NIETZSCHE DEVANT SES CONTEMPORAINS

par Manuel de Diéguez

Il doit exister, dans un coin minuscule de l'Olympe, un tout petit dieu pour les critiques, un petit dieu tout sec, bien sûr, qui se contente, au chapitre du miracle, d'administrer avec désinvolture le mystère postal. Voici pourtant qu'une fois de plus il m'apporte le livre unique, à dévorer dans la nuit, et au sortir duquel le monde s'obstine encore au songe...

Il y a plus d'un an paraissait le Baudelaire devant ses contemporains, qui fit tant de bruit. Voici un Nietzsche devant ses contemporains (1), en attendant un Nerval : tous trois sont morts déments. Si cette fidélité à la folie est l'effet du hasard qui règne sur cette collection. Lirons-nous, après Nerval, un Maupassant, puis un Hölderlin, ou allons-nous changer d'abîmes? Peut-être les rapports des hommes de génie avec leurs contemporains pesent-ils invinciblement le problème de la folie : peut-être faut-il bien que l'on soit fou, d'un côté ou de l'autre de la barricade. Mais c'est la distance - celle d'un jet de pierre - entre les combattants qui est inquiétante. Et à propos de Nietzsche, nous sortons à peine de l'étrange interrègne où notre royale raison collective ne savait plus très bien où commençait la folie du solitaire de Sils Maria. Ces immenses flottements de nos certitudes méritent que nous y rêvions. Car si l'ère des malentendus s'efface pour Nietzsche, elle peut revenir demain. Je profite lâchement de cette éclaircie pour dire que je l'aime beaucoup, puisque, depuis peu, je puis le dire sans passer pour fou moi-même...

A vrai dire, je n'en suis pas si sûr ; je crois même qu'aujourd'hui encore, en dehors du cercle étroit des philosophes professionnels, bien des ignorances subsistent. Je connais de grands lettrés qui auraient honte de ne pas connaître par exemple Kierkegaard ou Husserl, et qui restent fort peu familiers de Nietzsche. Cela vient de ce qu'il faut connaître cet homme extraordinaire autant, si ce n'est plus, que son oeuvre ; et les textes qui nous le montrent bien vivant, et souffrant, et déchiré par la pitié ne sont pas toujours traduits. C'est ici qu'intervient, fée sereine, Geneviève Bianquis ; des ouvrages classiques d'Elisabeth Föster-Nietzsche (Der einsame Nietzsche), d'Isabella von Ungern-Sternberg (Nietzsche im Spiegelbild seiner Schrift), de Karl Albrecht-Bernoulli (Overbeck und Friedrich Nietzsche) et de tant d'autres, elle a su extraire, avec un sens rare de l'essentiel, de l'humain, du vrai, avec une délicatesse sans faiblesse et une impartialité sans cruauté, les pages les plus fortes et les plus incontestables. Le résultat est d'un tragique bouleversant et tout à fait inattendu ; nous assistons à une sorte de renouvellement de la biographie en tant que genre littéraire.

Dans une biographie ordinaire, la personnalité du narrateur s'interpose entre son modele et le lecteur, parfois d'une manière créatrice, quasi balzacienne, comme chez Perruchot, parfois avec la rigueur illusoire de l'objectivité universitaire. Ici, la biographie est grouillante : vingt, trente personnes prennent la parole. Celui-ci écrit à un ami, cet autre à sa femme, un troisième tient son journal ; et voici un article dans le Bund, un procès-verbal d'entrée en clinique, une déclaration d'amitié, un témoignage de reconnaissance éperdue : la vérité ne nous est pas jetée en vrac - il fallait bien ordonner tout cela - et pourtant le lecteur se sent lui-même transformé en chercheur, en découvreur dans ce concert de voix. Il juge chaque texte et chaque témoin, il reconstitue le personnage ; il prend parti, aidé par l'absence même de tout commentaire. C'est de la biographie sans biographie, de la biographie-dossier. Finalement, cette plongée dans les archives, la plus directe des initiations, vous fait lire le plus passionnant, le plus indiscret, le Moins truqué des romans.

