Explication de texte

 

Maupassant, Pierre et Jean, Chapitre VI (extrait).


L’extrait :

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Quand ils arrivèrent au bout du vallon, au bord de l'abîme, ils aperçurent un petit sentier qui descendait le long de la falaise, et sous eux, entre la mer et le pied de la montagne, à mi-côte à peu près, un surprenant chaos de rochers énormes, écroulés, renversés, entassés les uns sur les autres dans une espèce de plaine herbeuse et mouvementée qui courait à perte de vue vers le sud, formée par les éboulements anciens. Sur cette longue bande de broussailles et de gazon secouée, eût-on dit, par es sursauts de volcan, les rocs tombés semblaient les ruines d'une grande cité disparue qui regardait autrefois l'Océan, dominée elle-même par la muraille blanche et sans fin de la falaise.
"Ça, c'est beau", dit en s'arrêtant Mme Rosémilly.
Jean l'avait rejointe, et, le coeur ému, lui offrait la main pour descendre l'étroit escalier taillé dans la roche.
Ils partirent en avant, tandis que Beausire, se raidissant sur ses courtes jambes, tendait son bras replié à Mme Roland étourdie par le vide.
Roland et Pierre venaient les derniers, et le docteur dut traîner son père, tellement troublé par le vertige, qu'il se laissait glisser, de marche en marche, sur son derrière.
Les jeunes gens, qui dévalaient en tête, allaient vite, et soudain ils aperçurent, à côté d'un banc de bois qui marquait un repos vers le milieu de la valleuse, un filet d'eau claire jaillissant d'un petit trou de la falaise. Il se répandait d'abord en un bassin grand comme une cuvette qu'il s'était creusé lui-même, puis tombant en cascade haute de deux pieds à peine, il s'enfuyait à travers le sentier, où avait poussé un tapis de cresson, puis disparaissait dans les ronces et les herbes, à travers la plaine soulevée où s'entassaient les éboulements.
"Oh ! que j'ai soif !" s'écria Mme Rosémilly.
Mais comment boire ? Elle essayait de recueillir dans le fond de sa main l'eau qui lui fuyait à travers les doigts. Jean eut une idée, mit une pierre dans le chemin ; et elle s'agenouilla dessus afin de puiser à la source même avec ses lèvres qui se trouvaient ainsi à la même hauteur.
Quand elle releva sa tête, couverte de gouttelettes brillantes semées par milliers sur la peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage, Jean penché vers elle murmura :
"Comme vous êtes jolie !" Elle répondit, sur le ton qu'on prend pour gronder un enfant :
"Voulez-vous bien vous taire ?" C'étaient les premières paroles un peu galantes qu'ils échangeaient.
"Allons, dit Jean fort troublé, sauvons-nous avant qu'on nous rejoigne." Il apercevait, en effet, tout près d'eux maintenant, le dos du capitaine Beausire qui descendait à reculons afin de soutenir par les deux mains Mme Roland, et, plus haut, plus loin, Roland se laissait toujours glisser, calé sur son fond de culotte en se traînant sur les pieds et sur les coudes avec une allure de tortue, tandis que Pierre le précédait en surveillant ses mouvements.
Le sentier moins escarpé devenait une sorte de chemin en pente contournant les blocs énormes tombés autrefois de la montagne. Mme Rosémilly et Jean se mirent à courir et furent bientôt sur le galet. Ils le traversèrent pour gagner les roches.
Elles s'étendaient en une longue et plate surface couverte d'herbes marines et où brillaient d'innombrables flaques d'eau. La mer basse était là-bas, très loin, derrière cette plaine gluante de varechs, d'un vert luisant et noir.
Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du mollet et ses manches jusqu'au coude, afin de se mouiller sans crainte, puis il dit : "En avant !" et sauta avec résolution dans la première mare rencontrée.
Plus prudente, bien que décidée aussi à entrer dans l'eau tout à l'heure, la jeune femme tournait autour de l'étroit bassin, à pas craintifs, car elle glissait sur les plantes visqueuses.
"Voyez-vous quelque chose ? disait-elle.
- Oui, je vois votre visage qui se reflète dans l'eau.
- Si vous ne voyez que cela, nous n'aurez pas une fameuse pêche." Il murmura d'une voix tendre :
"Oh ! de toutes les pêches c'est encore celle que je préférerais faire." Elle riait :
"Essayez donc, vous allez voir comme il passera à travers votre filet.
- Pourtant... si vous vouliez ?
- Je veux vous voir prendre des salicoques... et rien de plus... pour le moment.
- Vous êtes méchante. Allons plus loin, il n'y a rien ici." Et il lui offrit la main pour marcher sur les rochers gras.
Elle s'appuyait un peu craintive, et lui, tout à coup, se sentait envahi par l'amour, soulevé de désirs, affamé d'elle, comme si le mal qui germait en lui avait attendu ce jour-là pour éclore.

 

ATTENTION! La présentation ci-dessous correspond à une METHODE POUR L'ORAL du bac qu'il est vivement conseillé de connaître pour une bonne utilisation de toute fiche ainsi présentée!

