démarche se situant entre les deux, pour une démarche semi-inductive. Ainsi, nous avons élaboré notre cadre théorique et notre modèle d'analyse sur base de nombreux ouvrages sur le choix du conjoint et sur la sociabilité sur Internet. Nous avons ensuite basé notre collecte de données (aspect déductif) sur ce modèle d'analyse. Mais nous n'avons pas clôturé notre démarche à ce stade, la construction de notre modèle s'est au contraire poursuivie tout au long du processus de recherche (notamment en ce qui concerne la naissance de la relation amoureuse sur Internet qui est un objet nouveau), ce qui constitue le côté plus inductif de notre recherche.

En somme, le terrain nous a servi à la fois d'outil de vérification de nos hypothèses, de notre modèle d'analyse, et d'outil de " découverte " d'aspects neufs de l'objet, menant à une réorientation de la définition de cet objet.

4.2. La collecte des données
Dans cette perspective semi-inductive, l'instrument de collecte le plus pertinent est l'entretien semi-directif. En effet, il permet à la fois de poser des questions sur base du modèle d'analyse initial et donc d'obtenir des informations relatives à nos hypothèses, tout en laissant la liberté aux interviewés de sortir de ces hypothèses et d'ouvrir de nouvelles pistes. Dans un premier temps, nous avons donc réalisé six entretiens de ce type.
Après avoir réalisé ces entretiens, riches en informations, nous avons choisi de poursuivre la récolte de données mais cette fois en profitant de l'outil Internet. Il n'est en effet pas évident de trouver des personnes ayant rencontré leur conjoint sur le net (essentiellement parce que cette pratique est encore peu répandue) et l'un des grands avantages d'Internet est de rassembler un nombre important de personnes issues d'espaces géographiques éloignés.
Nous avons ensuite très vite opté pour l'envoi de questionnaire par courrier électronique plutôt que pour la réalisation d'entretiens via messagerie instantanée (de type MSN). D'après notre propre expérience en matière de dialogue instantané et suite à la réalisation d'un entretien via messagerie instantanée dans le cadre d'une autre recherche, il nous a semblé que ce mode de communication n'était pas des plus adéquats pour ce genre de travail et ce pour diverses raisons. Tout d'abord, il nous est apparu que la plupart des gens ne possèdent pas de micros. L'entretien doit donc se faire par écrit, or l'exigence de rapidité entraîne une série d'inconvénients, du moins pour un entretien : utilisation d'abréviations auxquelles il faut être familiarisé, fautes d'orthographe et de frappe rendant parfois la lecture difficile et surtout, brièveté des réponses, ce qui n'est pas l'idéal pour le chercheur. En outre, nous savons qu'il est très courant pour les utilisateurs de ce type de messagerie, de faire plusieurs tâches en même temps (plusieurs conversations, surf sur le net,…). Dès lors, ceux-ci risquent d'être distraits et peu concentrés sur les questions, le temps de réponse s'allonge (paradoxe pour une communication dite instantanée) et le chercheur risque d'être frustré par cette brièveté des réponses et par le temps d'attente.

Ces inconvénients nous ont donc convaincus d'opter pour le questionnaire (même si nous verrons que ce mode de collecte comporte lui-même des désavantages). Après avoir établi un questionnaire type[52*] sur base des entretiens précédemment réalisés, nous avons recherché sur Internet des forums dont le sujet tournait autour des relations amoureuses nées sur la toile. Une fois ces forums trouvés[53*], nous y avons déposé un message demandant aux personnes ayant vécu une expérience amoureuse sur Internet (réussie ou non)[54], si elles acceptaient de répondre à un questionnaire sur ce sujet. Nous avons dès le lendemain obtenu des réponses et avons envoyé des questionnaires à ces personnes par courrier électronique. Treize réponses nous sont parvenues en un mois[55*].

Comme tout mode de collecte de données, celui-ci a ses avantages et inconvénients. Parmi les avantages, nous avons déjà mentionné plus haut, une plus grande facilité à trouver des personnes puisque Internet rassemble quelques centaines de millions d'Internautes du monde entier. Ceci est évidemment d'autant plus important, que le sujet concerne de près les internautes.
Ce mode de récolte de données fait également gagner un temps considérable au chercheur puisqu'il ne nécessite ni déplacement, ni retranscription.
De plus, ce mode de communication anonyme encourage les personnes interrogées à se confier davantage qu'elles ne le feraient en situation d'entretien classique. Nous avons effectivement vu que l'anonymat peut contribuer à lever les inhibitions de certains et les encourager à en dire un maximum même sur les choses les plus intimes. Cet avantage n'est pas à négliger dans une recherche comme la nôtre qui aborde le sujet des relations amoureuses et intimes.
Enfin, l'analyse est facilitée du fait de la stabilité des questions d'un questionnaire à l'autre.

