Justement, Mauriac place en exergue du Fils de l'homme une longue et superbe citation de Lacordaire, parlant du Christ dont le nom seul, en ce moment, ouvre mes entrailles et en arrache cet accent qui me trouble moi-même et que je ne me connaissais pas.
Comment saisir cet accent à partir de l'incroyance? Le livre de Mauriac ne concernerait-il que les catholiques ? Non, il est peu de livres qui nous atteignent davantage, traitant de tous les sujets tabous de notre politique. Et, il faut le dire, qui aujourd'hui peut protester inconditionnellement ? Ni la droite, ni la gauche, ni les penseurs du juste milieu, ni les existentialistes, hélas, ne protestent contre la torture ou l'assassinat en tous temps, en tous lieux : les libéraux, certes, le peuvent, mais ils sont une infime minorité, et ne trouvent quelque écho que grâce à une conscience chrétienne encore profonde dans le pays, prête à se réveiller lorsqu'un homme ose la poursuivre jusqu'au bout de sa logique.
Mais ce serait passer à côté
de ce livre que de seulement le situer dans le jeu des idées et
des forces. Et, sur ce plan, quelle doctrine ne charrie pas ses impuretés
? Et que de polémiques ne pourrait-on ouvrir ! Ce qu'il faut cerner,
chez Mauriac, c'est une fascination poignante devant le mystère
du Christ. La Résurrection l'obsède ; c'est elle qui l'arrache
parfois à l'Histoire restée criminelle. Le Fils de l'Homme
revient sans cesse sur cette illumination fondamentale qui seule permet
d'expliquer l'énergie, la persévérance, l'intransigeance,
l'intemporalité de l'œuvre mauriacienne. Puisque ce n'est pas la
croyance à la démocratie ou à la bonté naturelle
de l'homme dans le meilleur des mondes atomiques possibles, mais le mystère
de cette croyance à la Résurrection qui fait toute la profondeur
et la poésie de certaines pages de Mauriac, c'est de ce mystère
que le critique doit oser s'approcher.
Simone Weil a été
obsédée toute sa vie -
note Mauriac - par les millions d'esclaves crucifiés avant le
Christ, par cette forêt immense de gibets où tant de précurseurs
ont été cloués, à qui aucun centurion n'a rendu
témoignage après avoir entendu leur dernier cri. Je suis
obsédé, quant à moi, bien davantage par toutes les
croix qui n'ont cessé d'être dressées après
le Christ par cette chrétienté aveugle et sourde qui, dans
les pauvres corps qu'elle soumettait à la question, n'a jamais reconnu
Celui dont, le jour du vendredi-saint elle baise si dévotement les
pieds et mains percés. Toute vie spirituelle naît d'une
immense stupeur devant une immense hypocrisie : pour Mauriac, l'Histoire
est d'abord ce scandale incompréhensible qu'"après dix-neuf
siècles de christianisme le Christ n'apparaît jamais dans
le supplicié aux yeux des bourreaux d'aujourd'hui, la Sainte Face
ne se révèle jamais dans la figure de cet Arabe sur laquelle
le commissaire abat son poing.
Mais cette haute folie du croyant
est un scandale aussi pour certains : car il faut le reconnaître,
c'est lorsque les Empires se défont que les voix chrétiennes
s'élèvent le plus haut et se désolidarisent soudain
de César, comme si, dans les déclins, l'homme ne trouvait
plus que dans la gloire de l'esprit ces satisfactions de la volonté
de puissance que donnaient autrefois les royaumes de la terre. Lorsque
Rome agonise, on fait carrière dans l'intemporel et l'universel.
Et c'est la France affaiblie, non l'Amérique ou la Russie triomphantes,
qui va payer un lourd tribut au véritable christianisme. Il est
un peu gênant de voir un Français faire carrière dans
la pureté évangélique à la faveur de notre
mort et en retirer tant d'honneurs. Et pourtant, certaines lettres du Père
de Foucauld sont gênantes aussi, lorsque le christianisme n'était
point encore un prétexte à notre retraite, mais plutôt
un Instrument de nos conquêtes.
Ce qui est au centre du livre de
Mauriac, c'est le conflit Intérieur de la conscience française
d'aujourd'hui, ce conflit qui demain fera partie de notre histoire littéraire.
Comment Mauriac sera-t-il jugé au double tribunal de l'esprit et
de la nation ? Je crois que le jugement sera plutôt favorable : l'Histoire
n'est pas si cruelle qu'on pense dans ses verdicts. Elle fait une place
à l'ermite qui, lorsque Rome s'écroule, se retire au désert
; mais elle fait une place aussi à saint Ambroise, qui est resté
Romain par surcroît, et même patricien... Cela n'empêche
pas de rêver d'un Mauriac se couvrant d'un sac de cendres et proclamant
la ruine de tous les Empires de la terre - chrétiens pour chrétiens,
je les préfère absolus, plantés dans leur désert.
Mais j'ai grand tort : le christianisme qui compte en littérature,
ce n'est pas le vrai, c'est celui de Bossuet, de Bourdaloue, celui qui
s'appuie sur un Louis XIV. La littérature chrétienne n'est
grande que dans les États puissants. Le christianisme de Mauriac
est plein de craquements précurseurs d'une littérature chrétienne
qui, elle aussi, se défait, soufflée par l'esprit du désert.
Le christianisme absolu a toujours été lié au déclin des Empires. Un chrétien intransigeant doit le reconnaître, et non pas jouer sur les deux tableaux. "Il n'y a plus d'Espagne", dit l'Alvaro de Montherlant. Mauriac, c'est Alvaro, plus la grand-croix de la Légion d'Honneur. Mais il y a aussi cette parole de l'abbé Huvelin, confesseur du Père de Foucauld, que cite Mauriac : "Je ne puis regarder personne sans désirer donner l'absolution". C'est un fait qu'il l'aurait donnée à Mauriac : c'était un saint.
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(1) Grasset.