"Le Fils de l'Homme"

de François Mauriac

(Nous sommes heureux d'annoncer la collaboration régulière de Manuel de Diéguez dans nos colonnes. L'auteur du Paradis, de l'Essai sur le Nihilisme, de Dieu est-il américain ? etc., commentera chaque jeudi un livre important choisi dans l'actualité littéraire, avec cette humanisme ouvert et cette passion d'aller au fond d'un problème que les lecteurs de Combat lui connaissent.) Un très beau livre (1). Le critique ne saurait honnêtement en rendre compte sans dire s'il est croyant ou non : il faut en passer par le confessionnal. Avouons donc que l'orthodoxie nous fait un peu peur ; nous nous demandons bien comment on peut se convertir à un dogme. Mais il n'y a pas de critique littéraire sans croyance au spirituel. Un critique qui ne croit pas au Quichotte, la dimension du chef-d'œuvre lui échappe tellement qu'il ferait mieux d'aller planter des choux. Et il est préférable, n'est-ce pas, de se convertir que de ne rien comprendre à Bossuet, Lacordaire ou Mauriac.
 

Justement, Mauriac place en exergue du Fils de l'homme une longue et superbe citation de Lacordaire, parlant du Christ dont le nom seul, en ce moment, ouvre mes entrailles et en arrache cet accent qui me trouble moi-même et que je ne me connaissais pas.

Comment saisir cet accent à partir de l'incroyance? Le livre de Mauriac ne concernerait-il que les catholiques ? Non, il est peu de livres qui nous atteignent davantage, traitant de tous les sujets tabous de notre politique. Et, il faut le dire, qui aujourd'hui peut protester inconditionnellement ? Ni la droite, ni la gauche, ni les penseurs du juste milieu, ni les existentialistes, hélas, ne protestent contre la torture ou l'assassinat en tous temps, en tous lieux : les libéraux, certes, le peuvent, mais ils sont une infime minorité, et ne trouvent quelque écho que grâce à une conscience chrétienne encore profonde dans le pays, prête à se réveiller lorsqu'un homme ose la poursuivre jusqu'au bout de sa logique.

Mais ce serait passer à côté de ce livre que de seulement le situer dans le jeu des idées et des forces. Et, sur ce plan, quelle doctrine ne charrie pas ses impuretés ? Et que de polémiques ne pourrait-on ouvrir ! Ce qu'il faut cerner, chez Mauriac, c'est une fascination poignante devant le mystère du Christ. La Résurrection l'obsède ; c'est elle qui l'arrache parfois à l'Histoire restée criminelle. Le Fils de l'Homme revient sans cesse sur cette illumination fondamentale qui seule permet d'expliquer l'énergie, la persévérance, l'intransigeance, l'intemporalité de l'œuvre mauriacienne. Puisque ce n'est pas la croyance à la démocratie ou à la bonté naturelle de l'homme dans le meilleur des mondes atomiques possibles, mais le mystère de cette croyance à la Résurrection qui fait toute la profondeur et la poésie de certaines pages de Mauriac, c'est de ce mystère que le critique doit oser s'approcher.
 

Simone Weil a été obsédée toute sa vie - note Mauriac - par les millions d'esclaves crucifiés avant le Christ, par cette forêt immense de gibets où tant de précurseurs ont été cloués, à qui aucun centurion n'a rendu témoignage après avoir entendu leur dernier cri. Je suis obsédé, quant à moi, bien davantage par toutes les croix qui n'ont cessé d'être dressées après le Christ par cette chrétienté aveugle et sourde qui, dans les pauvres corps qu'elle soumettait à la question, n'a jamais reconnu Celui dont, le jour du vendredi-saint elle baise si dévotement les pieds et mains percés. Toute vie spirituelle naît d'une immense stupeur devant une immense hypocrisie : pour Mauriac, l'Histoire est d'abord ce scandale incompréhensible qu'"après dix-neuf siècles de christianisme le Christ n'apparaît jamais dans le supplicié aux yeux des bourreaux d'aujourd'hui, la Sainte Face ne se révèle jamais dans la figure de cet Arabe sur laquelle le commissaire abat son poing.
 

Mais cette haute folie du croyant est un scandale aussi pour certains : car il faut le reconnaître, c'est lorsque les Empires se défont que les voix chrétiennes s'élèvent le plus haut et se désolidarisent soudain de César, comme si, dans les déclins, l'homme ne trouvait plus que dans la gloire de l'esprit ces satisfactions de la volonté de puissance que donnaient autrefois les royaumes de la terre. Lorsque Rome agonise, on fait carrière dans l'intemporel et l'universel. Et c'est la France affaiblie, non l'Amérique ou la Russie triomphantes, qui va payer un lourd tribut au véritable christianisme. Il est un peu gênant de voir un Français faire carrière dans la pureté évangélique à la faveur de notre mort et en retirer tant d'honneurs. Et pourtant, certaines lettres du Père de Foucauld sont gênantes aussi, lorsque le christianisme n'était point encore un prétexte à notre retraite, mais plutôt un Instrument de nos conquêtes.
 

Ce qui est au centre du livre de Mauriac, c'est le conflit Intérieur de la conscience française d'aujourd'hui, ce conflit qui demain fera partie de notre histoire littéraire. Comment Mauriac sera-t-il jugé au double tribunal de l'esprit et de la nation ? Je crois que le jugement sera plutôt favorable : l'Histoire n'est pas si cruelle qu'on pense dans ses verdicts. Elle fait une place à l'ermite qui, lorsque Rome s'écroule, se retire au désert ; mais elle fait une place aussi à saint Ambroise, qui est resté Romain par surcroît, et même patricien... Cela n'empêche pas de rêver d'un Mauriac se couvrant d'un sac de cendres et proclamant la ruine de tous les Empires de la terre - chrétiens pour chrétiens, je les préfère absolus, plantés dans leur désert. Mais j'ai grand tort : le christianisme qui compte en littérature, ce n'est pas le vrai, c'est celui de Bossuet, de Bourdaloue, celui qui s'appuie sur un Louis XIV. La littérature chrétienne n'est grande que dans les États puissants. Le christianisme de Mauriac est plein de craquements précurseurs d'une littérature chrétienne qui, elle aussi, se défait, soufflée par l'esprit du désert.
 

Le christianisme absolu a toujours été lié au déclin des Empires. Un chrétien intransigeant doit le reconnaître, et non pas jouer sur les deux tableaux. "Il n'y a plus d'Espagne", dit l'Alvaro de Montherlant. Mauriac, c'est Alvaro, plus la grand-croix de la Légion d'Honneur. Mais il y a aussi cette parole de l'abbé Huvelin, confesseur du Père de Foucauld, que cite Mauriac : "Je ne puis regarder personne sans désirer donner l'absolution". C'est un fait qu'il l'aurait donnée à Mauriac : c'était un saint.

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(1) Grasset.

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