"LES HAUTES EAUX"

de Paul Zumthor

par Manuel de Diéguez

C'est un roman épique (1). Et l'on se pose tout de suite la question : une littérature épique est-elle possible aujourd'hui? C'est-à-dire une littérature exigeant quelque unité spirituelle, dans une civilisation fragmentée où pullulent les tabous et les credos ? Cette question n'a rien d'académique: le livre de M. Zumthor s'explique tout entier dans ses beautés et ses défauts par la gageure qu'il a voulu tenir. C'est une haute et belle gageure, qu'il faut saluer.

Lors des inondations de 1953, en Hollande, le paysan Joos van der Moere voit, dans la montée des eaux, un signede la fureur divine. Il se croit spécialement choisi pour cette épreuve : Il la subira jusqu'au bout, il sera un témoin de Dieu. Des bribes des Saintes Écritures flottent dans sa mémoire, le confirment dans son délire. Réfugié sur le toitde sa ferme, son fils mort à côté de lui, il s'identifie au mythe du sacrifice d'Abraham. Il refusera d'être sauvé. Et lorsqu'on viendra l'arracher de force à la mort, il sera devenu fou, chantonnant encore les versets sacrés : " À toi s'est adressée ma clameur jours et nuits…".

Il y a là quelque chose de grandiose et de terrible qui appelle un immense poète. Comment l'auteur était-il préparé à traiter un sujet aussi vertigineux? Paul Zumthor est Suisse, c'est-à-dire qu'il appartient à un pays peu porté au roman de type balzacien ou stendhalien, reposant sur une vie de société compliquée et subtile. La Suisse est restée proche de la nature. Ramuz est une métamorphose nationale et rocheuse de Rousseau.

Pour moi qui ai mariné de nombreuses années dans ce paradis, je vois combien les paysans suisses, leur lenteur, leur solidité ont pu préparer Zumthor à peindre ce Hollandais élémentaire et croyant, sublime à sa manière. Le français tel qu'on le parle en Suisse a même laissé quelques traces dans ce décor hollandais : "Ils n'avaient rien eu le temps de voir", "Joos voulait faire Abraham" pour "jouer le rôle de", "Son père Voulait le faire pasteur" pour "en faire un pasteur", "Ce qui leur perdait le plus de temps", etc. sont des helvétismes.

La Suisse, dans sa position contemplative et détachée au centre de l'Europe, devait produire de grands historiens (Burckhardt, Reynold, etc.). Or, justement Paul Zumthor compte aujourd'hui parmi les dix premiers médiévistes européens. De plus, il enseigne à Amsterdam : il connait donc bien le pays qu'il décrit.

Et c'est, ici que son entreprise devient bien instructive. Car pour traiter un tel sujet, pouvait-on rêver d'une meilleure préparation que celle du spécialiste d'une époque de grande foi, un spécialiste lui-même initié aux profondeurs insoupçonnées, aux violences secrètes, aux refoulements tragiques d'une société élémentaire, comme bâillonnée de partout et pourtant mystérieusement libre? Mais voilà ! Un tel sujet peut-il être traité à partir de l'objectivité de l'historien ? La dimension épique l'interdit, la tragédie exige le respect de la foi. Fallait-il donc traiter le sujet en croyant? Est-ce un thème pour Bloy, Huysmans, Péguy, Bernanos?

Grande tentation pour un écrivain catholique de génie que de montrer la main de Dieu dans cette conjonction de la démence et de la foi. Mais Zumthor, en historien, ne peut se permettre d'interpréter les intentions de la Providence. Alors ? L'auteur a choisi la voie moyenne : il s'est efforcé de peindre la réalité psychologique de ce Hollandais appartenant à une secte protestante rigide, celle des Vieux Croyants.

Il a même recouru au monologue intérieur, tout tissé de citations de la Bible. En bon historien, il a également peint le milieu, fait allusion aux hélicoptères, aux assurances, à l'organisation des secours. Objectif, compréhensif, historien en un mot, il a tenté de rendre intelligible ce drame de la foi. Mais, en même temps, il n'a pas voulu sacrifier la dimension épique : il a bien vu que là était le sujet du point de vue littéraire. Cette recherche l'a conduit à l'alternance des significations : "Les Pouvoirs publics avaient ordonné l'évacuation des polders. L'évacuation. Mot terrible. La dispersion, dit le livre. Cela aussi est un signe de malédiction, comme on le voit par l'histoire de Babel".

Remarquons le procédé : le ton est biblique, il veut suggérer le sacré, le fatal, le signifiant, et en même temps l'historien montre le bout de l'oreille, qui nous informe, qui veut que nous comprenions : nous connaîtrons donc aussi les mesures administratives. Le gouvernement débloque d'énormes crédits dans ces cas-là : c'est cela, comprendre...

Et c'est tout le problème spirituel posé par un tel livre. Peut-on, "à la suisse", entrer à demi dans le tragique? L'objectivité de l'historien, une certaine neutralité impartiale sont-elles compatibles avec le problème artistique posé - un sujet apocalyptique ? Joos est un fantoche à cingler ou un saint à exalter. Il s'agit de refuser son univers à la Voltaire ou d'y entrer à la manière de Bloy, avec une fureur sacrée. Certes, Zumthor a compris les résonances d'un tel sujet, et de là vient son ambiguïté : tout au long, on le sent soucieux d'un univers de la foi par delà l'univers du sens commun. Mais ce n'est jamais pour entrer dans une hallucination créatrice, c'est toujours pour expliquer. On n'est pas un grand médiéviste impunément. Tant de compréhension ressortit à la science, non à l'art. Et l'on Pense à cette parole de l'Apocalypse, cet Apocalypse que Joos cite si souvent, et que Dostoievski a mis en exergue des Possédés : "Plût à Dieu que tu fusses froid ou chaud. Aussi, parce que tu es tiède, et que tu n'es ni froid ni chaud, je vais te vomir".

Mais il faut lire ce roman, Il faut saluer le courage, les instants de grand souffle, la haute ambition de Zumthor. La description un peu longue, minutieuse des événements, les naïvetés de l'introspection en style épique, les citations abondantes de la Bible que Joos se fait continûment, tout cela ne doit pas faire oublier la quête de ce livre à une époque où le roman, privé de toute dimension visionnaire, tâtonne dans la rêvasserie, titube dans l'érotisme, se cherche en vain des contours dans l'absurde ou veut seulement aguicher par le "suspense". Et surtout, surtout, les difficultés rencontrées par Zumthor sont celles du roman "spirituel" lui-même dans un temps où il faut expliquer le spirituel pour le faire entendre. Dante n'avait pas besoin d'expliquer, tout le monde comprenait.

Il faut parfois juger un auteur sur ce qu'il a osé, dans un monde où la réussite n'a plus de secrets. Il reste à l'honnête et fervent Zumthor à explorer un peu l'univers de la folie et à le retrouver en lui-même ; à relire Shakespeare, où ce ne sont jamais les fous quiont tort...
 

(1) Éditions Del Duca.