Si les avantages sont nombreux, il faut aussi être conscient, en tant que chercheur, des inconvénients liés à ce type de collecte. Nous en avons trouvé principalement deux. Le premier inconvénient du questionnaire est qu'il entraîne généralement des réponses courtes. Si lors d'un entretien, il n'est pas rare qu'une personne parle pendant 15 minutes sans s'arrêter, il est par contre peu fréquent de trouver des réponses de plus de 10 lignes à un questionnaire. En fait, alors que les plus prolixes nous ont raconté leur rencontre en une trentaine de lignes, la plupart l'ont fait en 3-4 lignes. Ceci limite donc la richesse du matériau, surtout que, contrairement à un entretien, le chercheur ne peut relancer l'interviewé quand celui-ci est trop bref. Il risque donc de se sentir frustré à plus d'une occasion bien qu'il puisse toujours contacter la personne par mail pour des précisions.
Mais ceci nous amène à la deuxième limite du questionnaire : l'absence de spontanéité propre à la conversation. Contrairement à un entretien ou l'interviewé doit répondre dans les secondes qui suivent, l'Internaute peut lui prendre des heures, voire des jours avant de répondre. Il a donc tout le temps de réfléchir aux questions et de construire son discours qui sera donc moins spontané. Cet inconvénient devrait être moindre avec des personnes habituées à la communication virtuelle qui se veut rapide et proche de l'oral. Le chercheur peut également demander en introduction au questionnaire que les réponses soient les plus spontanées possible (il ne possède évidemment aucun moyen de vérification).
Notons enfin que des biais présents dans l'entretien classique seront aussi présents dans ce type de collecte de données. Nous pensons notamment, aux " fables de vie " décrites par Jean-Claude Kaufmann : " les gens nous racontent parfois des histoires, loin de la réalité, non parce qu'ils mentent à l'enquêteur, mais parce qu'ils se racontent eux-mêmes une histoire à laquelle ils croient sincèrement, et qu'ils racontent à d'autres qu'à l'enquêteur "[56].

4.3. L'analyse des données
En ce qui concerne le traitement des données obtenues grâce aux entretiens et questionnaires, nous avons procédé en deux temps. Tout d'abord, chaque entretien ou questionnaire a été lu attentivement à plusieurs reprises et ce d'une part, afin de procéder à une analyse thématique (les thèmes étant issus des hypothèses, nous y associons les extraits correspondants) et d'autre part afin de relever des informations nouvelles qui, reprises sur des fiches, sont devenues de nouveaux thèmes. Il ne s'agissait donc pas seulement de relever ce qui était intéressant pour nos hypothèses mais également d'ouvrir de nouvelles pistes.

Après cette analyse en profondeur de chaque entretien et questionnaire, nous avons effectué une comparaison horizontale par thème afin de dégager les tendances majeures pour chacun de ceux-ci et d'aboutir finalement à l'analyse sociologique qui suit.

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[1] Girard Alain, Le choix du conjoint. Une enquête psycho-sociologique en France, Paris, PUF, 1964.

[2] Kellerhals Jean et alii, Mariages au quotidien : inégalités sociales, tensions culturelles et organisation familiale, Lausanne, Favre , 1982, pp. 51-89.

[3]De Singly François, Fortune et infortune de la femme mariée, Paris, PUF, coll. Economie en liberté, 1987, p. 27.

[4] Kaufmann Jean-Claude, Sociologie du couple, Paris, PUF, Que sais-je ?, n°2787, 1993.

[5] Girard Alain, Le choix du conjoint. Une enquête psycho-sociologique en France, Paris, PUF, 1964 (basé sur une enquête française de 1959).

[6] Bozon Michel et Héran François, La découverte du conjoint I. Évolution et morphologie des scènes de rencontre, Population, n°6, nov-déc. 1987, pp. 943-986 (basé sur l’enquête « formation des couples » de l’INED en 1984)

[7] Vallet Louis-André, Activité professionnelle de la femme mariée et détermination de la position sociale de la famille. Un test empirique : la France de 1962 et 1982, Revue française de sociologie, vol 27, n°4, 1986, pp. 655-696.

[8] Bozon Michel et Héran François, La découverte du conjoint I. Évolution et morphologie des scènes de rencontre, Population, n°6, nov-déc. 1987, p. 946.

[9] Vallet Louis-André, Activité professionnelle de la femme mariée et détermination de la position sociale de la famille. Un test empirique : la France de 1962 et 1982, Revue française de sociologie, vol 27, n°4, 1986, p. 687.

[10] Kaufmann Jean-Claude, Sociologie du couple, Paris, PUF, Que sais-je ?, n°2787, 1993, p. 19.

[11] De Singly François, Théorie critique de l’homogamie , L’année sociologique, n°37, 1997, p. 186.

[12] De Singly François, Sociologie de la famille contemporaine , Paris, Nathan, coll. 128, n°37, 1993, p. 61.

[13] Kaufmann Jean-Claude, Sociologie du couple, Paris, PUF, Que sais-je ?, n°2787, 1993, p. 25.

[14] Bozon Michel et Héran François, La découverte du conjoint I. Évolution et morphologie des scènes de rencontre, Population, n°6, nov-déc. 1987, pp. 943-986 et La découverte du conjoint II. Évolution et morphologie des scènes de rencontre, Population, n° 1, janv-fév. 1988, pp. 121-150.

