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De la division du travail social [Document électronique] / Émile Durkheim


PREFACE DE LA SECONDE EDITION



pI

quelques remarques sur les groupements
professionnels :

en rééditant cet ouvrage, nous nous sommes interdit
d' en modifier l' économie première. Un livre a une
individualité qu' il doit garder. Il convient de lui
laisser la physionomie sous laquelle il s' est fait
connaître.
Mais il est une idée, qui était restée dans la
pénombre lors de la première édition, et qu' il nous
paraît utile de dégager et de déterminer davantage,
car elle éclairera certaines parties du présent
travail et même de ceux que nous avons publiés
depuis. Il s' agit du rôle que les groupements
professionnels sont destinés à remplir dans
l' organisation sociale des peuples contemporains.
Si, primitivement, nous n' avions touché à ce
problème que par voie d' allusions, c' est que nous
comptions le reprendre et en faire une étude
spéciale. Comme d' autres occupations sont
survenues qui nous ont détourné de ce projet, et
comme nous ne voyons pas quand il nous sera possible
d' y donner suite, nous voudrions profiter de cette
seconde édition pour montrer comment cette question
se rattache au sujet traité dans la

pII

suite de l' ouvrage, pour indiquer en quels termes
elle se pose, et surtout pour tâcher d' écarter les
raisons qui empêchent encore trop d' esprits d' en
bien comprendre l' urgence et la portée. Ce sera
l' objet de cette nouvelle préface.
Nous insistons à plusieurs reprises, au cours de
ce livre, sur l' état d' anomie juridique et morale
où se trouve actuellement la vie économique. Dans
cet ordre de fonctions, en effet, la morale
professionnelle n' existe véritablement qu' à l' état
rudimentaire. Il y a une morale professionnelle
de l' avocat et du magistrat, du soldat et du
professeur, du médecin et du prêtre, etc. Mais si
l' on essayait de fixer en un langage un peu défini
les idées en cours sur ce que doivent être les
rapports de l' employeur avec l' employé, de l' ouvrier
avec le chef d' entreprise, des industriels
concurrents les uns avec les autres ou avec
le public, quelles formules indécises on
obtiendrait ! Quelques généralités sans précision
sur la fidélité et le dévouement que les salariés
de toutes sortes doivent à ceux qui les emploient,
sur la modération avec laquelle ces derniers
doivent user de leur prépondérance économique, une
certaine réprobation pour toute concurrence trop
ouvertement déloyale, pour toute exploitation
par trop criante du consommateur, voilà à peu près
tout ce que contient la conscience morale de ces
professions. De plus, la plupart de ces
prescriptions sont dénuées de tout caractère
juridique ; elles ne sont sanctionnées que par
l' opinion, non par la loi, et l' on sait combien
l' opinion se montre indulgente pour la manière
dont ces vagues obligations sont remplies. Les actes
les plus blâmables sont si souvent absous par le
succès que la limite entre ce qui est permis et ce
qui est prohibé, ce qui est juste et ce qui ne l' est
pas, n' a plus rien de fixe, mais paraît
pouvoir être déplacée presque arbitrairement par
les individus.

