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Analyses
libertaires sur la question bretonne
Dans la mesure où
le Cercle social avait déjà discuté de plusieurs questions
avoisinantes (critique des actions anti-macdo, langues régionales,
nationalisme de gauche) et que nous nous positionnons comme radicalement
mondialistes et antinationalistes, il paraissait logique de consacrer un
article aux récents développements de l’autonomisme breton.
Faute de documentation suffisante, et aussi pour ne pas attaquer des gens
dont la situation est déjà assez difficile comme ça,
je ne détaillerai pas les positions de l’Armée révolutionnaire
bretonne, ni celles de Emgann. Je me concentrerai sur l’analyse critique
des positions exprimées dans les numéros d’été
de leurs journaux respectifs, par l’Organisation communiste libertaire
(Courant alternatif), qui soutient de manière critique certaines
luttes de libération nationale, et par la Fédération
anarchiste (Le Monde libertaire), dénonçant le nationalisme
tout en défendant une vision libératrice de la culture. Bien
entendu, comme c’est la règle dans la littérature libertaire,
les points de vue exprimés dans ces articles n’engagent que leurs
auteurs, et ne reflètent pas nécessairement la vision de
l’ensemble des membres de ces organisations.
1. L’Organisation
Communiste Libertaire et la question nationale
L’Organisation Communiste
Libertaire a réédité un texte de 1984 sur "la
question nationale", qui sert de base théorique à un autre
article intitulé "Bretagne et lutte armée". Ces deux textes
méritent un examen, car ils révèlent assez bien les
ressorts du soutien libertaire aux luttes de "libération nationale".
Les camarades de l’OCL me pardonneront d’avoir essayé de résumer
leurs textes, car un tel exercice est par nature déformateur. Dans
tous les cas, rien ne remplace le retour aux textes eux-mêmes.
On peut résumer le texte sur
la "question nationale" de la manière suivante :
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Les mouvements
issus d’un fort sentiment identitaire (ethnique, linguistique, culturelle,
ou même religieux...) sont en constante augmentation dans le monde.
Leur radicalité constitue la base possible d’une rupture avec l’état
actuel des choses. L’analyse libertaire classique, marquée par la
situation de la fin du XIXe siècle, repose sur le lien entre l’État
et la Nation, alors que cette identification fut en réalité
aussi tardive qu’artificielle. Elle s’est constituée principalement
sur la base de la destruction des traditions et cultures populaires. Cette
dynamique est liée à la montée en puissance du capitalisme
industriel en Europe, fondé sur trois pôles : État,
marché, nation. Cette trinité va être ébranlée
par quatre transformations majeures : la décolonisation, l’apparition
de l’impérialisme soviétique, l’état providence des
années 1945-70, la liquidation du marché national au profit
du marché mondial. Dans un monde où tout ce qui pouvait devenir
état-nation l’est devenu, la revendication identitaire n’est plus
inéluctablement vouée à défendre les intérêts
d’une bourgeoisie nationale, et peut donc dans certains cas déboucher
sur une perspective libertaire et sur le terrain de la lutte de classe.
Il faut avant tout analyser chaque mouvement pour se prononcer, sans refuser
a priori de soutenir, ni de soutenir tous azimuts ces mouvements. Cette
idée ne se situe pas en rupture avec la tradition anarchiste, mais
dans une certaine continuité depuis Bakounine et Makhno ("La question
nationale", 1984, réédité dans Courant alternatif,
n° spécial été 2000).
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1.1.
La multiplication des états-nations dans le nouvel ordre mondial
Passons la justification finale par
les figures tutélaires (Bakounine et Makhno), qui ne vise qu’à
emporter les indécis et qui se trouve en contradiction avec l’idée
maîtresse de l’article, selon laquelle le passage de l’impérialisme
au globalisme (du marché national et colonial au marché mondial)
change le contenu de classe des revendications identitaires. On ne peut
reprocher à ses auteurs, en 1984, de ne pas avoir tenu compte des
événements des années 1990-2000. Mais on ne peut plus
aujourd’hui affirmer que "tout ce qui pouvait devenir état-nation
l’est devenu, jusque dans les formes monstrueuses des états du tiers
monde". En effet, tous les états apparus dans la décennie
se sont constituées sur des bases nationales : dislocation de l’empire
soviétique, éclatement de la Tchécoslovaquie et de
la Yougoslavie, indépendance de l’Érythrée et bientôt
de la Palestine. Cette multiplication du nombre d’états est parallèle
à la constitution de deux blocs inter-états en Amérique
du Nord et en Europe, et surtout de l’émergence d’institutions mondiales.
Il y aurait donc plutôt un lien fort entre la montée en puissance
des mouvements identitaires et la genèse d’un état mondial.
Je proposerais plusieurs hypothèses,
sommaires et non-contradictoires, pour cette multiplication des états
:
1° L’éclatement de l’Empire
soviétique et de son glacis défensif est favorisé
par les USA et l’Europe. L’émiettement entre plusieurs états
interdit à cette ancienne grande puissance de se reconstituer trop
vite et permet de changer la donne diplomatique, militaire et commerciale.
Il en va de même pour des pays situés dans des zones stratégiques
comme la Palestine ou l’Érythrée.
2° Faute de perspectives politiques,
la lutte de classe contre l’état (dans le cadre de pays capitalistes
d’état) ou contre un impérialisme (dans les pays du tiers-monde)
a pris une forme nationaliste, qui peut déboucher soit sur une solution
pacifique (création d’un nouvel état national), soit sur
une guerre interethnique. La dimension idéologique, notamment les
séquelles de l’idéologie du "droit des peuples à disposer
d’eux mêmes" véhiculée aussi bien par les patriotismes
bourgeois, les fascismes et les variantes de "marxisme-léninisme"
jouent un rôle important.
