Le dernier des justes

de André Schwarz-Bart

par Manuel de Diéguez



"Ce jour-là, l'évêque William de Nordhouse prononça un grand sermon et, aux cris de : Dieu le veut ! la foule se répandit sur le parvis de l'église ; quelques minutes plus tard, les âmes juives rendaient compte de leurs crimes à ce Dieu qui les appelait à lui par la bouche de son évêque."

L'extraordinaire roman (1), à mi-chemin entre la chronique et la pure création romanesque! M. André Schwarz-Bart a voulu, en 345 pages, faire tenir l'épopée de la souffrance juive depuis ce 11 mars 1185 de l'holocauste des Juifs d'York jusqu'à ce jour de 1943 où Ernie Lévy entra à Drancy. Il y est parvenu en relatant le martyre de cette étrange famille des Lévy à qui Dieu aurait accordé la grâce d'un Juste par génération. Il faut savoir que selon une antique tradition, le monde reposerait sur trente-six Justes, les Lamed-Waf, que rien ne distingue des simples mortels. "Mais s'il venait à en manquer un seul, la souffrance des hommes empoisonnerait jusqu'à l'âme des petits enfants, et l'humanité étoufferait dans ce cri ; car les Lamed-Waf sont le coeur multiplié du monde et en eux se déversent toutes nos douleurs comme en un réceptacle." C'est le sacrifice d'un Lamed-Waf par génération des Lévy que M. Schwarz-Bart nous dépeint avec des dons d'écrivain qui lui ont assuré une entrée foudroyante dans les Lettres. Il n'écrit pas : on dirait qu'il se souvient. Toute l'histoire du peuple juif parmi les chrétiens nous apparaît enfin du point de vue juif - et je ne vois aucun équivalent de cela dans aucune littérature.

Le projet ne manquait pas d'audace : car il fallait montrer les chrétiens comme des bêtes sauvages et stupides, incompréhensibles aux vrais Juifs. Le livre est plein de ces notations: "Aussi, le 7 mai 1279, devant un parterre des plus jolies dames de Londres, dut-il souffrir la passion de l'hostie au moyen d'une dague vénitienne bénie et retournée trois fois dans sa gorge," Ou bien : "L'année de son retour au village natal, une guerre éclata, quelque part en Europe. Les douces âmes de Zémyock n'en furent informées qu'au mois de février 1915 (...) Il en découlait que les Juifs de France et d'Allemagne étaient tenus de revêtir l'uniforme de la haine, pour se battre tout comme ces bêtes cruelles de chrétiens : on les y obligeait. À "porter le fusil des Nations", les "Juifs risquaient, dans ces tueries sans visage, de s'entr'assassiner chrétiennement."

On voit tout de suite ce qu'a de violent, d'impitoyable, ce regard authentique de la spiritualité juive sur l'univers chrétien : et c'est cette authenticité de la foi pure qui donne son accent absolument unique, inimitable, à ce livre : tous les problèmes y sont abordés, celui de la vocation spirituelle comme celui de l'apostasie du Juif parmi les chrétiens, celui de la violence comme celui de l'argent. Quant à l'image qu'on y trouve du monde chrétien, elle est terrible ; mais des millions de Juifs ont été assassinés en plein XXe siècle, comment leur refuser ce regard sur nous ? Certes, le parti pris du livre, je l'ai dit, est celui de la spiritualité juive, de sa douceur angélique, de son horreur de la violence. Était-il possible, artistiquement parlant, d'entrer un peu dans la spiritualité chrétienne, ou bien était il absolument nécessaire de montrer cette extériorité absolue du Juif par rapport au chrétien ? Je crois que le roman est à la fois vivant, vécu, et porté par le feu, à cause précisément de cette intransigeance spirituelle qui exige cette incandescence du mépris. Le chrétien est simplement la bête inexplicable qui tue, mais il fallait qu'un tel livre fût écrit après cet ultime invention de notre univers après deux mille ans de christianisme : le four crématoire .

Ceci dit, voici avant tout un livre d'initiation à l'univers judaïque. Étrange univers pour l'ignorant que je suis. Mais je me demande si mon ignorance n'est pas, jusqu'à un certain point, partagée : l'Occidental peut connaître mieux le bouddhisme ou le brahmanisme que le judaïsme. D'abord, parce que le sujet est passionnel, exposé dans des livres de polémique, et aussi parce que l'univers judaïque est des plus secrets, me semble-t-il : c'est la première fois que je le vois ainsi livré tout entier au regard sous les dehors d'un chef-d'oeuvre - une sorte de roman épique et réaliste où aucun coin d'ombre ne subsiste. Ce qui frappe d'abord, c'est la douceur christique de cet univers : que le Christ soit avant tout une fleur extrême de la spiritualité juive ne saurait, après la lecture d'un tel livre, faire de doute pour moi : au reste, depuis la découverte des manuscrits de la mer Morte, je crois que personne ne le conteste plus. Ensuite, le culte de la douleur, de la faiblesse, le goût du sacrifice, une exaltation et presque un délire devant la plus haute gloire, celle du martyre, tout cela donne l'impression d'une sorte de roman chrétien écrit par la seule race biologiquement chrétienne, la race juive. Au bout d'une centaine de pages, cela devient hallucinant : c'est une manière de Nouveau Testament écrit par un rabbin artiste jusqu'au bout des ongles. Il n'est pas jusqu'à la peinture de la peur, cette pierre angulaire de l'univers juif, qui ne fasse songer à la peur de l'apôtre Pierre et à cette peur juive, diffuse, qui pénètre le Nouveau Testament. Et l'on éprouve une stupéfaction en songeant au christianisme des chevaliers du Moyen-Age, fondé sur l'héroïsme et l'honneur, ce christianisme armé, toujours la lance au poing : par-delà le scandale d'une telle interprétation du christianisme il semble qu'on touche du doigt un autre drame, l'impossibilité, pour une civilisation, d'assimiler la religiosité profonde d'une autre civilisation sans lui faire subir une métamorphose radicale.

Civilisation ou biologie ? Les deux, probablement ; pour M. Schwarz-Bart, en tout cas, qui n'élude rien, il existe une race juive et c'est sur le terrain de la race qu'est bâtie cette spiritualité si haute, si totalement originale, et qui n'a pas fini de bouleverser le monde - cette spiritualité de la douleur.

Initiation à un monde, initiation sans rivale, le Dernier des Justes est aussi un livre pascalien au sens où il étonne l'esprit, l'ouvre au mystère, au miracle, à une absurdité ou à un sens, aussi vertigineux l'un que l'autre. Pascalien encore en ce qu'il embrasse une immense durée, qu'il jette l'homme dans un temps sans limites et l'oblige à se voir totalement incompréhensible ou sauvé dans l'Histoire. Cette stupeur de l'esprit devant l'incompréhensibilité de l'homme et de sa souffrance, c'est peut-être ce qu'on trouve au plus profond au génie juif - mais c'est aussi ce que certains trouvent de plus solide chez Pascal.

(1) Pascal. Éditions du Seuil.