pIII

Une morale aussi imprécise et aussi inconsistante
ne saurait constituer une discipline. Il en
résulte que toute cette sphère de la vie
collective est, en grande partie, soustraite à
l' action modératrice de la règle.
C' est à cet état d' anomie que doivent être
attribués, comme nous le montrerons, les conflits
sans cesse renaissants et les désordres de toutes
sortes dont le monde économique nous donne le
triste spectacle. Car comme rien ne contient les
forces en présence et ne leur assigne de bornes
qu' elles soient tenues de respecter, elles
tendent à se développer sans termes, et viennent
se heurter les unes contre les autres pour se
refouler et se réduire mutuellement. Sans doute,
les plus intenses parviennent bien à écraser les
plus faibles ou à se les subordonner.
Mais si le vaincu peut se résigner pour un temps à
une subordination qu' il est contraint de subir,
il ne la consent pas, et, par conséquent, elle ne
saurait constituer un équilibre stable. Des trêves
imposées par la violence ne sont jamais que
provisoires et ne pacifient pas les esprits. Les
passions humaines ne s' arrêtent que devant une
puissance morale qu' elles respectent. Si toute
autorité de ce genre fait défaut, c' est la loi du
plus fort qui règne, et, latent ou aigu, l' état de
guerre est nécessairement chronique.
Qu' une telle anarchie soit un phénomène morbide,
c' est ce qui est de toute évidence, puisqu' elle va
contre le but même de toute société, qui est de
supprimer ou, tout au moins, de modérer la guerre
entre les hommes, en subordonnant la loi physique
du plus fort à une loi plus haute. En vain, pour
justifier cet état d' irréglementation, fait-on
valoir qu' il favorise l' essor de la liberté
individuelle. Rien n' est plus faux que cet
antagonisme qu' on a trop souvent voulu établir
entre l' autorité de la règle et la liberté de
l' individu. Tout au contraire, la liberté
(nous entendons la liberté juste, celle que la
société a le devoir de faire respecter) est
elle-même le produit d' une réglementation.

pIV

Je ne puis être libre que dans la mesure où autrui
est empêché de mettre à profit la supériorité
physique, économique ou autre dont il dispose pour
asservir ma liberté, et seule, la règle sociale
peut mettre obstacle à ces abus de pouvoir. On sait
maintenant quelle réglementation compliquée est
nécessaire pour assurer aux individus
l' indépendance économique sans laquelle leur
liberté n' est que nominale.
Mais ce qui fait, aujourd' hui en particulier, la
gravité exceptionnelle de cet état, c' est le
développement, inconnu jusque-là, qu' ont pris,
depuis deux siècles environ, les fonctions
économiques. Tandis qu' elles ne jouaient jadis
qu' un rôle secondaire, elles sont maintenant au
premier rang. Nous sommes loin du temps où elles
étaient dédaigneusement abandonnées aux classes
inférieures. Devant elles, on voit de plus en plus
reculer les fonctions militaires, administratives,
religieuses. Seules, les fonctions scientifiques sont
en état de leur disputer la place ; et encore la
science actuellement n' a-t-elle guère de prestige que
dans la mesure où elle peut servir à la pratique,
c' est-à-dire en grande partie, aux professions
économiques. C' est pourquoi on a pu, non sans
quelque raison, dire de nos sociétés qu' elles sont
ou tendent à être essentiellement industrielles. Une
forme d' activité qui a pris une telle place dans
l' ensemble de la vie sociale ne peut évidemment
rester à ce point déréglée sans qu' il en résulte
les troubles les plus profonds. C' est notamment une
source de démoralisation générale. Car, précisément
parce que les fonctions économiques absorbent
aujourd' hui le plus grand nombre des citoyens,
il y a une multitude d' individus dont la vie
se passe presque tout entière dans le milieu
industriel et commercial ; d' où il suit que, comme
ce milieu n' est que faiblement empreint de moralité,
la plus grande partie de leur existence s' écoule
en dehors de toute action morale. Or, pour que le
sentiment du devoir se fixe fortement en nous, il
faut que les circonstances mêmes dans lesquelles
nous vivons le tiennent perpétuellement en éveil.
Nous ne sommes pas naturellement enclins à nous
gêner et à nous contraindre ; si donc nous ne

