HENRY DE MONTHERLANT

 LE MAÎTRE DE SANTIAGO

«Inès, cette nuit est pleine de prodiges. Je sens que je m'y dépasse, que j'y prends ma plus grande dimension, celle que j'aurai dans la tombe.»

Ces paroles de Ferrante, dans La Reine morte, résonnent tout au long de la dernière pièce de Montherlant, Le Maître de Santiago, écrite pour la France d'aujourd'hui. Alvaro, chevalier blessé au plus profond de son âme par la déchéance morale de son pays, se retire dans un couvent.

La pièce, nourrie d'un drame tout intérieur, se déroule avec simplicité et rigueur pour aboutir à l'un de ces sommets de l'art que la postérité n'oublie pas. Les deux tendances principales de l'auteur, l'exigence morale et le nihilisme, y cheminent de pair. Quand la foi qui nous conduit ne trouve plus de soutien dans le monde, et que le combat singulier contre l'univers dressé tout entier contre les valeurs nobles apparaît sans espoir, plutôt que de trahir sa propre grandeur, il reste l'ascèse des premiers Chrétiens fuyant les Barbares.

Mais la pièce religieuse se double d'une pièce politique. Car le pays libéré n'a pas retrouvé sa liberté. Des milliers de Français dans les prisons de France, torturés par des Français avec les instruments de torture pris à l'ennemi, attendent leur assassinat légal; le délit d'opinion est devenu un délit français. Il règne une justice d'exception, aux verdicts inexorables, flanquée de juges aux fronts bas, fanatiques et bornés, juges révolutionnaires, vrais fonctionnaires d'État à la guillotine, à la confiscation et à l'indignité nationale; des jurés soigneusement choisis non pour juger, mais pour condamner, plus fidèles à leur parti qu'à la vérité, et une nation tout entière terne et passive où aucune conscience ne se dresse pour crier à la face du monde que ces accusés sont innocents, que cette justice se venge, que cette vérité est née de la victoire.

Et tous ces hommes trop lâches pour se dresser devant l’iniquité, blessés pourtant dans leur conscience secrète par tant d'injustice font fleurir le pessimisme sous leurs pas. Le désespoir s'infiltre partout. Les consciences inquiètes, impuissantes devant la vérité dégradée, contemplent cette civilisation qui, chaque jour, fait un pas en arrière. Dans la tourmente, un don Alvaro ayant mesuré sa lassitude, n'a soif que d'un «immense retirement».

Au premier acte, l'on assiste à une réunion de cinq Chevaliers de l'Ordre de Santiago; don Alvaro, dit le «maître de Santiago», annonce qu'il ne partira pas au Nouveau Monde consolider la conquête de l'Espagne; s'il allait aux Indes, ce serait pour protéger les Indiens.

«La gloire de l'Espagne, dit-il, a été de réduire un envahisseur dont la présence insultait sa foi, son âme, son esprit, ses coutumes. Mais vouloir changer quelque chose dans les territoires conquis quand il est si urgent de réformer la patrie elle-même, c'est comme vouloir changer quelque chose dans le monde quand tout est à changer en soi... Il y a un état de l'Espagne auquel je veux avoir le moins de part possible. L'Espagne est ma plus profonde humiliation. Je n'ai rien à faire dans un temps ou l'honneur est puni, où tout ce qui est grand est rabaissé et moqué, où partout au premier rang j'aperçois le rebut, où partout le triomphe du plus bête et du plus abject est assuré. Avant, nous étions souillés par l'envahisseur, maintenant nous sommes souillés par nous-mêmes : nous n'avons fait que changer de drame et le dernier est de beaucoup le pire. Aujourd'hui, tout ce qu'il y a de bien dans le pays se tait. Il y a un Ordre du Silence. Mais vous, pleins d'indulgence ou d'indifférence pour l'ignoble, vous pactisez avec lui, vous vous faites ses complices. Hommes de terre! Chevaliers de terre!»

Au second acte, don Bernal, avec l'appui de Mariana, fille d'Alvaro, essaie d'obtenir de ce dernier qu'il aille au Nouveau-Monde. Au troisième acte, le comte Soria, prétendu envoyé du roi, essaie d'obtenir l'accord d'Alvaro. Le roi aurait dit en parlant de lui : «Les coeurs nobles sont prompts aux entreprises désespérées...» Il va céder, mais sa fille dénonce le complot. Et Alvaro va atteindre cette fidélité à lui-même qui est le but de tout son devenir moral : «Il faut avouer, dit-il, qu'un instant j'ai eu le coeur entr'ouvert. Mais cette profonde chute me relance vers en haut. Désormais, je touche à mon but : ce but est de ne plus participer aux choses de la terre. Oh ! combien depuis toujours j'y aspire ! Comme je forçais sur mes ancres pour cingler vers le grand large !»

En prières, Alvaro et Mariana montent vers Dieu. «Neige..., neige..., la Castille s'enfonce sous la neige comme un navire sous les eaux. Elle va disparaître. Elle disparaît. De l'Aragon n'apparaît plus que la plus haute cime de la Sierra de Utiel. La neige engloutit toute l'Espagne. Il n'y a plus d'Espagne.»

Sans la guerre, la vengeance, le crime et l'abaissement de toutes choses grandes, cette ferveur et cette fidélité à la royauté humaine auraient-elles pu s'épanouir et montrer aux temps à venir le spectacle de la grandeur humaine dans son ultime dimension et son délaissement ? Car la religion des hauteurs exige maintenant le dernier sacrifice. Ce drame de l'ascèse chrétienne en plein XXe siècle rejoint la morale de Samouraï, chère à Montherlant, faisant toujours le sacrifice de son plus grand amour à son exigence morale personnelle.

Il est frappant de constater que la littérature d'après guerre est tout entière morale dans son essence, c'est-à-dire préoccupée du problème de l'acte. Dans un monde avili, l'homme se reprend, se résume, recense ses moyens et pose de nouveau d'humbles et grands problèmes, où il s'engage tout entier. Notre pureté rappelle étrangement celle des premiers cénobites qui assumaient tout leur destin, allant avec une logique déchaînée jusqu'au bout de leurs questions. Une telle littérature est dictée par des événements collectifs. L'inadaptation des âmes bien nées au monde qui les entoure conduit aux constructions absolues. L'avantage en est que la scission entre la vie et la pensée se ferme : il redevient important de penser quand on est tout entier dans ses vérités.

Dans cet ordre d'idées, Le Maître de Santiago, où la fiction littéraire ne trompe personne, montre combien la vraie France est atteinte par l'avilissement des valeurs et combien profondes sont ces blessures pour que renaisse une voie du renoncement cénobitique dans la patrie de Montaigne, de Voltaire et de Renan.

Mais est-il pertinent de parler de renoncement ? Dans ces colères, cette grandeur, ces souffrances nées d'amours blessées, quel profond vouloir tendu vers la résurrection !

Manuel de DIÉGUEZ