Jeudi 26 mars 1959
 

L'HOMME DE SANG

de José-luis de Vilallonga

par Manuel de Diéguez

MEA culpa ! J'ai feuilleté d'abord ces pages (1),

J'ai trouvé qu'il y avait beaucoup de dialogues, et je me suis méfié : la roman n'est pas le théâtre, et comment forger un univers romanesque, avec des dialogues ? Puis j'ai commencé à lire, et j'ai été pris : un de ces romans qu'on lit d'un trait, toutes affaires cessantes.

Le "général" Pizarro, réfugié à Moscou après la guerre civile espagnole, en revient à pied, vingt ans après. A Paris, il retrouve d'anciens Compagnons d'armes ex-" porteurs de missions", devenus petits boutiquiers. Il voudrait revoir aussi Soledad, cette jeune fille de la haute aristocratie espagnole dont il est parvenu à faire sa femme trois jours durant, à la faveur de la fureur populaire : elle allait être lynchée. Elle avait même exigé un mariage religieux, cette Soledad, ce qui était difficile, tous les prêtres ayant été massacrés. Très important aussi, ce mariage, parce qu'il devait permettre à la jeune fille d'emmener tous les bijoux de sa famille cousus dans la robe de la Vierge de la Carcova, et ce à la barbe de son "général" de mari. Celui-ci vient d'assassiner le frère de sa Soledad, et aussi de livrer la belle-mère à la foule, qui l'a aussitôt débitée à l'étal de la boucherie d'en face... Mais, pour les bijoux, ce paysan n'y a rien vu ; ni que l'énorme pierre jaune, grosse comme le poing, que Soledad lui offre "en cadeau de mariage" est fausse à  hurler : il la gardera précieusement sur lui, pendant vingt ans... La lente découverte de cette trahison tuera le "général"  pour de bon.

Mais ce n'est rien de connaître cette histoire, dont je ne livre ici, d'ailleurs, qu'une parcelle. La valeur du roman ne tient pas à son indéniable "suspense". Car, il est rarissime qu'un authentique Espagnol connaisse assez notre langue pour devenir un véritable écrivain français : Vilallonga est la premier Castillan de langue française de notre littérature, à ma connaissance - Miomandre, Supervielle, Calderon, Fernandez, etc., sont tous des Sud-Américains de langue française, ce qui n'est pas du tout la même chose, car ceux-1à sont devenus français. Vilallonga restera un Espagnol :  il nous donne quelque chose de très éloigné de l'espagnolisme - la véritable, la grande et terrible Espagne. "Je m'attends toujours que les hommes jouent le jeu des hommes », dit Soledad, à l'annonce du meurtre de son frère. Vilallonga le joue sans ostentation, ce jeu. C'est le silence qu'il sait nous montrer d'abord ; le silence de don Quichotte.

MAIS voici que ce livre ouvre de singulières perspectives sur notre littérature et sur l'art du roman en général. Car le sujet est très proche de ces drames que Balzac a dépeints - le drame du grognard sous Louis XVIII, récapitulant ses campagnes passées, tandis que les « royales araignées », selon l'expression de Musset, règnent A nouveau sur l'Europe. Ces déracinés de la gloire, qu'on appelle les demi-soldes, pourrissent lentement de nostalgie parmi leurs souvenirs. Seuls quelques-uns, les vrais bonapartistes, continuent la lutte... Le colonel Chabert, de Balzac, est même si près de L'homme de sang qu'il faut s'interroger sur la signification de ce rapprochement : comme le « général » Francisco Pizarro, le colonel Chabert, qu'on a cru mort à Evlau, retrouve sa femme mariée, et richement ; 1a découverte de sa cruauté, et de sa longue trahison, conduisent Chabert à un dégoût insurmontable de l'humanité. Comme Balzac, Vilallonga a mis toutes les richesses du coeur du côté du guerrier ; et sa manière même de dépeindre la douleur est balzacienne. Voici Pizarro apprenant que son mariage religieux n'était qu'un sratagème monté avec la complicité du prêtre :

- Assez!
Ce ne fut pas un cri, ni un ordre, ni une supplique. Mais un simple mot qui mettait fin à toute explication.