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sommes pas invités, à chaque instant, à exercer sur
nous cette contrainte sans laquelle il n' y a pas de
morale, comment en prendrions-nous l' habitude ? Si,
dans les occupations qui remplissent presque tout
notre temps, nous ne suivons d' autre règle
que celle de notre intérêt bien entendu, comment
prendrions-nous goût au désintéressement, à l' oubli
de soi, au sacrifice ? Ainsi l' absence de toute
discipline économique ne peut manquer d' étendre ses
effets au delà du monde économique lui-même et
d' entraîner à sa suite un abaissement de la
moralité publique.
Mais, le mal constaté, quelle en est la cause et
quel en peut être le remède ?
Dans le corps de l' ouvrage, nous nous sommes
surtout attaché à faire voir que la division
du travail n' en saurait être rendue responsable,
comme on l' en a parfois et injustement accusée ;
qu' elle ne produit pas nécessairement la dispersion
et l' incohérence, mais que les fonctions, quand
elles sont suffisamment en contact les unes avec
les autres, tendent d' elles-mêmes à s' équilibrer
et à se régler. Mais cette explication est
incomplète. Car s' il est vrai que les fonctions
sociales cherchent spontanément à s' adapter les
unes aux autres pourvu qu' elles soient
régulièrement en rapports, d' un autre côté, ce mode
d' adaptation ne devient une règle de conduite que
si un groupe le consacre de son autorité. Une règle,
en effet, n' est pas seulement une manière d' agir
habituelle ; c' est, avant tout, une manière d' agir
obligatoire,
c' est-à-dire soustraite, en
quelque mesure, à l' arbitraire individuel. Or,
seule, une société constituée jouit de la
suprématie morale et matérielle qui est
indispensable pour faire la loi aux individus ;
car la seule personnalité morale qui soit au-dessus
des personnalités particulières est celle que forme
la collectivité. Seule aussi, elle a la continuité
et même la pérennité nécessaires pour maintenir la
règle par delà les relations éphémères qui
l' incarnent journellement. Il y a plus, son
rôle ne se borne pas simplement à ériger en préceptes

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impératifs les résultats les plus généraux des
contrats particuliers ; mais elle intervient d' une
manière active et positive dans la formation de
toute règle. D' abord, elle est l' arbitre
naturellement désigné pour départager les intérêts
en conflit et pour assigner à chacun les bornes qui
conviennent. Ensuite, elle est la première
intéressée à ce que l' ordre et la paix règnent ;
si l' anomie est un mal, c' est avant tout parce que
la société en souffre, ne pouvant se passer, pour
vivre, de cohésion et de régularité. Une
réglementation morale ou juridique exprime donc
essentiellement des besoins sociaux que la société
seule peut connaître ; elle repose sur un état
d' opinion, et toute opinion est chose collective,
produit d' une élaboration collective. Pour que
l' anomie prenne fin, il faut donc qu' il existe ou
qu' il se forme un groupe où se puisse constituer
le système de règles qui fait actuellement défaut.
Ni la société politique dans son ensemble, ni
l' état ne peuvent évidemment s' acquitter de cette
fonction ; la vie économique, parce qu' elle est
très spéciale et qu' elle se spécialise chaque jour
davantage, échappe à leur compétence et à leur
action. L' activité d' une profession ne peut être
réglementée efficacement que par un groupe assez
proche de cette profession même pour en bien
connaître le fonctionnement, pour en sentir tous les
besoins et pouvoir suivre toutes leurs variations. Le
seul qui réponde à ces conditions est celui que
formeraient tous les agents d' une même industrie
réunis et organisés en un même corps. C' est ce qu' on
appelle la corporation ou le groupe professionnel.
Or, dans l' ordre économique, le groupe professionnel
n' existe pas plus que la morale professionnelle.
Depuis que, non sans raison, le siècle dernier
a supprimé les anciennes corporations, il n' a guère
été fait que des tentatives fragmentaires et
incomplètes pour les reconstituer sur des bases
nouvelles. Sans doute, les individus qui s' adonnent
à un même métier sont