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3° La création
de nouveaux états permet à une clique bureaucratique ou militaire
de prendre le contrôle de postes lucratifs, en se constituant en
une bourgeoisie d’état, selon un déroulement classique des
luttes pour l’indépendance dans la phase de décolonisation
(09/02/00). La pratique de l’impôt révolutionnaire sur les
entreprises, en Corse ou au pays basque, montre bien que les organisations
nationalistes, même de gauche, se constituent de fait en un état
illégal, et comme la base du futur état légal.
4° La redéfinition du rôle
de l’état dans le "nouvel ordre mondial" l’amène à
être une entreprise de services proposant une offre aux trusts mondiaux.
Cette offre réside à la fois dans ses caractéristiques
territoriales, ses ressources, son droit du travail, son niveau se paix
sociale, etc. La multiplication des états est alors favorable aux
intérêts des multinationales car il multiplie l’offre et affaiblit
les états les plus puissants. La destruction du capitalisme d’état
participe de ce processus, puisqu’il élimine une concurrence et
facilite l’implantation de ces multinationales dans les territoires concernés
(05/07/00).
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(1)
cf. "Towards a global ruling class ? : globalization and the Transantional
Capitalist Class" par W.I. Robinson et J. Harris, texte disponible
sur le forum "Anarchist resistance to capitalism in the age of globalisation"
(tao) |
Si l’on suit ces quatre hypothèses,
il existerait alors une convergence entre quatre intérêts
qui mènerait à un processus de création d’un nouvel
état. Dans ce même cas, toute lutte à caractère
identitaire pourrait effectivement déboucher sur la création
de nouveaux états. Il faut observer un point essentiel sur la différence
entre les états de fait (comme le Sahara occidental, la zone autonome
des FARC en Colombie ou le Chiapas contrôlé par le FZLN) et
les états de droit. Ces derniers bénéficient seuls
d’une large reconnaissance internationale, marquée par l’entrée
ou la reconnaissance officielle des institutions internationales : ONU,
FMI, Banque mondiale, voire même Fédération internationale
de football (symbole le plus visible de cette appartenance !). Autrement
dit, c’est le niveau mondial qui mène le jeu, qui adoube les nouveaux
états. Le conflit en Yougoslavie a montré également
que l’état mondial pouvait désormais intervenir pour départager
les conflits territoriaux, donc participer directement à la création
de ces nouveaux états.
1.2.
La lutte entre bourgeoisie nationale et bourgeoisie mondiale
Là où les choses se
compliquent, c’est que le "nouvel ordre mondial" n’oppose pas, caricaturalement,
une bourgeoisie mondiale à un prolétariat mondial, mais un
tas d’intérêts antagonistes. Parmi ceux-là, c’est l’antagonisme
entre bourgeoisie nationale et bourgeoisie mondiale qui nous intéresse
ici. La manière dont le camarade de l’OCL décrivait la trinité
État, Marché et Nation au XIXe siècle et au début
du XXe siècle, me parait globalement juste. Mais dans le processus
de concentration économique au niveau mondial, les propriétaires
des multinationales – la Classe capitaliste Transnationale ou CCT (1) –
ont laissé loin derrière eux une partie de la bourgeoisie
nationale, l’ensemble des petits et moyens entrepreneurs incapables de
s’inscrire dans un marché mondial. Pour ceux-là, la "mondialisation
du capitalisme" est un danger majeur : l’éclatement du cadre protecteur
du marché national risque de les amener à la ruine, car leur
capacité à rivaliser avec les grands groupes est à
peu près nulle.
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A l’heure actuelle, c’est
cette lutte de la bourgeoisie nationale contre la bourgeoisie mondiale
qui polarise le débat politique en France. L’expression politique
de la bourgeoisie nationale (on pourrait parler de CCN, classe capitaliste
nationale) apparaît dans le souverainisme, l’antiaméricanisme
et le réformisme anti-mondialisation. Il n’est pas étonnant
de voir la revue souverainiste Marianne prendre la défense
des PME, ou l’organisation ATTAC appeler les patrons de ces même
PME à rejoindre son combat pour la taxation des marchés financiers.
De nombreuses questions tournent autour de cet antagonisme, qui vient s’ajouter
à l’antagonisme entre travailleurs et capitalistes. Par exemple,
la loi sur les 35 heures est globalement favorable aux grandes entreprises,
qui peuvent utiliser à plein la flexibilité, mais défavorables
aux petites, incapables de compenser les heures perdues par des embauches.
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Le caractère relativement
nouveau et croissant de cet antagonisme peut expliquer le fait qu’il n’ait
pas encore trouvé d’identification politique claire. Cela signifierait
un dépassement des antagonismes politiques anciens : la difficulté
pour les souverainistes de droite et de gauche de trouver un véritable
terrain d’entente malgré des rapprochements, la crise de la droite
et de manière générale, la crise politique actuelle
ont retardé cette clarification des camps. La sclérose du
système des partis bloque toute forme d’issue politicienne en France.
C’est probablement l’une des raisons du succès d’ATTAC, qui est
plus souple dans son fonctionnement – malgré ses liens ambigus avec
la "gauche plurielle" – et qui a su allier les inquiétudes des petits
entrepreneurs à celles de leurs employés – en jouant sur
la crainte du chômage – et à celles des salariés du
secteur public menacés par le désengagement de l’état
des secteurs concurrencés par le secteur privé.
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Autrement dit, il ne faut
pas, contrairement à ce que laisse entendre le / la camarade qui
a écrit l’article sur la "question nationale", penser que le règne
du marché mondial soit établi de manière unilatérale.
Au contraire, il est au cœur d’un conflit et il existe une base sociale
et idéologique qui souhaite le retour à un marché
national protégé par des frontières. La revendication
identitaire peut donc encore servir une bourgeoisie nationale, ou même
simplement un état illégal qui se propose de devenir légal.