Lorsqu'un taureau s'agenouille dans la poussière de l'arène, l'épée à travers le corps, la langue dégoulinante de sang, les jarrets vaincus, ses yeux ne regardent pas la main de l'homme qui le tue, ni son habit qui étincelle ni ses jambes roses. Ils regardent au loin, au delà du cercle de bois et de pierre qui l'enferme, au delà des visages pâles des femmes en mantille et des hommes qui rient. Et ils voient de l'eau, de l'herbe, du sable propre, et le ciel sans nuages, et l'horizon calme et solitaire. Il ne sent plus la souffrance, tant elle est grande. Et il ne lui reste pour se maintenir vivant, que l'immense surprise de cette mort de l'âme accrochée encore à son corps pantelant.

C'est Chabert devant la comtesse Ferraud, c'est Montereau devant la duchesse de Langeais, Et Vilallonga nous dépeint les grandes dames comme Balzac: cupides, cruelles, haineuses : Soledad, c'est 1a duchesse de Maufrigneuse, ou cette duchesse de Castries qui fit tant souffrir cet autre "campesino", Balzac lui-même.

Certes, l'originalité de Vilallonga reste entière. Le thème lui-même est d'ailleurs vieux comme la littérature ; c'est le thème du "nostos", du " retour", qui remonte à l'Odyssée. Si j'insiste sur ce point, c'est qu'inspiré ou non par Balzac, le roman de Vilallonga rejoint une certaine dimension " biologique" du roman, commune à Balzac comme à Proust. Pour Vilallonga aussi, les classes sociales sont des sortes de réalités biologiques, des " espèces". "En Espagne, écrit-il, ce qui sépare les hommes en castes - plus que l'argent, plus que le nom - c'est, l'apparence physique. D'un côté, ceux qui mangent et qui dorment au chaud depuis des siècles. En face, les autres. Et ils ne se ressemblent pas."

ET ce " général" Pizarro qui fait une révolution, la fait contre l'ennemi de race, ce type d'homme "qui est là sans trop y croire", fin, Pâle, impertinent, détaché, aux veines minces ; ce type aristocratique, c'est l'ennemi héréditaire qu'il retrouvera en la personne du chef même de l'Académie militaire de Moscou, pâle, élégant et hautain... Vilallonga est si bien entré dans cette dimension biologique, du roman balzacien ou proustien qu'il s' est lui-même dédoublé en deux personnages, se faisant assassiner par son propre héros sous les traits d'Antonio de la Carcova et prenant sa revanche sous les traits de Villarios. Cela est d'autant plus singulier que la cruauté de regard du biologiste des espèces sociales est à chaque instant démentie par le coeur: Vilallonga est du côté de son "général" comme Balzac du côté du colonel Chabert, tout en sachant, en biologiste, que Chabert ou Pizarro sont vaincus d'avance par la race des possesseurs. L'homme de sang n'est pas un roman de gauche, c'est un roman inspiré de cette générosité fondamentale de l'art véritable, qui met toujours l'écrivain du côté de la souffrance, de l'ignorance, de la défaite, de la pauvreté, de la mort. Et la faiblesse, ici, est du côté de ce truand de général berné, auquel le célèbre "campesino" de la guerre civile - ce général surnommé "le cul-terreux" - a servi de modèle.

Je n'ai pas épuisé les détours de ce roman magistralement conduit, obstinément axé sur le portrait d'un homme lentement dévoilé, scruté jusqu'au fond, dans la grande tradition où l'intrigue est nécessairement liée à ce dévoilement progressif, et s'achève lorsqu'il n'y a plus rien à apprendre du personnage. Il faut signaler pourtant une dernière beauté, une dernière profondeur :  ce primitif de Francisco Pizarro finit par aimer son pays à la manière de "l'ennemi héréditaire", et il y retourne pour y mourir, parce qu'il se met, comme Antonio de la Carcova, à rêver "du sol calciné de la terre où il est né". Ce roman est aussi celui du déracinement, thème extraordinaire, effleuré par Balzac, pressenti par Keyserling, thème mystérieux qui révélera un monde aux romanciers lorsque la biologie aura fait encore quelques progrès...
 

1. Éditions du Seuil.