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en relations les uns avec les autres par le fait
de leurs occupations similaires. Leur concurrence
même les met en rapports. Mais ces rapports n' ont
rien de régulier ; ils dépendent du hasard des
rencontres et ont, le plus souvent, un caractère
tout à fait individuel. C' est tel industriel qui se
trouve en contact avec tel autre ; ce n' est pas le
corps industriel de telle ou telle spécialité qui
se réunit pour agir en commun. Exceptionnellement,
on voit bien tous les membres d' une même profession
s' assembler en congrès pour traiter quelque question
d' intérêt général ; mais ces congrès ne durent
jamais qu' un temps ; ils ne survivent pas aux
circonstances particulières qui les ont suscités,
et, par suite, la vie collective dont ils ont
été l' occasion s' éteint plus ou moins complètement
avec eux.
Les seuls groupements qui aient une certaine
permanence sont ce qu' on appelle aujourd' hui les
syndicats soit de patrons, soit d' ouvriers.
Assurément il y a là un commencement d' organisation
professionnelle, mais encore bien informe et
rudimentaire. Car, d' abord, un syndicat est une
association privée, sans autorité légale,
dépourvue, par conséquent, de tout pouvoir
réglementaire. Le nombre en est théoriquement
illimité, même à l' intérieur d' une même catégorie
industrielle ; et comme chacun d' eux est indépendant
des autres, s' ils ne se fédèrent et ne s' unifient,
il n' y a rien en eux qui exprime l' unité de la
profession dans son ensemble. Enfin, non seulement
les syndicats de patrons et les syndicats d' employés
sont distincts les uns des autres, ce qui est
légitime et nécessaire,
mais il n' y a pas entre
eux de contacts réguliers. Il n' existe pas
d' organisation commune qui les rapproche, sans leur
faire perdre leur individualité, et où ils puissent
élaborer en commun une réglementation qui, fixant
leurs rapports mutuels, s' impose aux uns et
aux autres avec la même autorité ; par suite, c' est
toujours la loi du plus fort qui résout les conflits,
et l' état de guerre subsiste tout entier. Sauf pour
ceux de leurs actes qui relèvent de la morale
commune, patrons et ouvriers sont, les uns par
rapport aux autres, dans la même situation que deux
états autonomes,

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mais de force inégale. Ils peuvent, comme le font
les peuples par l' intermédiaire de leurs
gouvernements, former entre eux des contrats. Mais
ces contrats n' expriment que l' état respectif
des forces économiques en présence, comme les
traités que concluent deux belligérants ne font
qu' exprimer l' état respectif de leurs forces
militaires. Ils consacrent un état de fait ; ils ne
sauraient en faire un état de droit.
Pour qu' une morale et un droit professionnels
puissent s' établir dans les différentes professions
économiques, il faut donc que la corporation, au lieu
de rester un agrégat confus et sans unité,
devienne, ou plutôt redevienne un groupe défini,
organisé, en un mot une institution publique. Mais
tout projet de ce genre vient se heurter à un
certain nombre de préjugés qu' il importe
de prévenir ou de dissiper.
Et d' abord, la corporation a contre elle son
passé historique. Elle passe, en effet, pour être
étroitement solidaire de notre ancien régime
politique, et, par conséquent, pour ne pouvoir lui
survivre. Il semble que réclamer pour l' industrie
et le commerce une organisation corporative, ce soit
entreprendre de remonter le cours de l' histoire ; or,
de telles régressions sont justement regardées ou
comme impossibles ou comme anormales.
L' argument porterait si l' on proposait de
ressusciter artificiellement la vieille
corporation telle qu' elle existait au moyen âge.
Mais ce n' est pas ainsi que la question se pose. Il
ne s' agit pas de savoir si l' institution médiévale
peut convenir identiquement à nos sociétés
contemporaines, mais si les besoins auxquels elle
répondait ne sont pas de tous les temps, quoiqu' elle
doive, pour y satisfaire, se transformer suivant les
milieux.
Or, ce qui ne permet pas de voir dans les
corporations une organisation temporaire, bonne
seulement pour une époque et une civilisation
déterminée, c' est, à la fois, leur haute antiquité
et la manière dont elles se sont développées dans
l' histoire. Si