Certes, le danger est immense : tout dépend de la justesse, de la sérénité, du choix des témoins et des textes. Ayant lu, dans l'original la plupart des ouvrages cités, je répète que la foncière honnêteté intellectuelle de Geneviève Bianquis fait ici merveille : je ne suis en désaccord avec elle qu'à propos de ce qu'elle dit d'Overbeck dans sa courte préface - cet Overbeck dont le jugement moral sur son ami illustre pour moi le type même de la fausse subtilité orgueilleuse. Mais ceci est une autre histoire et ne met pas en cause le dossier. Voici donc cet homme fascinant : on résiste à ses idées - et comment ! -- mais non au charme de sa personnalité... Ce petit professeur myope, toujours habillé avec élégance, est le seul spécialiste germanique avec lequel il soit possible de parler des Grecs. Un précurseur aussi dans l'art d'enseigner : De temps à autre il nous demandait de réfléchir, note un élève, et une émotion vague et solennelle s'emparait de nos cerveaux assez prosaïque(…). Sa façon de s'adresser à nous était absolument neuve et stimulait en nous le sentiment de notre propre personnalité, note un autre. On était frappé par l'alliance d'une politesse très recherchée et d'une grande distinction de manières, avec l'affabilité la plus séduisante et la plus naturelle, de telle sorte qu'on se sentait transporté aussitôt et malgré soi dans une atmosphère intellectuelle plus noble, plus pure et plus haute. Nietzsche détestait la morgue stupide des professeurs allemands de son temps. Il parlait assez bas, sans aucun geste, et nous parlions comme lui, en évitant tout bruit à l'intérieur comme à l'extérieur de la maison", écrit Mme Overbeck. Mais la flamme ne manquait pas. Il faut lire la page où, croyant que les communards ont mis le feu au Louvre, Burckhardt et Nietzsche, d'un même élan, coururent l'un chez l'autre. ils se manquèrent et finirent par se rencontrer devant la maison qu'habitait alors mon frère. Ils montèrent l'escalier sans rien dire, la main dans la main, puis éclatèrent en pleurs dans la pièce presque obscure. On n'en attendait pas moins de cet étrange professeur dont les élèves se souvenaient avec une sorte de crainte religieuse d'avoir reçu les enseignements non d'un pédagogue professionnel, mais d'un éphore grec en chair et en os qui les avait rejoints d'un bond à travers le temps et l'espace pour leur révéler Homère, Sophocle, Platon et leurs dieux. Il leur faisait l'effet de parler d'après ses souvenirs de choses qui lui semblaient toutes naturelles et encore en vigueur.

Je ne puis raconter le livre - j'espère seulement vous mettre en goût de le lire. Je voudrais pourtant bien parler encore de la vieille dame pieuse que Nietzsche adore et qu'il supplie de ne pas lire ses livres ; et de ce cheval qu'il embrasse en pleine rue, soudain écrasé par toute la misère du monde dont cette pauvre bête lui a paru le symbole ; et de Nietzsche gambadant dans les rues de Nice - c'est qu'il compose la quatrième livre du Zarathoustra. Mais, déjà, nous sommes aux bords de la folie - pourtant quel écrivain ne retrouve pas en lui les mouvements secrets de cette folie, celle de sa plus haute, de sa plus triomphante raison?

On a voulu chercher des traces de démence dans les oeuvres de Nietzsche. Ou bien, comme Overbeck, on a prétendu qu'une telle oeuvre devait fatalement trouver dans la folie son aboutissement naturel. On se défend comme on peut. Mais Nietzsche est mort du déroulement implacable de ce qu'on appelait alors pudiquement une "infection spécifique" celle de Baudelaire, de Maupassant. Au XIXe siècle, cette "infection" conduisait encore, presque infailliblement, au ramollissement cérébral et à la paralysie générale. Alors, pourquoi chercher dans la folie de Nietzsche quelque châtiment céleste lié au sacrilège de la "transvaluation de toutes les valeurs"? La maladie a redonné une voix au choeur antique ; elle a permis de faire de l'auteur du Zarathoustra un héros pleurard de tragédie pseudo-grecque, objet de la vengeance des dieux qu'il aurait défiés. Nietzsche n'aurait pas apprécié cette mythologie de victime.
 

(1) Éditions du hocher.