 

L’Intro :

La fin du XIX° siècle, fascinée par la science et ses progrès, voit s’exprimer en Littérature cette tendance dans le Naturalisme, véritable système d’analyse et d’explication du monde qui, autour de la forte personnalité de Zola se propose, principalement par le roman, d’expérimenter le monde réel.

Maupassant, influencé par le philosophe " pessimiste " Schopenhauer, propose dans ses romans comme dans ses nouvelles une vision très particulière des rapports hommes/femmes/nature. Dans Pierre et Jean (1888) le couple Jean/Mme Rosémilly, loin des modèles romantiques, semble constituer l’archétype du couple bourgeois dans lequel l’amour intervient éventuellement mais toujours après nombre de considérations plus pragmatiques. La deuxième partie du chapitre VI nous présente Jean et Mme Rosémilly, à l’écart du groupe des " pêcheurs de salicoques " : Jean doit déclarer son amour et proposer le mariage à la jeune veuve.

Lecture du texte

Ce passage présente un décor qui peut faire penser tout d’abord au " locus amoenus " des romans médiévaux dans lequel les éléments forment un écrin protecteur propice à la complicité des amants ; mais le décor traduit aussi ici l’influence de cette nature dans le rapprochement des personnages. Par ailleurs les personnalités de Jean et de Mme Rosémilly s’y révèlent et nous laissent imaginer ce que sera le " couple des Roland ", formule qui désigne d’ailleurs deux couples en réalité dans le roman…

Références textuelles

Analyses

Interprétations

I. Le décor et les personnages.

 

 

Un filet d’eau claire/in bassin/cascade/flaque d’eau/mare/mer basse Falaise/éboulements/blocs/montagne/galet/rochers Valleuse/tapis de cresson/les ronces et les herbes/plaine/herbes marines/varechs

CL élément liquide

CL minéral

CL végétal

Les éléments du " locus amoenus " des romans médiévaux : un joli endroit pour parler d’amour (en apparence ?)

Mare/bassin/filet d’eau/ cuvette /petit trou/deux pieds à peine

Valleuse/falaise/cascade/plaine…

Termes antithétiques : une certaine grandeur! une évidente petitesse

Impression de force sauvage exaltante et en même temps intimité, échelle humaine, microcosme galant

Un filet d’eau claire… " Oh ! que j’ai soif ! "… elle releva la tête (peau, cheveux, cils, corsage)… " Comme vous êtes jolie ! "

Progression liée nature/homme/femme

1.eau 2.soif 3.sensualité 4.déclaration

La nature semble provoquer la sensualité (eau/soif/désir) et permet à Jean enivré de risquer les premiers mots galants…

Un filet d’eau claire jaillissant…se répandant d’abord… puis tombant… s’enfuyait … puis disparaissait

Métaphore filée :

Eau/déclaration

Eau/désir

Un flux contenu qui se libère et s’épanche ?Métaphore de la déclaration, de l’aveu d’amour qui suit ce mvt dans ce passage ou même métaphore plus explicite du désir de Jean… La nature " piège " les hommes complice de la femme (cf Schopenhauer)

Le sentier/tapis de cresson/ronces/herbes/éboulements

Métaphore encore ( ?)

Le mariage bourgeois : chemin duquel on ne sort pas (sentier), confort (cresson), tourments ambigus(ronces/herbes), drames (entassement d’éboulements)

Lèvres/tête/peau/cheveux/ cils…

 

…corsage

Sorte de blason* de la femme : souci du détail, intensité de l’observation

Dernier mot plus explicite encore des " charmes " exposés !

La sensualité de tout un paragraphe qui va " déclencher " le " premier pas " de Jean + pt de vue interne (attention exacerbée de Jean)

" Comme vous êtes jolie ! "

" : "

exclamation

Sorte de " cri du cœur ", fin du paragraphe précédant comme " jailli " de Jean malgré lui : le " piège " a fonctionné.

Le sentier moins escarpé devenait une sorte de chemin en pente

Chgt de décor + suite du mvt de l’eau vers la " mer basse "

Mvt élargit suivi par les promeneurs mais aussi métaphore des émotions contenues puis petit à petit révélées par Jean

Sauvons-nous

courir

CL fuite

Recherche d’intimité : le groupe ne pourra les rejoindre qu’après la déclaration

Plate surface, flaques d’eau, plaine gluante, luisant et noir, rochers gras

Vocabulaire dépréciatif

Une ombre au tableau ? Décor moins conforme à l’intimité amoureuse, plus prosaïque… (confirmé par la réponse de Mme R. à la déclaration de Jean hors extrait)

Une nature d’abord propice à l’intimité, puis tentatrice, provocant le désir, le facilitant et enfin une nature

destructrice, laissant deviner le caractère dépassionné de la relation à venir. Une nature qui n’est qu’un

" vouloir vivre " (Schopenhauer) qui broie les êtres dans la spirale d’un désir sans fin et sans objet.

