LA
BETE
(Raymond ISS)
Publié dans Carfax N°10 octobre 1985
"Il était une fois, il y a très longtemps,
un petit garçon qui allait chaque été en vacances dans une ville
du sud-ouest de la France. C'est là que vivaient ses grands-parents,
dans une haute maison dressée au bord des remparts, à l'ombre
des ruines d'un château fort, qui fut sans aucun doute assiégé
un jour par le Prince Noir ou au moins par Richard Cœur de Lion.
A l'heure où la sieste retient les habitants de la ville haute
prisonniers derrière leurs volets clos, ce garçon n'aimait rien
tant que s'évader par la petite ruelle, jusqu'à l'escalier qui
dévalait au flanc de la colline. Là, sous ses pas, il faisait
naître l'éclair vert des lézards, dérangés dans leur sommeil,
entre les marches chauffées à blanc. Sortant de l'ombre, suffoqué
par la chaleur, il courait rejoindre la fraîcheur des platanes
qui, tout en bas, ombrageaient le chemin de halage du canal du
Midi.
La sorcière vivait au pied de la colline,
dans un quartier de petites maisons, parsemé de jardins potagers
qui s'étiraient le long du canal jusqu'aux écluses. La sienne
était d'ailleurs minuscule ; et du haut des escaliers, on aurait
vraiment dit une maison de nains, sous sa carapace de tuiles ocres
!"
"La vieille", comme on la nommait
dans ma famille, gravissait parfois ces escaliers, appuyée sur
sa canne, l'autre main soutenant l'anse d'un panier. On la faisait
entrer chez nous ; et dans la fraîcheur du couloir, après avoir
repris son souffle, elle déballait sur le banc des haricots verts,
parfois un poulet, mais le plus souvent des prunes que je retrouverai
dans la tarte du dimanche.
Courbée en deux, vêtue d'un tablier rapiécé,
elle ressemblait vraiment à une sorcière, avec son visage où le
nez busqué joignait le menton en galoche, par-dessus une bouche
édentée.
Mais elle ne me faisait pas peur, bien au
contraire. Ainsi parfois, au lieu de rejoindre mes camarades sur
les berges du canal, je m'arrêtais à la petite maison, et je la
retrouvais dans la cour, près des clapiers, assise sur une chaise
basse, en train d'écosser des petits pois ou de dénoyauter des
prunes.
Je m'asseyais près d'elle pour l'aider ou
bien j'allais observer les lapins dont les oreilles pointaient
à travers la paille. Ces fréquentations n'étaient pas du goût
de ma famille, et ma grand-mère me disait parfois en riant :
" Tu ferais mieux de jouer avec les
garçons, au lieu de traîner chez cette vieille. Tu verras un jour,
elle te transformera en crapaud !"
Mais je sentais dans sa voix un soupçon de
reproche. Pour mes grands-parents, comme pour les commerçants
et les fonctionnaires retraités qui peuplaient la ville haute,
la vieille faisait partie des "gens d'en bas ". Car
ici, lorsqu'on disait de quelqu'un : - il n'est pas d'ici - ou
- c'est un étranger-, il s'agissait immanquablement d'un habitant
de la ville basse, qui avait pourtant vu le jour sous les platanes
plantés par Riquet ! Et ces honnêtes gens ajoutaient parfois,
soupçonneux : " On se demande de quoi il peut bien vivre
?"
Voilà le genre de réflexion qui suintait
inévitablement de la table familiale, à l'issue des trop longs
repas du dimanche. C'est d'ailleurs à cette occasion que les enfants,
qu'on croit perdus dans leurs jeux, surprennent par bribes, les
secrets de famille.
Ainsi, un jour où j'essayais de me faire
oublier dans un coin près de la fenêtre, mon oncle le boucher,
évoqua la vieille.
" Je me demande de quoi elle vit, certainement
pas en vendant ses prunes et ses poulets !"
" Bah, répondit grand-père, elle a ses
petits extras !"
A ce moment, levant les yeux par-dessus mon
illustré, je surpris un regard complice entre les deux hommes,
qui lorgnèrent dans ma direction, puis changèrent brusquement
de conversation.