Celle-ci peut s’exprimer de deux manières : soit en prônant
un souverainisme dans le cadre français, soit en proposant un cadre
plus restreint, au niveau régional.
1. 3. Antimondialisation,
antiaméricanisme, antimacdo
Nous avons déjà eu l’occasion
de rejeter l'antiaméricanisme consensuel, en montrant comment la
lutte contre les symboles visibles de la culture américaine exportée
devenaient les cibles d’une lutte à double-tranchant, dans la mesure
où elle tend à confondre USA et capitalisme, et à
faire passer le souverainisme de gauche pour une résistance au capitalisme.
Cette analyse nous avait valu l’opprobre du bouffon anti-mcdo de l’extrême-gauche
chrétienne, M. Paul Ariès : c’est plutôt bon signe
(07/07/00) !
Les efforts pédagogiques de
José Bové, fondés sur le soutien qu'il avait reçu
de la part des paysans américains et sur les rencontres effectuées
à Seattle, étant en permanence contrebalancées par
les déclarations ambiguës sur la "souveraineté alimentaire
des peuples" qui émaillent son livre-interview (Le monde n'est
pas une marchandise) et ses meetings. Lui aussi s'est vu obligé
de dénoncer l'attentat de Quévert, en rappelant que l'action
de Millau s'était déroulée en plein jour, publiquement,
et sans violence. Cela ne répond que partiellement à la question
: les modalités sont effectivement très différentes,
mais la même double lecture est possible : action anticapitaliste
contre un trust ou action crypto-nationaliste contre un symbole de la "culture
yankee". Les attentats ont permis à Mcdo de se poser en victime
et mener un battage médiatique, en même temps que la firme
menait une contre-offensive sur le thème du goût et du terroir
(on s'attendait presque à découvrir un McLarzac au roquefort...),
plaçant le débat sur le terrain primaire du chauvinisme.
Or, c'était effectivement le point faible de l'action de Millau
: elle jouait intuitivement sur le sentiment anti-américain, terrain
favori des communistes et des gaullistes depuis 1945.
|
(2) Vanina,
Corse,
la liberté, pas la mort , Acratie 1983. |
1.4.
Sur la notion d’identité culturelle
Enfin, il faut revenir au point de
départ du raisonnement : la notion même d’identité
culturelle. L’auteur-e de l’article "la question nationale" semble
la tenir pour un acquis évident, et en vient à décrire
la multiplication des mouvement identitaires comme un fait globalement
positif, même s’il en indique prudemment les limites. Je ne vais
pas me lancer dans un développement classique sur l’aspect réactionnaire
de cette notion d’identité, qui tend à fixer un moment historique
ou un passé plus ou moins mythifié d’une population donnée
pour en faire un idéal indépassable. A la notion de racines
qui sous-tend fréquemment celle d’identité culturelle, et
qui est tournée sur le passé, nous opposons celles de branches,
tournée vers l’avenir, c’est-à-dire le libre choix pour chacun
d’affirmer sa propre culture. Je reviendrai sur ce point dans la troisième
partie de l’article.
En 1983, l’OCL publiait un livre,
tout à fait intéressant, sur la Corse, exposant les tenants
et les aboutissants du nationalisme corse (2). Bien que la conclusion appelait
à un soutien de cette lutte de libération nationale, elle
reconnaissait les aspects réactionnaires de la société
corse traditionnelle, encore très prégnants chez les militants
nationalistes, notamment quand au rôle des femmes (et c’est pourtant
un sujet sur lequel l’OCL s’est toujours montré très rigoureuse).
|
(3)
Témoin, par exemple, cette interview de l’Awareness League,
groupe anarcho-syndicaliste du Nigeria :
Q : Are there many women in the Awareness
League, and what are their main political activities and interests ?
R : Unfortunately, there are not many
women members in the Awareness League. This has to do with the structure
of African society, in which women hardly take part in political activities. |
En effet, au niveau mondial,
l’immense majorité des mouvements nationalistes se fonde sur un
strict traditionalisme, et souvent sur une base religieuse. Les mouvements
anarchistes-révolutionnaires doivent donc affronter des situations
très difficiles (3), pour lutter contre les problèmes de
sexisme, de religion, etc. La position selon laquelle il faut étudier
la question cas par cas paraît juste en théorie, puisqu’on
ne peut jamais écarter l’idée que des groupes ou des fractions
rompent avec le patriotisme, mais les cas d’application risquent d’être
extrêmement rares.
Il semble logique que, dans les pays
soumis à un impérialisme, les groupes révolutionnaires
luttent contre cet impérialisme, contre la présence de bases
militaires ou d’entreprises émanant de ce pays. Mais cela peut se
faire dans le cadre général de la lutte contre la domination
de l’état (les bases militaires servant de supplétifs à
l’insuffisance ou à l’instabilité de l’état national
pour assumer son rôle répressif) ou du capitalisme en général,
c’est-à-dire sur des bases politiques claires, sans verser dans
le patriotisme ou le traditionalisme. Autrement dit, il vaut mieux, dans
la plupart des cas, soutenir l’émergence d’un groupe anarchiste-révolutionnaire,
fut-il au départ tout à fait embryonnaire, que de s’embarquer
dans le soutien à un groupe réactionnaire, sous le seul prétexte
qu’il est anti-impérialiste.
Mais il faut être conscient
d’un fait important : la rupture avec la société traditionnelle
peut être rude, plus rude encore que ne l’est l’affirmation d’idéaux
libertaires et égalitaires dans les pays du premier monde. Les féministes
et les athées des pays du tiers-monde en ont suffisamment souffert.
On ne devient pas anarchiste pour sa culture, pour sa société,
mais contre elle et envers elle.