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elles dataient uniquement du moyen âge, on pourrait
croire, en effet, que, nées avec un système
politique, elles devaient nécessairement
disparaître avec lui. Mais, en réalité, elles ont une
bien plus ancienne origine. En général, elles
apparaissent dès qu' il y a des métiers,
c' est-à-dire dès que l' industrie cesse d' être
purement agricole. Si elles semblent être restées
inconnues de la Grèce, au moins jusqu' à l' époque
de la conquête romaine, c' est que les métiers, y
étant méprisés, étaient exercés presque
exclusivement par des étrangers et se trouvaient
par cela même en dehors de l' organisation légale
de la cité. Mais à Rome, elles datent au moins des
premiers temps de la république ; une tradition en
attribuait même la création au roi Numa. Il est
vrai que, pendant longtemps, elles durent mener
une existence assez humble, car les historiens et
les monuments n' en parlent que rarement ; aussi ne
savons-nous que fort mal comment elles étaient
organisées. Mais, dès l' époque de Cicéron, leur
nombre était devenu considérable, et elles
commençaient à jouer un rôle. à ce moment, dit
Waltzing, " toutes les classes de travailleurs
semblent possédées du désir de multiplier les
associations professionnelles " . Le mouvement
ascensionnel continua ensuite, jusqu' à atteindre,
sous l' empire, " une extension qui n' a peut-être
pas été dépassée depuis, si l' on tient compte des
différences économiques " . Toutes les catégories
d' ouvriers, qui étaient fort nombreuses,
finirent, semble-t-il, par se constituer en
collèges, et il en fut de même des gens qui vivaient
du

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commerce. En même temps, le caractère de ces
groupements se modifia ; ils finirent par devenir
de véritables rouages de l' administration. Ils
remplissaient des fonctions officielles ; chaque
profession était regardée comme un service public
dont la corporation correspondante avait la charge
et la responsabilité envers l' état.
Ce fut la ruine de l' institution. Car cette
dépendance vis-à-vis de l' état ne tarda pas à
dégénérer en une servitude intolérable que les
empereurs ne purent maintenir que par la contrainte.
Toutes sortes de procédés furent employés pour
empêcher les travailleurs de se dérober aux lourdes
obligations qui résultaient pour eux de leur
profession même : on alla jusqu' à recourir au
recrutement et à l' enrôlement forcés. Un tel système
ne pouvait évidemment durer qu' autant que le pouvoir
politique était assez fort pour l' imposer. C' est
pourquoi il ne survécut pas à la dissolution de
l' empire. D' ailleurs, les guerres civiles et les
invasions avaient détruit le commerce et
l' industrie ; les artisans profitèrent de ces
circonstances pour fuir les villes et se
disperser dans les campagnes. Ainsi les premiers
siècles de notre ère virent se produire un
phénomène qui devait se répéter identiquement
à la fin du xviiie : la vie corporative s' éteignit
presque complètement. C' est à peine s' il en
subsista quelques traces, en Gaule et en
Germanie, dans les villes d' origine romaine. Si
donc un théoricien avait, à ce moment, pris
conscience de la situation il eût
vraisemblablement conclu, comme le firent plus
tard les économistes, que les corporations n' avaient
pas, ou, du moins, n' avaient plus de raison d' être,
qu' elles avaient disparu sans retour, et il aurait
sans doute traité de rétrograde et d' irréalisable
toute tentative pour les reconstituer. Mais les
événements eussent tôt fait de démentir une telle
prophétie.
En effet, après une éclipse d' un temps, les
corporations recommencèrent une nouvelle existence
dans toutes les sociétés européennes.

