REPONSE A CONSTANTIN AMARIU

MANUEL DE DIÉGUEZ

Cher ami, les articles de critique littéraire sont des dialogues manqués avec un auteur ; mais il y a les vrais, comme ce Dialogue avec la mort, à propos d'Albert Camus, que vous avez publié dans le dernier numéro de ce journal. Vous y reprochez à l'auteur de la Peste d'avoir perdu le sens de la transcendance et cet élan lyrique qui lui avait permis, dans Noces, de comprendre la mort. Dès lors, il n'aurait plus parlé de la mort qu'au niveau de la Croix-Rouge. Je ne suis pas entièrement d'accord avec vous ; mais votre dialogue ne peut être manqué, parce que vous questionnez au niveau où un véritable écrivain mérite d'être questionné. Je suis sûr que Camus aurait aimé votre article douloureux, fervent, agressif, même injuste, parce qu'un écrivain, dans ce harcèlement passionné par un autre écrivain, se cherche et parfois se trouve ; et ce rôle d'éveilleur, Camus l'a joué comme les vrais grands, malgré lui. "Pour la seconde fois", écrivez-vous, "Camus m'avait aidé à me retrouver".

Au lendemain de sa mort, j'ai publié sur lui un article que vous me reprochez ; et c'est en partie la raison pour laquelle je voudrais, en vous répondant, préciser quelque peu ma pensée. Si cet article avait représenté la somme de ce que je pense de Camus, je ne pourrais que vous donner raison. Mais, sous le coup de sa mort, c'est au vide qu'il laisse dans la configuration littéraire, c'est au nouvel équilibre des forces qui va régner que j'ai pensé d'abord - car la vie intellectuelle d'une époque, c'est aussi une bataille où interviennent la malchance et tous les hasards des batailles. Voici la brèche, disais-je : les dieux vont se retirer un peu plus, et la cité poussera ses pions un peu plus de l'avant. Telle est la stratégie de la mort dans une littérature, voici de quel poids pèse dans l'immédiat l'absence d'un grand écrivain. Mais le destin des âmes se joue sur d'autres plages, plus vastes et plus lointaines. Je rangeais donc Camus dans le camp des dieux - j'y voyais un écrivain de la transcendance. C'est cela que vous voulez lui retirer. Et c'est sur cela qu'il faut que nous nous expliquions, car ni vous ni moi ne pouvons nous offrir le luxe d'immoler de nos propres mains l'auteur de l'Etranger.

Vous écrivez : "C'est à cause de cet homme sans transcendance que j'ai cessé de croire à l'efficacité de son humanisme." Et moi, la dernière fois que je l'ai vu, c'est sa présence spirituelle qui m'a le plus frappé, son côté "peseur d'âmes". Comment se fait-il, me disai-je, qu'il donne cette impression de ne pas appartenir seulement à la cité, de trouver son recours ailleurs, lui qui a jugé aussi incompréhensible que Pascal d'être jeté en tel endroit de l'univers plutôt qu'en tel autre ? Quel était donc le genre singulier de sa "transcendance", à lui ? Lorsque nous parlions de tel ou tel, il ne jugeait jamais en fonction d'une idéologie, mais en fonction des êtres, c'est-à-dire de leurs actes et de leur courage. Pour lui, le scandale d'une certaine gauche, c'était qu'on se permît de brandir des idées pour lesquelles on ne payait pas le prix. C'était au fond un jugement de confesseur ; pour lui, le péché par excellence était ce téléguidage de l'absolu qui permettait de ne pas courir le risque de l'esprit. Que de positions "hautement spirituelles" n'a-t-il pas prises pour ne point pavoiser de l'âme? Sur quoi fondait-il donc cette humilité et ce rare souci de ne proclamer que ce dont il pouvait se porter garant en toutes circonstances ? Pourquoi vibrait-il comme une âme religieuse devant le tragique, qu'il liait au sacré ? Et pourquoi était-ce précisément le sens du sacré, lié à la tragédie, qu'il goûtait tant chez les Grecs ? Croyez-vous vraiment qu'un tel homme peut se fourvoyer, comme vous l'écrivez "dans des villes en état de siège menacées par la guerre, la peste et la peine capitale" parce qu'il aurait perdu le lyrisme profond, le dialogue avec la mort et le sens de la transcendance ?

Ce qui me frappe c'est combien certains de vos reproches pourraient tout aussi bien s'appliquer à Pascal. "Il est vrai", écrivez-vous, "que pour Camus la mort ayant cessé de révéler ce qu'il y a d'absolu dans l'être humain ne montre que son visage terrifiant d'ennemie, de peste, d'absurdité". Relisez donc les pages où l'auteur des Provinciales tourne son visage du côté des hommes, et dites-moi si la mort n'y est pas ce "roi des épouvantements", cette terrifiante ennemie, cette peste et cette absurdité ? Vous reprochez à Camus de clamer "son dégoût pour la justice humaine". Mais où trouvez-vous ce cri si ce n'est dans Pascal, perdu entre "l'infini qui le précède et l'infini qui le suit"? Et le sentiment de l'absurde même, je vous défie d'en trouver chez Camus une expression atroce ou désespérée dont Pascal ne fournisse pas l'équivalent.