2. Bretagne
et lutte armée
Un autre article de ce même
numéro d’été 2000 de Courant alternatif est
consacré plus directement à la Bretagne. On peut sommairement
le résumer comme suit :
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L’universalisme
capitaliste est un masque pour une uniformisation, qui va à l’encontre
de la diversité culturelle des peuples. Cette dernière est
indispensable au maintien de la biodiversité, à cause du
lien nécessaire entre un peuple et son environnement. Les détracteurs
des autonomistes bretons sont des centralistes qui négligent ce
lien, qui négligent aussi le lien entre passé, présent
et futur. L’exemple du pays basque montre que la réflexion sur l’autonomie
peut amener à formuler un projet social global. La nation se définit
par la conscience qu’elle a d’elle-même. Il faut donc privilégier
la dynamique de lutte tout en rejetant le frontisme, c’est-à-dire
l’interclassisme. Refuser ces luttes, c’est concevoir un projet totalitaire,
opposé au fédéralisme libertaire. Cependant, cette
dynamique de luttes, si elle peut passer par la violence – en résistance
ou en réaction à la violence répressive de l’état
– ne doit pas verser dans le terrorisme d’un petit groupe armé sans
lien avec le mouvement de masses, car ce fonctionnement entraîne
un rejet massif de la revendication elle-même, et entraîne
une répression intense. Le jusqu’au-boutisme, produit de l’impatience,
va à l’encontre de la violence collective ou de l’action directe
non-violente, mais illégale, et reflète plutôt la destructuration
de la collectivité que son émergence comme force sociale
dans
la lutte ("Bretagne et lutte armée", Courant alternatif,
n° spécial été 2000).
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On notera immédiatement
une légère divergence avec l’article précédemment
étudié, qui témoigne d’une prise en compte de l’évolution
du système capitaliste mondial : le rejet de l’interclassisme apparaît
plus nettement, et il est fondé sur un exemple précis. En
effet, les auteurEs de ce texte collectif expliquent qu’on peut soutenir
le mouvement autonomiste basque, où la composante anti-militariste
et anti-capitaliste est importante, alors qu’en Écosse, l’autonomisme
est lié au souhait de la bourgeoisie écossaise de contrôler
les plates-formes pétrolières en mer du Nord. Les mêmes
auteur-e-s admettent qu’il existe en Bretagne une bourgeoisie locale qui
utilise les valeurs du terroir ou le celtisme comme moyens d’exportation.
Implicitement, cela signifie qu’elles / ils admettent bien qu’il y a encore
des territoires à partager, des marchés nationaux à
créer et des bourgeoisies locales avec des ambitions indépendantistes
ou autonomistes. C’est une avancée positive par rapport au texte
de 1984, mais cela réduit l’intérêt de sa réédition,
puisque son argument central – l’absence de territoires à partager
– est ici nié.
Je passe rapidement sur toute la réflexion
– tout à fait intéressante et bien formulée – sur
l’usage de l’action directe illégale et de la violence collective,
ou sous contrôle collectif, ainsi que sur la stigmatisation de l’impatience
jusqu’au-boutiste, dans la mesure où je n’ai pas de désaccord
majeur et que cette analyse s’applique tout à fait à la situation
bretonne. Reste donc quatre aspects à étudier : 1° la
"boîte noire" régionalisme breton ; 2° le contre-exemple
du pays basque ; 3° celle du lien entre peuple et environnement ; 4°
le vocabulaire. Cela m’amènera, très classiquement, à
revenir sur la question de la lutte de classe dans le nouvel ordre mondial.
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2.1.
La boîte noire du régionalisme breton
On se trouve une fois de plus en face
de l'une des nombreuses "boîtes noires" du gauchisme. J'emprunte
le terme "boîte noire" au sociologue des sciences Bruno Latour, qui
désigne ainsi, dans la pensée scientifique, les faits tenus
pour démontrés et jamais remis en cause. Une fois la démonstration
faite, on l'enferme dans une boîte noire, et on n'a pas besoin de
savoir ce qui se passe à l'intérieur pour s'en servir. L'antiaméricanisme
en est une, largement héritée de la Guerre froide, qui a,
historiquement, servi principalement à sceller le pacte de défense
mutuelle entre les nationalistes gaullistes et communistes (staliniens).
Certes, elle est réactivée par le dégoût sans
bornes que peut inspirer la politique internationale des USA, mais elle
se manifeste le plus souvent chez les gauchistes par un rejet global de
ce qui est considéré comme la culture dominante américaine
(parallèlement à l'exaltation de sa contre-culture).
Le régionalisme breton, qui
nous occupe plus particulièrement ici, est une autre boîte
noire. Si l'on essaie de remonter à sa genèse, on trouve
un double courant :
1° un régionalisme de droite,
créé par les royalistes catholiques bretons au XIXe siècle
pour exalter les valeurs locales, du pays ou du terroir, contre l'état
central, dit "jacobin", censé être issu de la Révolution
française. Ce courant, soutenu par le clergé, s'est manifesté
d'abord par la réhabilitation de la langue et des traditions bretonnes
(parfois réinventées pour l'occasion ou sérieusement
expurgées) avant d'avoir son expression politique, qui a connu son
apogée dans la Collaboration. Le courant "apolitique" et culturaliste
en est largement issu.