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Elles durent renaître vers le xie et le xiie
siècle. Dès ce moment, dit M. Levasseur, " les
artisans commencent à sentir le besoin de s' unir
et forment leurs premières associations " . En tout
cas, au xiiie siècle, elles sont de nouveau
florissantes, et elles se développent jusqu' au
jour où commence pour elles une nouvelle
décadence. Une institution aussi persistante ne
saurait dépendre d' une particularité contingente
et accidentelle ; encore bien moins est-il
possible d' admettre qu' elle ait été le produit
de je ne sais quelle aberration collective. Si
depuis les origines de la cité jusqu' à l' apogée
de l' empire, depuis l' aube des sociétés
chrétiennes jusqu' aux temps modernes, elles ont
été nécessaires, c' est qu' elles répondent à des
besoins durables et profonds. Surtout le fait même
qu' après avoir disparu une première fois, elles se
sont reconstituées d' elles-mêmes et sous une
forme nouvelle, ôte toute valeur à l' argument qui
présente leur disparition violente à la fin du
siècle dernier comme une preuve qu' elles ne sont
plus en harmonie avec les nouvelles conditions
de l' existence collective. Au reste, le besoin
que ressentent aujourd' hui toutes les grandes
sociétés civilisées de les rappeler à la vie est
le symptôme le plus sûr que cette suppression
radicale n' était pas un remède et que la réforme
de Turgot en nécessitait une autre qui ne saurait
être indéfiniment ajournée.
Mais si toute organisation corporative n' est pas
nécessairement un anachronisme historique, est-on
fondé à croire qu' elle soit appelée à jouer,
dans nos sociétés contemporaines, le rôle
considérable que nous lui attribuons ? Car si nous
la jugeons indispensable, c' est à cause, non des
services économiques qu' elle pourrait rendre, mais
de l' influence morale qu' elle pourrait avoir. Ce
que nous voyons avant tout dans le groupe
professionnel, c' est un pouvoir moral capable de
contenir les égoïsmes

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individuels, d' entretenir dans le coeur des
travailleurs un plus vif sentiment de leur
solidarité commune, d' empêcher la loi du plus
fort de s' appliquer aussi brutalement aux
relations industrielles et commerciales. Or il passe
pour être impropre à un tel rôle. Parce qu' il est
né à l' occasion d' intérêts temporels, il semble
qu' il ne puisse servir qu' à des fins utilitaires, et
les souvenirs laissés par les corporations de
l' ancien régime ne font que confirmer cette
impression. On se les représente volontiers
dans l' avenir telles qu' elles étaient pendant les
derniers temps de leur existence, occupées avant
tout à maintenir ou à accroître leurs privilèges et
leurs monopoles, et l' on ne voit pas comment des
préoccupations aussi étroitement professionnelles
pourraient avoir une action bien favorable sur la
moralité du corps ou de ses membres.
Mais il faut se garder d' étendre à tout le régime
corporatif ce qui a pu être vrai de certaines
corporations et pendant un temps très court de leur
développement. Bien loin qu' il soit atteint d' une
sorte d' infirmité morale de par sa constitution
même, c' est surtout un rôle moral qu' il a joué
pendant la majeure partie de son histoire. C' est ce
qui est particulièrement évident des corporations
romaines. " les corporations d' artisans, dit
Waltzing, étaient loin d' avoir chez les romains un
caractère professionnel aussi prononcé qu' au
moyen âge : on ne rencontre chez elles ni
réglementation sur les méthodes, ni apprentissage
imposé, ni monopole ; leur but n' était pas non plus
de réunir les fonds nécessaires pour exploiter
une industrie. " sans doute, l' association leur
donnait plus de forces pour sauvegarder au besoin
leurs intérêts communs. Mais ce n' était là qu' un
des contrecoups utiles que produisait l' institution ;
ce n' en était pas la raison d' être, la fonction
principale. Avant tout, la corporation était
un collège religieux. Chacune d' elles avait son
dieu particulier dont le culte, quand elle en avait
les moyens, se célébrait dans un temple spécial.
De même que chaque famille avait son lar
familiaris,