Je crois que c'est une grande erreur à l'égard d'un écrivain que de l'imaginer installé dans une pensée, alors que c'est son regard qui lui dicte tout ce qu'il écrit. Camus, comme Pascal, est un tragique. Et le sentiment tragique naît d'un certain regard, d'une stupeur originelle, d'une interrogation muette. Ce regard, cette stupeur, cette interrogation constituent, par définition, une transcendance. L'histoire de la littérature montre que les plus grandes oeuvres ne sont pas celles qui fournissent une réponse spirituelle, mais celles qui posent une question spirituelle. Et l'interrogation tragique, qui ne fournit pas de réponse, est assurément une interrogation transcendante. La transcendance est ici le scandale de l'absence de réponse, dans ce mutisme stupéfié qui n'en revient pas de ce qui est, comme Pascal n'en renient pas d'être là, de ne savoir d'où il vient, d'être perdu dans l'immensité, d'attendre la mort. A ce niveau, je crois peu soutenable votre opinion que Camus croyait à la raison : la raison lui sert, exactement comme chez Pascal. à constater le scandale de la mort. Elle lui permet d'asseoir une originelle stupeur ; elle fonde seulement le tragique, et le tragique est ce regard transcendant qui lui fait embrasser comme misérable la condition de l'homme sur la terre. "Mais jamais, écrivez-vous, il ne se demande si le mal ne vient pas d'une définition erronée de l'être humain." Non, le mal est une chose trop profonde et tragique, aux yeux de Camus comme de Pascal, pour qu'il puisse provenir simplement d'une "définition erronée" que l'homme ferait de lui-même - et pour le coup, il me semble bien, cher ami, que c'est vous qui faites la part bien belle à la raison.

Il reste que Pascal a trouvé la foi, et que Camus ne l'a pas trouvée. Mais nous parlons ici de littérature. Or, à l'instant où Pascal a trouvé la foi, il est sorti de la littérature, il est entré dans l'indicible. Tout ce qu'il a écrit de communicable, il l'a écrit dans le sentiment tragique d'une destinée brève et incompréhensible, et à partir d'une formidable logique de la mort. C'est cette logique supérieure, implacable que je retrouve chez Camus, cette logique qui ne vient pas de la raison, mais de la transcendance tragique de l'interrogation pure. Et c'est là le noeud du "spirituel" chez Camus : la question même de l'homme ne peut pas être formulée en dehors d'une exigence qui pose le tragique comme tragique. C'est le tragique reconnu comme tel, non la réponse pacifiante au tragique, qui fonde l'homme dans sa transcendance. Que voit-on disparaître d'abord lorsque le désert gagne les sociétés humaines ? Le sentiment du tragique : une purge monstre, dans une société idéale, on voit bien que le pire des crimes serait de la présenter comme tragique ; c'est hygiénique qu'elle doit être, car ils savent bien que le tragique ouvre l'abîme du spirituel, et ils n'en veulent pas.

Jamais Camus n'a perdu cette transcendance dramatique du regard. Vous avez appelé transcendance sa joie. Ce n'est pas la même chose. Dans Noces il y a le lyrisme de la joie, qui est certes une forme de la transcendance. Mais, chez Pascal, la joie est plus brève encore - il n'y a que quelques larmes de joie. Le reste, comme chez Camus, est dominé par le sens de l'abîme et du silence derrière les raisons, les entreprises et les cités. Même l'Homme révolté, quel est son objet, sinon montrer le sens du tragique qui s'efface dans l'oubli progressif du sacré ? Et les monstres qui règnent lorsque se sont retirés les dieux, nous ne les voyons même plus - le crime alors ne ressortît plus à la tragédie, mais à la statistique.

Oui, ce regard "par-delà" ne rassure pas les statisticiens de l'assassinat, qui savent qu'il est transcendant, le regard qui appelle encore le crime par son nom. Tant que l'homme préservera son sens du gouffre, son vertige, sa stupeur, sa révolte même devant ses limites ; tant qu'un destin tout terrestre l'accablera de sa grisaille, il sera un être spirituel - transcendant, comme vous dites.

Vous êtes, au fond, un poète de la joie tragique ; de la mort même vous faites un chant de joie. Mais il y a aussi le lyrisme de la déréliction. Je crois que Camus est un logicien foudroyant de la déréliction, c'est-à-dire, comme Pascal, un grand poète tragique.