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2° un régionalisme
de gauche, apparu à la fin des années 60 avec le Parti
communiste breton, puis ses descendants le Front de la libération
de la Bretagne et l'Armée révolutionnaire bretonne,
et plus récemment le mouvement Emgann. La logique initiale était
de considérer que, puisque l'extrême-gauche soutenait les
mouvements indépendantistes du tiers-monde au nom de l'anti-impérialisme,
elle devait également soutenir les minorités nationales en
Métropole. La perspective de trouver dans les régionalistes
des alliés contre l'état français, défini comme
ennemi commun, mélangé à un soupçon de populisme,
de guévarrisme et de nationalisme de gauche, ont facilité
ce positionnement. Une frontière s'est alors progressivement tracée
entre les régionalismes de gauche (Bretagne, Pays Basque, Occitanie,
Catalogne, Corse) et de droite (Flandres, Alsace, Normandie), selon que
ce soient les "gauchistes" ou les "fascistes" qui aient constitué
la base du mouvement régionaliste. C'est là qu'on peut parler
de boîte noire : dans la mythologie gauchiste, il est normal d'être
pro-breton et d'arborer des symboles bretons (hermine, triskèle),
mais suspect de porter le symboles flamand (lion)... et on n'entend peu
de voix pour défendre la culture poitevine ou picarde (par exemple
!), parce qu'aucun mouvement régionaliste ne s'y est implanté
durablement. Mais on peut donc être flamand ou charentais et pro-breton
sans difficulté, parce que la boîte noire indique simplement
que c'est normal quand on est de gauche. Mais les raisons réelles
qui ont amenées l'extrême-gauche à s'investir sur ce
terrain sont à peu près ignorées.
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Continuons à ouvrir
la boîte noire, à étudier son contenu. Puisque les
minorités nationales étaient opprimés comme les pays
colonisés, alors les modes de luttes devaient être les mêmes.
C'est ainsi qu'on a vu naître des Fronts de libération nationale,
imités du modèle algérien ou vietnamien, et une forme
de lutte qui s'est très vite orienté vers le plasticage,
substitut d'une véritable lutte armée. Il est en effet remarquable
qu'aucun de ces mouvements ne s'est jamais réellement constitué
en armée pratiquant la guérilla. Faute de combattants, de
volonté politique ou de soutiens extérieurs ? Toujours est-il
que le modèle normal, rarement remis en cause, de la lutte des minorités
nationales, est devenu le plasticage d'institutions "républicaines".
C'est sans doute ce qui a amené certains communistes libertaires
à soutenir ces mouvements qui avaient défini l'État
français comme principal adversaire. La lutte contre un état
particulier se substituait en pratique à la lutte contre l'État
comme forme de domination.
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Cette approche du problème
est compréhensible, dans la mesure où l'état n'y est
plus défini d'une manière un peu abstraite comme un appareil
de répression, mais identifié concrètement à
ses institutions, représenté par ses administrations. La
lutte contre l'état commence ainsi par l'action directe contre son
propre état. Néanmoins, si telle est la logique qui mène
au soutien aux luttes de libération des minorités régionales,
on peut se demander pourquoi s'appuyer sur les mouvements régionalistes,
au lieu de mener directement la lutte contre ces administrations par la
même méthode. On demanderait donc, d’une certaine manière,
aux minorités régionales de se substituer au combat métropolitain.
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2.2.
Le contre-exemple du pays Basque
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(4) Cf.
Jean-Christophe Brochier et Hervé Delouche, Les nouveaux sans-culottes
: enquête sur l’extrême-gauche, Grasset 2000. |
Je ne suis pas un bon connaisseur
de la situation basque, et je ne prétend pas donner ici une vision
exacte de la situation. Mais ce que j’en comprend me laisse penser que
la référence constante au pays basque est plutôt un
contre-exemple, ou au moins un trop bon exemple.
La revendication indépendantiste
basque et sa militarisation puise ses racines dans la lutte armée
contre la dictature franquiste. Dans cette situation où toute forme
d’action au grand jour était impossible, la clandestinité
et le combat armé se sont révélés la seule
solution envisageable. Les basques ont effectivement subi une politique
particulièrement répressive et une hispanisation forcée,
qui a fait du pays basque un foyer de résistance au franquisme.
La situation frontalière et souvent, les liens familiaux de part
et d’autre de la frontière, puis le soutien actif de l’extrême-gauche
française ont favorisé le développement de la lutte
armée. Mais la collaboration des polices espagnole et française,
qui se poursuit toujours aujourd’hui, ont conduit à radicaliser
l’anti-franquisme en lutte contre ces deux états, donc en indépendantisme.
Le pays basque est devenu un foyer militant très actif, au point
qu’aujourd’hui, les organisations basques réunissent plus de militants
que toutes les organisations d’extrême-gauche française réunies
(4). Une partie non-négligeable de ses militants ne sont d’ailleurs
pas d’origine basque, mais ont été attirés par cette
dynamique de lutte. Cette force militante ne doit pas faire oublier que
les actions militaires sont de plus en plus contestées par la population,
et que la droite nationaliste basque profite partiellement de ce rejet,
ce qui signifie là encore qu’une bourgeoisie nationale basque profiterait
elle aussi volontiers des avantages d’une région autonome – ce qui
est d’ailleurs déjà quasiment le cas.
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Cette dernière situation
découle en partie de l’irrédentisme de l’organisation militaire.
Des individu-e-s qui ont vécu un état de guerre pendant plusieurs
années peuvent difficilement revenir à la vie civile. Tout
d’abord, elles / ils sont condamnés à la clandestinité
en l’absence d’une amnistie. Mais aussi, il ne faut pas négliger
le fait qu’elles / ils se sont constitué-e-s de fait en un état
illégal, qui exerce une forme de répression et qui vit de
la perception d’un impôt "révolutionnaire". Ils représentent
l’état dans sa forme la plus simple : une "bande d’hommes armés",
et qui plus est, une bande d’hommes / de femmes armée condamnée
à vaincre, c’est-à-dire à obtenir sa reconnaissance
comme un état légal, un adoubement par les autres états,
qui leur permettra de se transformer pleinement en classe dirigeante, en
bourgeoisie d’état. C’est la situation qu’on connaît en Palestine,
par exemple. La sincérité et le courage vraisemblable des
combattant-e-s de l’ETA ne peut rien contre cela, du moins en tant que
groupe.