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chaque cité son genius publicus, chaque
collège avait son dieu tutélaire. genius
collegii.
naturellement, ce culte
professionnel n' allait pas sans fêtes que l' on
célébrait en commun par des sacrifices et des
banquets. Toutes sortes de circonstances servaient,
d' ailleurs, d' occasion à de joyeuses assemblées ;
de plus, des distributions de vivres ou d' argent
avaient souvent lieu aux frais de la communauté. On
s' est demandé si la corporation avait une caisse de
secours, si elle assistait régulièrement ceux
de ses membres qui se trouvaient dans le besoin,
et les avis sur ce point se sont partagés. Mais ce
qui enlève à la discussion une partie de son intérêt
et de sa portée, c' est que ces banquets communs,
plus ou moins périodiques, et les distributions qui
les accompagnaient souvent tenaient lieu de secours
et faisaient l' office d' une assistance indirecte.
De toute manière, les malheureux savaient qu' ils
pouvaient compter sur cette subvention
dissimulée. -comme corollaire de ce caractère
religieux, le collège d' artisans était, en même
temps, un collège funéraire, unis, comme les
gentiles, dans un même culte pendant leur vie,
les membres de la corporation voulaient, comme eux
aussi, dormir ensemble leur dernier sommeil. Toutes
les corporations qui étaient assez riches avaient un
columbarium collectif, où, quand le collège
n' avait pas les moyens d' acheter une propriété
funéraire. Il assurait du moins à ses membres
d' honorables funérailles aux frais de la caisse
commune.
Un culte commun, des banquets communs, des fêtes
communes, un cimetière commun, n' est-ce pas,
réunis ensemble, tous les caractères distinctifs
de l' organisation domestique chez les romains ? Aussi
a-t-on pu dire que la corporation romaine était
une " grande famille " . " aucun mot, dit Waltzing,
n' indique mieux la nature des rapports qui
unissaient les confrères, et bien des indices
prouvent qu' une grande fraternité régnait dans leur
sein. " la communauté des intérêts tenait lieu des

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liens du sang. " les membres se regardaient si bien
comme des frères que, parfois, ils se donnaient ce
nom entre eux. " l' expression la plus ordinaire était,
il est vrai, celle de sodales ; mais ce mot
même exprime une parenté spirituelle qui implique une
étroite fraternité. Le protecteur et la protectrice
du collège prenaient souvent le titre de père et de
mère. " une preuve du dévouement que les confrères
avaient pour leur collège, ce sont les legs et les
donations qu' ils lui font. Ce sont aussi ces
monuments funéraires où nous lisons : pius in
collegio,
il fut pieux envers son collège,
comme on disait pius in suos. " cette vie
familiale était même tellement développée que
M. Boissier en fait le but principal de toutes les
corporations romaines. " même dans les corporations
ouvrières, dit-il, on s' associait avant tout pour le
plaisir de vivre ensemble, pour trouver hors de chez
soi des distractions à ses fatigues et à ses ennuis,
pour se faire une intimité moins restreinte que la
famille, moins étendue que la cité, et se rendre ainsi
la vie plus facile et plus agréable. "
comme les sociétés chrétiennes appartiennent à un
type social très différent de la cité, les
corporations du moyen âge ne ressemblaient pas
exactement aux corporations romaines. Mais
elles aussi constituaient pour leurs membres des
milieux moraux. " la corporation, dit M. Levasseur,
unissait par des liens étroits les gens du même
métier. Assez souvent, elle s' établissait dans la
paroisse ou dans une chapelle particulière et se
mettait sous l' invocation d' un saint qui devenait le
patron de toute la communauté... c' était là qu' on
s' assemblait, qu' on assistait en grande cérémonie
à des messes solennelles après lesquelles les
membres de la confrérie allaient, tous ensemble,
terminer leur journée par un joyeux festin. Par ce
côté, les corporations du moyen âge ressemblaient
beaucoup à celles de l' époque romaine. " la
corporation, d' ailleurs, consacrait souvent une