Toutes ces préventions ne m'empêchèrent pas
de continuer à aller chez la vieille. Elle ne s'occupait guère
de moi et ne me posait jamais de question. Comme tous les enfants,
j'adorais fouiner dans les armoires et les tiroirs. Pouvant difficilement
donner libre cours à ma curiosité chez ma grand-mère qui détestait
le désordre, je me rattrapais ici parmi les pauvres choses qui
emplissaient son buffet de cuisine. Pourtant, j'y découvris une
paire de ciseaux en argent et, tout au fond, derrière une pile
d'assiettes ébréchées, une carafe en cristal, bien plus belle
que celle qui trônait sur le buffet de salle à manger de mes grands-parents.
Pendant que je fouillais dans ses affaires,
la vieille continuait à éplucher les légumes, assise sur sa chaise
en paille, indifférente en apparence. Pourtant, un jour, ayant
accompli l'inventaire du rez-de-chaussée, comme je m'apprêtais
à emprunter l'escalier en bois qui montait à l'étage, j'entendis
derrière moi.
" Ne monte pas, je te l'interdis, tu
entends. Il n'y a rien là-haut pour les enfants !"
Il n'y a rien ! Si, une mansarde. Je le sais
puisqu'on l'aperçoit dehors depuis la rue.
Parfois, en plein milieu de l'après-midi,
elle regardait la pendule au fond de la cuisine et me renvoyait
brusquement.
" Va t'-en, il est l'heure, ta grand-mère
va s'inquiéter."
D'autres fois elle était plus loquace et
se perdait en longs monologues, peu soucieuse de savoir si je
l'écoutais ou si je la comprenais.
C'était toujours des histoires d'autrefois,
d'avant je ne sais quelle guerre, du temps où le franc était encore
le franc or. Il était question de belles dames couvertes de bijoux,
vêtues de robes longues, dansant au bras de messieurs. Ils les
menaient au bal dans de grandes limousines qui roulaient doucement,
le long de la mer, au bord d'avenues plantées de palmiers. Je
me laissais bercer par ces contes exotiques, mais j'avais peine
à croire que la belle dame qui revenait chaque fois dans son histoire,
c'était elle, la vieille !
Rentré chez moi, je pensais qu'elle n'était
pas une sorcière, mais plutôt une jeune princesse qu'un mauvais
sort avait métamorphosée, puis jetée un jour dans cette masure
au bord du canal.
Je l'imaginais alors, après mon départ, fermer
sa porte a clé, monter dans sa mansarde et là, telle Peau d'Ane,
quitter ses haillons et revêtir sa belle robe de bal.
Parfois, à la dérobée, j'observais ses jambes
: enflées, couvertes de varices, les pieds enfilés dans des savates
de toile. J'avais entendu un jour ma grand-mère dire : "
qu'elle avait jadis vécu sur un grand pied."
Cette image qui me laissa perplexe, m'évoqua
les cigognes, hiératiques et dédaigneuses, aperçues au zoo.
Je me représentais alors la vieille, vêtue
d'une longue robe qui cachait ses varices, juchée sur une seule
jambe, toisant de haut les messieurs qui l'invitaient à danser...
Un après-midi, vers la fin des vacances,
alors que j'étais occupé à garnir de luzerne les mangeoires des
lapins, la vieille me prit soudain par la main, me poussa dans
la ruelle et m'ordonna sans autre explication de m'en retourner
chez moi. Habitué à ses brusques changements d'humeur, je n'insistai
pas. Sur l'escalier qui menait à la ville haute, je me reposai
quelques instants, assis sur le parapet. De là, je pouvais voir
tout ce qui se passait chez elle. Soudain, un couple entra dans
la cour.
Voilà pourquoi elle m'avait chassé, elle
attendait de la visite. La femme, très jeune, en robe d'été, jeta
un coup d'œil rapide dans la ruelle avant de pénétrer, tandis
que l'homme s'avançait vers le seuil. Il était plus âgé qu'elle
et, de mon observatoire, je vis luire le sommet de son crâne lorsqu'il
se pencha pour glisser quelque chose dans la main de la vieille
qui n'avait pas quitté son siège.
Puis ils entrèrent tous deux dans la cuisine.
Je m'attendais à ce qu'elle leur emboîte le pas ; mais elle continua
à dénoyauter ses prunes, sans plus se soucier de ses invités.