|
(5) Lire notamment
Bernard Tanguy, Aux origines du nationalisme breton,
T. 1 : le
renouveau des études bretonnes au XIXe siècle, 10/18,
1977. |
Le pays basque est un contre-exemple
à plusieurs niveaux. Tout d’abord, comme en Bretagne, la notion
de "racines" est difficilement applicable (5) car le folklore et la culture
basque ont été revivifiées au XIXe siècle par
des prêtres catholiques, qui voyaient dans la glorification du local
un moyen de lutte contre le "centralisme" républicain, et
donc un versant culturel de leur engagement royaliste et catholique. Ensuite,
parce que l’enchaînement qui a amené à l’indépendantisme
se fonde en définitive assez peu sur l’identité culturelle,
même si celle-ci a joué un rôle moteur dans la lutte
contre le franquisme. Enfin, parce que les apports massifs de militants
extérieurs au pays basque limite cette identité en tant que
lien avec le passé : il s’agit en l’occurrence d’une création
nouvelle, fondée sur une culture militante de gauche. D’une certaine
manière, les militants d’extrême-gauche se sont concentrés
au pays basque comme ils l’ont fait à la Poste, pour en faire un
foyer d’alternatives et de contre-pouvoirs. L’influence des mouvements
de libération nationale dans le tiers-monde se fait sentir, et ce
n’est pas un hasard si la charte initiale de l’ETA s’inspirait de celle
du FLN algérien. Le pays basque est devenu un "foyer" au sens guevarriste
du terme, un espace dans lequel se concentrent les militant-e-s pour développer
une stratégie de lutte armée.
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2.3.
Le lien entre les peuples et l’environnement
Pour ne pas déformer la pensée
des auteur-e-s sur ce point, je préfère citer leur texte
:
"Lors d’un forum d’ONGs (qui représentait
une sorte de contre-point au sommet de la terre qui s’est tenu au printemps
92 à Rio de Janeiro) s’est affirmée la nécessité
de la défense de la bio-diversité comme facteur indispensable
pour le maintien de la vie sur la planète. Ce concept de bio-diversité
inclut la diversité culturelle des peuples, élément
primordial contre l’encadrement par le capital d’une évolution de
l’espèce humaine."
Une note précise : "ONGs,
organisations non gouvernementales, qui deviennent aujourd’hui des relais
de plus en plus impliqués dans les interventions étatiques."
("Bretagne
et lutte armée", Courant alternatif, n° spécial
été 2000).
Il y a plusieurs façons de
lire ce paragraphe, même s’il est dangereux de s’attacher à
un extrait aussi court. Soit il faut y lire qu’il existe un lien naturel
entre l’Homme et le sol, et pire, que la biodiversité (diversité
des espèces) serait à mettre en parallèle avec la
diversité des peuples, ce qui reviendrait à dire que chaque
peuple est une espèce à part, idée particulièrement
réactionnaire. Ou encore y voir un déterminisme par l’environnement,
ce qui serait une forme de mécanisme un peu sommaire. Mais ce serait
faire un mauvais procès aux auteurs que de choisir cette lecture,
et il vaut mieux postuler une maladresse de formulation. Il y a en tout
cas une contradiction entre la juste caractérisation du caractère
des O"N"Gs et l’utilisation qui est faite de leurs analyses.
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Il y a en fait une ambiguïté
constante dans le texte sur l’utilisation des mots peuple, nation et culture.
Quand la nation est définie par la conscience qu’elle a d’elle-même,
on reste dans le flou, car c’est vrai pour tout groupe humain : une classe
sociale, un mouvement musical, un groupe religieux se définissent
aussi par la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes, sans que cela suffise.
Le critère territorial est important, car s’il existe des nations
sans territoire, il n’en existe que très peu qui ne se définissent
pas par l’aspiration à en posséder une. Or, cette notion
de lien entre peuple et biodiversité, qui insiste – dans une lecture
positive – sur le rôle des habitants d’un territoire donné
dans son aménagement et sa préservation, ramène bien
à cette notion territoriale. Mais quel est le lien entre peuple,
territoire et culture ? Plus précisément, les habitant-e-s
d’un même territoire ont-elles / ils nécessairement la même
culture ? Ce n’est pas absolument évident, en raison de l’immigration,
des métissages, des coexistences sur un même territoire, et
plus simplement des diversités de mode de vie au sein d’une même
population. Et quand bien même ce serait le cas dans un espace donné,
est-ce souhaitable ? Là encore, ce type de raisonnement, sous couvert
de la défense de la bio-diversité – élément
positif en soi – ramène à une vision fixiste et à
une logique territoriale incompatible avec une vision dynamique et libre
du développement de l’individuE et de l’Humanité.
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2.4.
Une question de vocabulaire
L’un des travaux envisagés
par le Cercle social est d’interroger systématiquement le vocabulaire
en usage dans le mouvement révolutionnaire, pour en déceler
les ambiguïtés ou les galvaudements. En l’occurrence, deux
mots posent problème dans le texte cité : autonomie et fédéralisme.
Autonomie est plusieurs fois utilisé
en quasi-synonyme d’indépendance. C’est un usage classique, même
s’il existe une nuance entre les deux concepts. Le problème, c’est
qu’autonomie, placé dans un texte d’orientation libertaire, prend
une autre connotation, parce qu’il renvoie à plusieurs autres sens.
Autonomie, c’est l’autonomie de la classe ouvrière, c’est le mouvement
Autonome, c’est la revendication de l’autonomie de l’individu-e. On pourrait
en dire tout autant des mots libération et émancipation.
Cet usage tend à donner une coloration politique au fond assez éloigné
du sujet traité, qui est celui de l’indépendance nationale
d’entités régionales. On a vu la raison de ce glissement
: l’intuition d’un adversaire commun, l’état français. La
lutte contre son état s’identifie à la lutte contre l’état,
et les dynamiques de luttes contre le centralisme sont considérées
comme potentiellement libératrices, voire libertaires.
