A PROPOS DE "NEXUS"

DE HENRY MILLER

par Manuel de Diéguez

J'étais bien parti pour vous parler du dernier livre de Henry Miller, Nexus. Mais cette semaine, une phrase d'un grand éditeur parisien m'a été rapportée : "Miller, ce n'est rien", disait cet homme cultivé et passionné rabelaisien... Le lendemain, un grand écrivain italien que j'admire m'avoue ne l'avoir pas lu parce que, me dit-il, "Miller n'existe pas en Italie". Alors, je me suis soudain souvenu que Miller est interdit dans les pays anglo-saxons; et que Nexus est interdit même à Paris. Jusqu'alors je tenais pour bien naturel et sans importance ce genre de malentendu à l'égard d'un grand écrivain. Il est inévitable, pensais-je, qu'une masse obsédée voie dans une oeuvre autre chose que ce qu'elle est littérairement ; et que cette masse s'y scandalise de ses propres phantasmes mis à nu. Au reste, il est vain, me répétais-je, de vouloir faire comprendre les chefs-d'oeuvre à tout le monde - ceux-ci ont toujours été réservés à quelques-uns.

Là-dessus, par un comble de malchance, je rencontre le directeur littéraire d'un grand hebdomadaire de gauche, qui me dit : "j'ai lu Nexus, c'est toujours la même chose. Pour le coup, j'éclate : "Qu'est-ce qui ressemble plus à une toile de Van Gogh, lui dis-je, qu'une autre toile de Van Gogh?"

C'est pourquoi, aujourd'hui, je ne parlerai pas spécialement de "la même chose". Mais puisque nous avons avec Miller la chance d'avoir un écrivain qui, comme Proust, Balzac et tous les grands, explore son univers, qui est toujours le même, je vais tenter de dire, une bonne fois, ce que c'est que cet univers ; et pourquoi je le parcours depuis dix ans, persuadé que je ne le parcourrai jamais tout entier. Car Miller lui-même, la mort le prendra toujours dans les premiers pas d'une exploration sans limite.

Pour comprendre Miller il faut naturellement avoir une idée de ce que c'est que l'épopée ; et de ce que c'est que l'Amérique planétaire de cet homme. Car, depuis vingt ans, cet homme se collette tout seul sur le mode épique avec un continent. De nos jours, l'épopée est devenue individuelle ; les géants qu'elle défie s'appellent l'argent, les bureaux, la Compagnie générale des télégraphes dans Capricorne. Lisez les pages innombrables de la Crucifixionen rose dont Nexus constitue le dernier volume : un homme seul y porte à son point de fusion son propre destin, avec le souffle et la puissance des poètes épiques. Le monstre qu'il affronte s'appelle l'Amérique - il la retrouve partout - et peu m'importe ce qu' elle est, si telle est l'Amérique du poète, celle qui l'a poussé à ce paroxysme de solitude, de ferveur; de frénésie.

Je veux que l'Amérique soit celle du poète Miller comme je veux que la Provence soit celle de Van Gogh. Voici donc ce continent chaotique, ratissé, épousseté, gominé, et pourtant sauvage, désespéré, sans rival dans la déréliction. Miller le parcourt en tous sens, le prend à pleines mains, le porte au verbe; il faut que sa seule voix couvre le bruit de tout un continent ; il faut que par sa seule voix un continent entier soit objet de la parole et se soumette à la parole. Tantôt repoussé, rejeté, comme un rat mort - "j ai été éjecté comme une cartouche" - tantôt soulagé par sa mission et possédé d'une folie créatrice sans exemple, le poète ne cesse jamais de s'exercer à la victoire.
 

Il faut enfanter la parole au milieu d'un silence immense; il faut que la parole soit plus forte que le béton armé des buildings, plus forte que l'acier, et l'argent, et la nuit de New York. Seule l'épopée de la personne est à l'échelle d'une entreprise si folle. Épopée moderne de la rivalité du langage avec les choses : et nous venons, Européens, avec nos millénaires, mesurer nos astuces et nos diversités dans ce duel sans témoins du poète avec le désert!

Quiconque n'a pas compris ce qu'est l'Amérique au tréfonds de la création de Miller ramènera cette création à des catégories mesquines, et sans rapport avec l'oeuvre. Car l'obsession originelle de l'auteur lui fait inventer une sorte d'autobiographie tentaculaire; et à partir de cette obsession, il faut bien admettre qu'il n'y a pas, artistiquement, d'autre réponse possible que la sienne.

L'Europe est le pays des clans, des amitiés : une sorte d'isolement métaphysique du poète y est inconnu. Miller est le poète épique de l'isolement pur et de l'absolu abandon ; il est littéralement traqué par l'uniformité d'un monde, et il ne peut lui opposer que sa voix - c'est la plus haute entreprise de la parole convenable dans l'univers du vide, parce que c'est la seule qui porte le défi du poète jusqu'à la solitude absolue. Il faut se hausser jusqu'à Dieu pour être seul à ce point-là et opposer son verbe au monde d'avant le verbe. Tel est le projet quasi-démentiel et fondamental de Miller.

Naturellement, le lecteur européen qui ne saisit pas à quoi le poète Miller répond par la parole et quel triomphe essentiel de l'âme il doit remporter au plus secret de son oeuvre, ce lecteur cherche à encadrer l'auteur d'une autre manière, totalement inadéquate. D'où, notamment, l'accusation de pornographie : car, en Europe, la sexualité se détache sur une toile de fond tout autre. Si le lecteur ne voit pas cette toile de fond chez Miller, il ne peut rien comprendre à ce qu'elle signifie. Ici, la sexualité est bien au-delà de la revanche anglo-saxonne sur le puritanisme : par la sexualité épique, la chair s'allie à la parole pour venir à bout d'une civilisation; par la sexualité et par la parole, le poète envahit et engloutit les cités.

C'est le triomphe retrouvé de la forêt vierge sur un continent un instant arraché à la biologie. Cette sexualité épique est donc par surcroît cosmique comme celle de Sade. D'où la vénération de Miller pour Sade. Tout cela est aux antipodes de la petite sexualité émoustillante et policée de l'érotisme européen.

Pour comprendre le fantastique millérien, il faut commencer par le Tropique du Capricorne; ici c'est la matière, la masse, la ville, le sexe, l'argent, tout ce qui échappe au portrait, qui est porté à l'épopée par l'autobiographie délirante et démiurgique : pas un visage, pas un être humain tels qu'on peut les décrire dans une civilisation comme la nôtre, dont les trois plus grands romanciers (Balzac, Stendhal, Proust) furent des hommes de salon.

Ici, l'homme n'est que solitude et cri. Et l'absence de "personnage", au sens où chez nous, le personnage se détache sur un fond social, livre l'univers à l'épopée minérale. Alors, pour retrouver l'homme, il faut une immense voix, et la parole du poète, dans une confrontation originelle de la matière et du verbe. Ici, la vocation spirituelle de la littérature retrouve son plein sens - d'où parfois le ton du prophète chez Miller.

Voilà donc quelques raisons pour moi d'aimer l'épopée moderne, même bon enfant, parfois, et vagabonde de Miller. Et voilà aussi pourquoi j'aime Nexus. C'est bien "toujours la même chose". Je ne me plaindrais pas si Van Gogh - un des dieux de Miller - avait peint une toile de plus.

  1. Buchet / Chastel / Corréa

  2. (Collect. "Le Chemin de la Vie" dirigée par Maurice Nadeau). Traduit de l'amér. par Roger Giroux.