Mardi 7 octobre 1952

 

Pour l'accusé Boukharine il est des faits

qui existent sans pour cela entrer dans

la conscience d'un homme

 

par Manuel de DIÉGUEZ

SUPPOSONS l'accusé assez intelligent pour faire la démarcation entre les faits et leur portée en justice; un accusé, qui voit parfaitement où l'on veut le mener. Pendant des mois, il a eu faim et froid ; pendant des mois on l'a réveillé en pleine nuit pour l'interroger, mais on ne l'a pas convaincu. Et, à l'audience, il paraîtra plus convaincu que son juge.

«Je n'oublierai jamais, tant que je vivrai, dit Boukharine, une circonstance qui m'a amené sur la voie des aveux. Une fois, à l'instruction, c'était en été, j'ai appris : premièrement le déchaînement de l'agression japonaise contre la Chine, j'ai appris l'agression non déguisée de l'Allemagne, de l'Italie contre le peuple espagnol. J'ai appris les préparatifs fiévreux de tous les États fascistes en vue de déclarer la guerre mondiale. Ce que d'habitude le lecteur apprend chaque jour au compte-gouttes par les télégrammes, je l'ai appris tout d'un coup, en doses fortes et massives. J'en fus littéralement atterré. Tout mon passé se dressa devant moi. Certainement ce passé peut être déconsidéré et sera anéanti par mon action infâme, mais comme motif intérieur, c'est plus fort que n'importe quoi. Tout mon passé et toute ma responsabilité se sont dressés devant moi et il m'est apparu avec une parfaite clarté que j'y avais moi-même participé et que j'en étais responsable ; que par mes actes de traître, j'avais secondé les agresseurs.»
 


L'accusé est d'avance convaincu de sa culpabilité

On voit donc comment la vision historique des conséquences d'un acte abolit l'élément subjectif du délit, dans l'esprit même de l'accusé. Une succession de faits qu'il ne pouvait prévoir et dont l'enchaînement lui est présenté d'un seul coup, définit sa responsabilité et sa culpabilité à ses propres yeux.

C'est ainsi qu'on montrait aux généraux allemands, à Nuremberg, des photographies des camps de concentration pour les convaincre de l'étendue de leur culpabilité de chefs d'armée. De même les premiers collaborateurs jugés étaient coupables de toute l'horreur de la société pour un certain déroulement historique qui définissait après coup leur culpabilité.

Roger Grenier écrit très justement : «Une opération semblable est tout à fait nécessaire quand on est chargé de la purification d'une nation après le passage de l'ennemi». Cette conception de la culpabilité, répétons-le, convainc en premier lieu l'accusé lui-même.

Il s'agit ensuite de faire connaître en pleine audience à l'accusé la noirceur de son crime, ce qui ne va pas toujours sans heurt:

Vychinski. - Comment pourrait-on caractériser ces rendez-vous?

Rykov. - C'était des rendez-vous des membres d'une organisation illégale en lutte contre le parti et le gouvernement soviétiques.

Et encore :

Vychinski. - Comment peut-on qualifier une telle utilisation des fonds qui ne vous appartiennent pas à des fins criminelles ?

Bessonov. - ...

Vychinski. - Je vais peut-être vous aider.

Bessonov. - Je pense que vous le ferez mieux que moi. Ce qui dans ma bouche peut maintenant paraître insincère et peu convaincant, si vous le dites, sonnera vrai.

On saisit sur le vif le passage de l'acte à sa qualification : Rikov veut bien reconnaître le fait qu'il a participé à certaines réunions. Encore faut-il que ces réunions, il les reconnaisse pour des «rendez-vous d'un organisation illégale tendant... ». C'est toute la question et seule la vision historique peut convaincre le candidat...

Quelquefois l'accusé effleure le problème : on croit qu'il va le saisir.

Vychinski. - On sait que le groupe du Caucase du nord était en liaison avec les milieux cosaques d'émigrés blancs. Est-ce un fait, oui ou non?

Boukharine. - Mais je vous ai dit que je ne pouvais nier ce fait, citoyen procureur.

Vychinski. - Accusé Boukharine, est-ce un fait, oui ou non, qu'un groupe de vos complices dans le Caucase du nord, était en liaison avec les milieux cosaques d'émigrés blancs à l'étranger ? Est-ce un fait, oui on non ? Rikov en a parlé. Supkov en a parlé de même.

Boukharine. - Si Rikov en a parlé, je n'ai pas de raison de ne pas le croire.

Vychinski. - Ne pouvez-vous pas me répondre sans philosophie ?

Boukharine. - Ce n'est pas de la philosophie.

Vychinski. - Dites-moi non.

Boukharine. - Je ne peux pas dire non, ni affirmer que cela n'a pas eu lieu.

Vychinski. - Donc, ni oui ni non?

Boukharine. - Mais pas du tout. Parce qu'il y a des faits qui existent sans pour cela entrer dans la conscience d'un homme. C'est le problème de la réalité du monde extérieur. Je ne suis pas un solipsite.
 
 

La culpabilité historique d'un Lousteau

On voit ici le désavantage et même le ridicule de Boukharine. Pourtant l'outil du Procureur est simple et grossier. La «réalité extérieure» de ce dernier, c'est l'Histoire. L'accusé est coupable de faits postérieurs même à son incarcération. Cela rappelle le procès du journaliste Lousteau engagé sur le front de l'Est comme reporter et entraîné dans un combat à l'issue duquel il reçut la Croix de fer. «Infiniment triste», dit le Président Ledoux avec la solennité mélancolique, qui lui est familière. «Vous auriez préféré que je me sauve, que les Allemands disent qu'un officier français se sauve? s'écrie Lousteau. Le Président Ledoux continue à lui reprocher tous ses forfaits qui prennent place aussitôt l'un après l'autre dans une culpabilité historique globale.

Cette culpabilité paraît à l'inculpé fabriquée, tant elle lui paraît étrangère à ses actes et à l'atmosphère dans laquelle il les a vécus. Mais en histoire, comme en Littérature, c'est le dernier mot qui donne son sens au drame. Sartre a fort bien démontré ce mécanisme. L'éclairage à rebours et inévitable. Soudain Lousteau se met à pleurer: «Ce n'est pas si simple, je vous assure que ce n'est pas si simple.» (A suivre.)