C’est ainsi que s’opère l’autre
glissement autour du mot fédéralisme : celui-ci possède
une double signification, selon qu’il s’agisse d’un fédéralisme
social (fédéralisme anarchiste) ou d’un fédéralisme
politique (fédération d’états, comme le sont les USA
ou la RFA). Mais quand on rentre dans le champ de l’indépendance
nationale, on peut facilement passer de l’un à l’autre. La lutte
contre le centralisme "jacobin" (en fait, contre la tendance à la
concentration du pouvoir d’état, mouvement entamé bien auparavant)
rencontre la lutte contre le centralisme en général (notamment
contre le centralisme marxiste). Toute opposition au centralisme se voit
alors investie d’un potentiel fédéralisme, dans un sens plus
politique que social, mais qui place le militant dans un terrain connu,
dans un vocabulaire familier et rassurant. La difficulté vient largement
de ce que la France n’est pas un état fédéral, malgré
la "décentralisation" et la "déconcentration", et que cette
confusion est donc facilitée. Une critique solide du fédéralisme
étatiste serait importante pour clarifier ce problème.
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2.5.
La lutte de classes dans le nouvel ordre mondial
Cette déconstruction partielle
des deux articles consacrée par l’OCL à la question nationale
et à la situation bretonne est loin de résoudre tous les
problèmes. Certains groupes suggèrent, dans le lignée
du léninisme, que le règlement de la question nationale est
un préalable à celui de la question sociale, dans la mesure
où elle couperait l’herbe sous le pied au principal dérivatif
à la lutte des classes, au principal obstacle à l’unité
de la classe ouvrière. C’est une conception très éloignée
de celle de l’OCL, même si elle la rejoint pour affirmer que, au
delà du nationalisme, c’est la question de classe qui est essentielle.
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C’est un vaste chantier que
de définir, à l’heure actuelle, le fonctionnement de la lutte
des classes. Aujourd’hui, la majorité de la population mondiale
se retrouve aujourd’hui sous une forme ou sous une autre, intégrée
dans le système capitaliste, en subit les conséquences et
surtout se trouve placée dans un rapport de production capitaliste,
c’est-à-dire participe – par son travail ou son exclusion du travail
– à la production du capital dont vivent les bourgeoisies nationales
ou internationales, publiques ou privées. Ils forment donc collectivement
le prolétariat, même si ce mot fait partie des vocables galvaudés
et mal compris qu’on pourrait avantageusement remplacer par un autre de
même contenu. Leur individualité est niée par ce rapport,
qui les contraint, pour s’affirmer en tant qu’individu-e, à en prendre
conscience pour pouvoir s’entr’aider dans la lutte contre leurs exploiteurs.
La classe, de ce point de vue, est une prison dont l’individu-e cherche
à s’échapper en la détruisant, et en détruisant
par la même tout le système de classes. La lutte de classes,
du point de vue "prolétarien", c’est précisément cet
effort pour résister à l’exploitation, à l’aliénation,
qui ne peut se résoudre définitivement que par la destruction
de toutes les classes. Mais c’est également la lutte entre les différentes
fractions de la bourgeoisie, c’est-à-dire de la classe capitaliste,
et les répercutions idéologiques de cette lutte au sein du
"prolétariat" (05/07/00).
Actuellement, malgré des tentatives
ça et là, le "prolétariat" ne dispose d’aucune forme
organisée de résistance de masse, bien qu’il s’exprime très
durement dans des grèves, des émeutes et des révoltes
à travers le monde, et que bon nombre d’organisations, plus ou moins
bien implantées, participent à cette résistance en
lui donnant une aide logistique ou une analyse théorique. Mais beaucoup
de ces organisations subissent, à un degré plus ou moins
important, l’influence idéologique des débats qui opposent
les différentes fractions de la bourgeoisie. Il en va ainsi de la
question nationale, dans laquelle des options apparemment stratégiques
– le mouvement vers l’indépendance comme moyen de réaliser
un lien social et de mettre en place une dynamique – finissent malgré
leur volonté critique, par refléter de facto les contradictions
de la bourgeoisie.
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3.
La Fédération anarchiste et la construction de l’identité
culturelle
Le Monde Libertaire
a pris position très durement contre le nationalisme breton à
propos de l’attentat de Quévert. La position développée
dans le supplément d’été se veut plus analytique,
et se sert de la question bretonne comme point d’appui pour une réflexion
plus ample sur les "manifestations identitaires". Elle a été
rédigée par quatre camarades de la FA de Nantes, et s’intitule
: "Mon pays, ce n’est pas un pays : Question d’identité en Bretagne
et ailleurs...". Je résumerais leur analyse ainsi :
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Dans le cadre
de la France, la nation est une construction idéologique créée
par l’État. Mais dans les pays et régions colonisées,
la lutte de libération nationale résulte d’une lutte contre
une culture imposée. Cette lutte passe par la réappropriation
d’une culture, ou plutôt d’éléments choisis de celle-ci.
Cette logique de réappropriation culturelle et politique s’oppose
au leitmotiv des nationalistes, qui veulent constituer un état national.
La Bretagne est considérée par Paris sous l’angle unique
de ses "vocations" (tourisme, agriculture, etc.) – concept qu’on aurait
aimé voir développer – et sa culture a été
"réduite
à une bouillie folklorique", d’où la montée des
mouvements culturels, politiques et de la lutte armée. La répression
systématique de toute militance bretonne permet de confondre dans
l’esprit du public revendications culturelles et terrorisme nationaliste.