[15] Bozon Michel et Héran François, La découverte du conjoint II. Évolution et morphologie des scènes de rencontre, Population, n° 1, janv-fév. 1988, p. 144.

[16] Ibidem, p. 125

[17] Ibidem, p. 126.

[18*] Comme nous le verrons dans le point suivant, l’habitus et les goûts tendent à construire les affinités de chacun et donc à favoriser le regroupement entre personnes ayant les même goûts et donc la même origine sociale.

[19] Bozon Michel et Héran François, La découverte du conjoint II. Évolution et morphologie des scènes de rencontre, Population, n° 1, janv-fév. 1988, p. 140.

[20] De Singly François, Sociologie de la famille contemporaine , Paris, Nathan, coll. 128, n°37, 1993, p. 65.

[21] Bozon Michel, Apparence physique et choix du conjoint, in Louis Roussel et Thérèse Hibert (dir.), La nuptialité: évolution récente en France et dans les pays développés, Paris, PUF, 1991, pp. 91-110.

[22] Ibidem, p. 91.

[23] Bourdieu Pierre, La distinction: critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1992.

[24] Ibidem, p. 543.

[25] Ibidem, p. 190.

[26] Ibidem, p. 270.

[27] Bozon Michel, Apparence physique et choix du conjoint, in Louis Roussel et Thérèse Hibert (dir.), La nuptialité: évolution récente en France et dans les pays développés, Paris, PUF, 1991, pp. 91-110.

[28] Les différences entre hommes et femmes seront approfondies dans le point 1.4.

[29] Kaufmann Jean-Claude, Sociologie du couple, Paris, PUF, Que sais-je ?, n°2787, 1993.

[30] Ibidem, p. 26.

[31] De Singly François, Les manœuvres de séduction : une analyse des annonces matrimoniales, Revue française de sociologie, 25 (4), 1984, pp. 523-559.

[32] De Singly François, Théorie critique de l’homogamie , L’année sociologique, n°37, 1997, p. 197.

[33] Bozon Michel, Apparence physique et choix du conjoint, in Louis Roussel et Thérèse Hibert (dir.), La nuptialité: évolution récente en France et dans les pays développés, Paris, PUF, 1991, p. 97.

[34] Rheingold Howard, Les communautés virtuelles, Addison-Wesley, Editeur Reading, 1995, p. 6.

[35] Basé sur Verville Danièle et Lafrance Jean-Paul, L’art de bavarder sur Internet, Réseaux, 1999, n°97, p. 182.

[36*] Du verbe anglais « to chat » signifiant discuter.

[37] Draelants Hugues, Le "chat" : analyse sociologique d'un dispositif socio-technique de communication médiatisée par ordinateur, promoteur : Felice Dassetto, Louvain-la-Neuve, UCL, 2000, p. 100.

[38] Castells Manuel, La galaxie internet, Paris, Fayard, 2002, p. 259.

[39] Ibidem, p. 309.

[40] Rheingold Howard, Les communautés virtuelles, Addison-Wesley, Editeur Reading (Mass.), 1995.

[41] Lévy Pierre, Cyberculture, Paris, Odile Jacob, 1997.

[42] Verville Danièle et Lafrance Jean-Paul, L’art de bavarder sur Internet, Réseaux, 1999, n°97, p. 205.

[43] Draelants Hugues, Le "chat" : analyse sociologique d'un dispositif socio-technique de communication médiatisée par ordinateur, promoteur : Felice Dassetto, Louvain-la-Neuve, UCL, 2000, p. 101.

[44] Bourdieu Pierre, La distinction: critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1992.

[45] De Singly François, Les manœuvres de séduction : une analyse des annonces matrimoniales, Revue française de sociologie, 25 (4), 1984, p. 524.

[46] Draelants Hugues, Le "chat" : analyse sociologique d'un dispositif socio-technique de communication médiatisée par ordinateur, promoteur : Felice Dassetto, Louvain-la-Neuve, UCL, 2000, p. 71.

[47] Marcoccia Michel, La normalisation des comportements communicatifs sur Internet : étude sociopragmatique de la Netiquette, in Guégen et Tobin (éd.), Communication, société et internet, Paris, L'Harmattan, pp. 15-32.

[48] Byrne Elisabeth, The Formation of Relationships on Internet Relay Chat (IRC), University of Western Sydney, 1994.

[49] Idem.

[50] Baker Andréa, Cyberspace couples finding romance online then meeting for the first time in real life, CMC magazine, juillet 1998.

[51*] Lorsque nous parlons d’apparence physique, nous entendons les attributs « naturels » (tels que la taille, la couleur de cheveux,…), les accessoires (moustache, lunettes, habillement) et les comportements tels que la façon de parler ou l’allure.

[52*] Voir annexe I.

[53*] forums des sites suivants : www.affection.org, www.delireplus.net, www.alibiweb.com.

[54] Les critères de sélection étaient donc peu nombreux, notre volonté étant de ratisser au plus large.

[55*] Une liste des personnes interrogées par entretien et questionnaire (renommées pour respecter l’anonymat) se trouve en annexe II

[56] Kaufmann Jean-Claude, L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, coll. 128, n° 137, 1996, p. 68.

 

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