Ce comportement bizarre m'incita à demeurer
à mon poste. Que venaient faire ces inconnus, et pourquoi m'avait-on
empêché de les rencontrer ? J'attendis longtemps en plein soleil.
Ah, enfin, elle se lève, mais au lieu de
rentrer, la voilà qui saisit un panier vide. Elle sort de la cour,
tourne à gauche et disparaît au bout de la ruelle. Je sais où
elle va : dans le verger, ramasser des prunes.
Ses visiteurs sont seuls dans la maison.
Ma curiosité est piquée au vif. Ce soir, j'aurai des choses à
raconter à table !
Je redescendis l'escalier, longeai la ruelle
et m'approchai discrètement de la porte qui donne sur la cour.
En arrivant sur le seuil, je n'entendis aucun
bruit : il n'y avait personne dans l'unique pièce du rez-de-chaussée.
Personne n'est ressorti et il n'y a qu'une seule issue... A moins
que... La mansarde ! Les visiteurs sont montés à l'étage.
Que faire à présent, rebrousser chemin ?
Je sentais le regard sévère de ma grand-mère
peser sur moi, mais la tentation, plus forte que tout, m'attirait
vers cette mansarde.
D'ailleurs, j'étais un familier de la maison
; bien plus que ces étrangers. S'ils me surprennent, je dirai
que je venais voir la vieille et que, ne la trouvant pas au rez-de-chaussée,
j'étais monté.
Je mis le pied sur la première marche, elle
craqua. J'enlevai mes espadrilles et continuai sur la pointe des
pieds, comme un chat en maraude, jetant prudemment un coup d'œil
en arrière, avant que le tournant de l'escalier ne dérobe à ma
vue la perspective de la cour.
Je suis presque arrivé, mon regard s'élève
au- dessus de la dernière marche. Là-bas, tout au fond, un rai
de lumière passe sous une porte d'où s'échappent des bruits étouffés.
Il était encore temps de repartir ; personne
ne m'avait vu, j'aurais pu rentrer chez moi. C'est ce que je me
suis dit souvent plus tard, trop tard !
Mais la curiosité, la vanité d'un petit garçon
qui aurait enfin quelque chose à raconter aux adultes, me poussèrent
à aller plus loin.
Je me glisse dans le couloir obscur. Le plancher
grince sous mes pas. Dans la mansarde, les bruits qui ressemblent
à des gémissements se font de plus en plus distincts. Je colle
mon œil au trou de la serrure. Mes cheveux se dressent sur ma
tête et un frisson de terreur me parcourt la colonne vertébrale.
Là, dans la mansarde interdite, un monstre
hideux poussant d'horribles râles se démène en tous sens. Deux
pattes énormes et velues s'agitent et se mêlent aux deux autres,
blanches et grasses, au bout desquelles je crois distinguer des
pieds d'apparence humaine. Cette gigantesque araignée, cette pieuvre
se débat et lutte : des halètements rauques se mêlent à de petits
cris aigus et plaintifs...
C'en est trop, malgré mes jambes qui flageolent,
je me rue vers l'escalier que je dévale en trombe, me cognant
au passage dans la table de cuisine. Malgré la douleur, je cours
d'une traite jusqu'à la ruelle et j'escalade quatre à quatre l'escalier
qui conduit à la ville haute.
Je ne repris mes esprits qu'en apercevant
la silhouette rassurante du vieux château. Je me remémorai alors
les paroles de grand-mère : " Tu verras, un jour elle te
transformera en crapaud !"
Cette vieille que j'avais côtoyée des journées
entières était bien une sorcière. Elle avait attiré ce monsieur
et cette malheureuse jeune fille dans sa mansarde maudite pour
les métamorphoser en une Bête démoniaque !
Contrairement aux autres années, j'attendis
avec impatience la fin des vacances, et je ne fus vraiment rassuré
que lorsque mes grands-parents me mirent dans le train du retour.
Quand je revins l'année suivante, la vieille était morte et sa
maison démolie. Je finis par oublier ma terreur, et la vision
d'épouvante entrevue par le trou de la serrure s'estompa dans
ma mémoire.
Je n'avais raconté mon aventure à personne,
et pendant de nombreuses années, je fus persuadé avoir eu affaire
à une sorcière. Jusqu'au jour où je quittai le monde des légendes
et des contes de fées, pour entrer dans celui, où je pensai déjà...
à faire LA BETE!
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