II. Le couple à la loupe

   

Les jeunes gens

Pluriel et adjectif fédérateurs

Formule connotant insouciance et vulnérabilité

Un couple préformé, prédisposé( ?) : même âge (23/25), même couleur cheveux, raisonnables, matérialistes… se détachent du groupe des suivants.

Ils…/on…

P.personnel pluriel (le couple)

P.indéfini (le groupe des suivants)

Opposition des groupes, effet de " loupe " sur le couple, objet de l’étude naturaliste en cet instant.

J’ai soif/elle essayait de recueillir/elle s’agenouilla/elle releva sa tête

Observation minutieuse + actions multiples

Mme Rosémilly est l’observée et ne semble pas se soucier de Jean alors que celui-ci est tout entier dans la contemplation de

Jean eut une idée/ mit une pierre/ murmura

Une action " service ", une idée et un murmure…

Celle-là… déséquilibre de cette relation finalement ! On devine

Deux tempéraments et deux états différents :  …

… Jean (molesse) et timidité Mme R. froideur et…

…pragmatisme

Le ton qu’on prend pour gronder un enfant

CL enfance

Relation dominant/dominé encore + incompréhension du trouble de Jean ou indifférence à ce trouble.

" Comme vous êtes jolie ! "

Lieu-commun +exclamation

Naïveté de Jean, inexpérience, Mme de R. a été mariée une fois elle !

"Comme vous êtes jolie !"
"Voulez-vous bien vous taire ?" "Voyez-vous quelque chose ?
- Oui, je vois votre visage qui se reflète dans l'eau.
- Si vous ne voyez que cela, nous n'aurez pas une fameuse pêche."
"Oh ! de toutes les pêches c'est encore celle que je préférerais faire." "Essayez donc, vous allez voir comme il passera à travers votre filet.
– Pourtant... si vous vouliez ?
- Je veux vous voir prendre des salicoques... et rien de plus... pour le moment.
– Vous êtes méchante. Allons plus loin, il n'y a rien ici."

Galanteries/compliments pour Jean

!

esquive/plaisanterie pour Mme Rosémilly

 

émotion! raison

Un dialogue de sourd : Mme Rosémilly ne comprend pas (ou plutôt feint de ne pas comprendre) les allusions appuyées et renouvelées de Jean. Celui-ci s’entête et souffre

Murmura/fort troublé/d’une voix tendre

Le ton…gronder un enfant/elle riait + plaisanterie

Ecart des tons : grave/badin

L’art de l’esquive chez Mme Rosémilly montre qu’elle ne se laisse pas séduire comme ça : " il lui faut du concret ", qu’elle obtiendra d’ailleurs plus loin.

Si vous vouliez…je veux

Reprise du verbe tourné en dérision

idem

C’étaient les premières paroles galantes…

 

Commentaire du narrateur

 

Rappel : ce mode de communication n’est naturel à aucun des deux !

Tout à coup envahi par l’amour, soulevé de désirs, affamé d’elle

Une réaction hyperbolique + accumulation

CL du coup de foudre

Réaction inadaptée comme " provoqué " malgré Jean : Mme R. ramènera tout ça à des considérations plus pragmatique tout à l’heure

 

Conclusion.

Nous avons mis à jour la stratégie de Maupassant dans ce passage : celui-ci souhaite nous présenter une déclaration d’amour dans un cadre " romantique " mais en trichant rapidement avec les règles du genre conformément à son souci de révéler les êtres. Cette " révélation " s’avère tout entière placée sous l’influence de Schopenhauer dont le pessimisme influença l’œuvre de Maupassant : la nature et la femme, complices " biologiques " prennent au piège l’homme presque malgré lui. Au-delà de cette nature manipulatrice, deux caractères se dessinent ici : Jean, sorte de copie conforme de son père, caractérisé par une sorte de " molesse " paisible et un matérialisme que son " installation " traduit largement dans le roman, Mme Rosémilly plus matérialiste et plus pragmatique en core que son futur mari, femme de tête, dirigera certainement le couple. Cette dernière apparaît bien peu disposée au romantisme, fut-ce à la parodie qu’en donne Jean, et ne " comprendra " les allusions pourtant appuyées de celui-ci que lorsqu’il s’agira de " contractualiser " la relation. Il en résulte la promesse d’un couple très semblable aux Roland (sauf peut-être que c’est Jean qui ira chercher un jour du rêve ailleurs), similitude qui va jusqu’à l’homonymie et la correspondance des initiales pour les deux femmes !

Jean va donc épouser Mme Rosémilly faisant face à la crise familiale comme sa nature l’y prédisposait : avec le souci de préserver les apparences tout en poursuivant un destin confortable qui lui convient. Le destin de Jean s’oppose diamétralement à celui de son frère ce qui permet à Maupassant d’exposer la critique sociale de son roman : la peinture d’une société de " petits-bourgeois " hypocrite et immorale dans laquelle la vérité, surtout scandaleuse, n’a pas plus de place que la sincérité et la sensibilité ne peuvent en avoir dans le cœur de ceux qui prétendent y vivre.