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partie des fonds qui alimentaient son budget à des
oeuvres de bienfaisance.
D' autre part, des règles précises fixaient, pour
chaque métier, les devoirs respectifs des patrons et
des ouvriers, aussi bien que les devoirs des patrons
les uns envers les autres. Il y a, il est vrai,
de ces règlements qui peuvent n' être pas d' accord
avec nos idées actuelles ; mais c' est d' après la
morale du temps qu' il les faut juger, puisque c' est
elle qu' ils expriment. Ce qui est incontestable,
c' est qu' ils sont tous inspirés par le souci, non
de tels ou tels intérêts individuels, mais de
l' intérêt corporatif, bien ou mal compris, il
n' importe. Or, la subordination de l' utilité
privée à l' utilité commune quelle qu' elle soit a
toujours un caractère moral, car elle implique
nécessairement quelque esprit de sacrifice et
d' abnégation. D' ailleurs, beaucoup de ces
prescriptions procédaient de sentiments moraux
qui sont encore les nôtres. Le valet était protégé
contre les caprices du maître qui ne pouvait le
renvoyer à volonté. Il est vrai que l' obligation
était réciproque ; mais, outre que cette
réciprocité est juste par elle-même, elle se
justifie mieux encore par suite des importants
privilèges dont jouissait alors l' ouvrier. C' est
ainsi qu' il était défendu aux maîtres de le frustrer
de son droit au travail en se faisant assister
par leurs voisins ou même par leurs femmes. En un
mot, dit M. Levasseur, " ces règlements sur les
apprentis et les ouvriers sont loin d' être à
dédaigner pour l' historien et pour l' économiste.
Ils ne sont pas l' oeuvre d' un siècle barbare. Ils
portent le cachet d' un esprit de suite et d' un
certain bon sens, qui sont, sans aucun doute, dignes
de remarque " . Enfin, toute une réglementation était
destinée à garantir la probité professionnelle. Toutes
sortes de précautions étaient prises pour empêcher
le marchand ou l' artisan de tromper

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l' acheteur, pour les obliger à " faire oeuvre bonne
et loyale " . -sans doute, un moment arriva où les
règles devinrent inutilement tracassières, où les
maîtres se préoccupèrent beaucoup plus de
sauvegarder leurs privilèges que de veiller au bon
renom de la profession et à l' honnêteté de ses
membres. Mais il n' y a pas d' institution qui, à un
moment donné, ne dégénère, soit qu' elle ne sache pas
changer à temps et s' immobilise, soit qu' elle se
développe dans un sens unilatéral, en outrant
certaines de ses propriétés : ce qui la rend
malhabile à rendre les services mêmes dont elle a
la charge. Ce peut être une raison pour chercher
à la réformer, non pour la déclarer à tout jamais
inutile et la détruire.
Quoi qu' il en soit de ce point, les faits qui
précèdent suffisent à prouver que le groupe
professionnel n' est nullement incapable d' exercer
une action morale. La place si considérable
que la religion tenait dans sa vie, tant à Rome
qu' au moyen âge, met tout particulièrement en
évidence la nature véritable de ses fonctions ;
car toute communauté religieuse constituait
alors un milieu moral, de même que toute
discipline morale tendait forcément à prendre une
forme religieuse. Et d' ailleurs, ce caractère de
l' organisation corporative est dû à l' action de
causes très générales, que l' on peut voir agir dans
d' autres circonstances. Du moment que, au sein d' une
société politique, un certain nombre d' individus
se trouvent avoir en commun des idées, des intérêts,
des sentiments, des occupations que le reste de la
population ne partage pas avec eux, il est
inévitable que, sous l' influence de ces similitudes,
ils soient attirés les uns vers les autres, qu' ils
se recherchent, entrent en relations, s' associent,
et qu' ainsi se forme peu à peu un groupe restreint,
ayant sa physionomie spéciale, au sein de la
société générale. Mais une fois qu