La lutte du MDC de J.-P. Chevènement contre les langues régionales
rappelle l’interdiction du breton jusque dans les années 1960, puisqu’elle
est fondée sur la même égalité abstraite qui
invisibilise les différences. Le droit de parler une langue
doit être défendu par les anarchistes, comme l’un des éléments
constitutifs de la construction culturelle de l’individuE, en repensant
la relation entre universalisme et particularisme dans une vision non-sclérosée
de l’identité (Guy Naoueg, lena Oned, Denez Eusa, Tanguy Naoueg,
groupe FA Nantes : " Mon pays, ce n’est pas un pays : Question d’identité
en Bretagne et ailleurs... ", Le Monde Libertaire, HS n° 15, été
2000).
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3.1.
La culture comme forme de résistance
Le texte, trop court pour l’ampleur
de son propos, propose une analyse fondée sur la notion de construction
culturelle de l’individu-e. Symboliquement, alors que Courant Alternatif
fondait
son analyse sur un triptyque État - Marché - Nation, les
auteurs de l’article du ML proposent un trio Culture - État - Nation.
L’analyse sur l’identité choisie
("On
peut se sentir fier de ce qu’on fait, de ses luttes, pas de ce qu’on est")
paraît séduisante ; les nombreuses nuances qu’il introduit
sur la notion de culture, vue de manière dynamique et non-fixiste,
autant que l’insistance sur le rôle de l’Individu ne pourraient que
me satisfaire... dans un autre contexte. En l’occurrence, il s’agit tout
de même de réaffirmer l’identité bretonne, en intégrant
tacitement les critiques classiques sur l’absence de liens entre le "celtisme"
contemporain et le mode de vie des générations passées.
La définition proposée de l’identité culturelle le
montre assez bien. Sous le titre "La culture, un moyen d’être
soi et de développer une conscience critique", on peut lire
:
"L’identité culturelle
repose sur trois points principaux, qui s’interpénètrent
: la langue, les arts et les types de relation sociales : où, quand
et comment les gens se rencontrent-ils, débattent-ils, travaillent
(d’autres facteurs y participent comme les pratiques religieuses, l’attachement
à un type de géographie...). Ces trois points (langue, arts,
organisation sociale) tournent en fait autour d’une spécificité
des moyens de communication . Spécificité qui n’exclue pas
le rapport à l’universel... En effet, toute culture n’est pas absolument
différente des autres, n’est pas figée (une langue évolue
dans le temps, se différencie suivant les régions...) et
n’est pas parlée de la même façon par la vieille paysanne
et la notaire (niveaux de langue)... Toute langue, toute culture est réappropriée
par l’individuE. L’identité personnelle est faite de différents
niveaux qui se mêlent (identité sexuée, appartenance
de classe)."
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Clairement, on revient sur
une définition très classique des éléments
constitutifs de la culture. Seule la langue est réellement développée,
les Arts faisant une référence discrète au "celtisme"
musical. Mais impossible d’échapper dans cette définition,
même en les reléguant au second plan, à la religion
et au terroir, c’est-à-dire aux valeurs réactionnaires classiques.
C’est reconnaître, implicitement, que les fondements de cette identité
culturelle sont difficilement compatibles avec les valeurs anarchistes,
qui sont pourtant elles-mêmes une forme de construction culturelle
de l’Individu-e qui y adhère.
Cela amène à nuancer
l’idée, exprimée au début de l’article, du caractère
artificiel de la nation, construction de l’état dans les pays dominants,
en opposition à l’identité nationale / culturelle construite
comme une forme de lutte, qui n’est d’ailleurs qu’une autre manière
d’exprimer l’idée de Courant Alternatif selon laquelle dans
le monde post-colonial, la revendication nationale peut prendre une orientation
libertaire.
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3.2
Résister à la culture
Il est intéressant de constater
que les deux autres niveaux de la construction de l’identité cités
– sexe et classe – sont précisément ceux que la critique
révolutionnaire définit comme des carcans à dépasser.
L’identité sexuelle n’est pas biologique, elle est purement sociale
: on n’est pas un mec parce qu’on a des couilles, mais parce qu’on se comporte
comme tel, en suivant le code imposé de la virilité. Prendre
conscience de cela, c’est un premier effort pour dépasser cette
construction sociale, ce rôle figé et odieux. Il en va de
même pour l’identité de classe. On n’est prolétaire
parce qu’on se trouve placé dans un rapport de domination économique.
Dans les deux cas, on peut intégrer et / ou assumer ces rôles,
ou les rejeter, c’est-à-dire se mouler dans le rôle social
attendu ou au contraire essayer de s’en dégager consciemment.
Il en va évidemment de même
pour l’identité culturelle / nationale. On ne peut pas nier son
existence actuelle, même si, comme le font très justement
les auteur-e-s de l’article "Questions d’identité", on doit
en nuancer la réalité dans le temps. Mais il faut aller plus
loin, reconnaître que celle-ci est un carcan dont l’Individu-e doit
se débarrasser, même s’il ne peut le faire intégralement
que dans un changement global des rapports sociaux. On ne cesse pas d’être
macho en reconstruisant son identité par un réagencement
sélectif des différents aspects du machisme, pas plus qu’on
ne cesse d’être un prolétaire en adoptant un ouvriérisme
"class-pride" épuré de tout luxe "bourgeois". De même,
on ne se débarrasse pas du nationalisme en adoptant les éléments
réputés progressistes de la culture locale.
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Bien des aspects sont absent
de cet article, qui ne fait que rebondir sur ceux publiés dans la
presse libertaire, et n’est donc pas une étude exhaustive de la
question bretonne et du régionalisme. Il n’a pas pour objet de réaffirmer
simplement les "valeurs traditionnelles" des libertaires, ni de lancer
un oukase vengeur à l’encontre des auteur-e-s des articles cités
ou de leurs organisations respectives, mais de tenter une analyse du "nouvel
ordre mondial" et des ses répercutions sociales, politiques, idéologiques,
et notamment, de s’interroger sur la place du nationalisme et du régionalisme
dans cette nouvelle donne.
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