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CENDRE ET OR

de Francis Walder

Par Manuel de Diéguez



Passionnant, le cas de M. Francis Walder avec Cendre et or, car son livre pose un problème littéraire très important, celui de l'usure des thèmes romanesques. Cendre et Or traite en effet des rapports de l'amour et de l'argent : il montre que ce qu'on appelle le nerf de la guerre est aussi le nerf moteur de tous nos comportements. Avec des variantes, c'est le thème fondamental du roman français au XIXe siècle, avec Stendhal et Balzac. Et je ne dis pas que le thème a perdu de sa réalité, car Rastignac ou Julien Sorel ne sont pas seulement les témoins d'une époque. Mais le thème ayant été traité par des romanciers de génie, il est absolument impossible au lecteur de n'en pas tenir compte : derrière une culture donnée, des ombres dominatrices font la loi. On vient après Balzac, il faut donc trouver autre chose. Valéry a dit cela magnifiquement à propos de Baudelaire, "nourri de ceux que son instinct lui commande impérieusement d'abolir". "Je ne dis pas que ce propos fût conscient". Mais il était "sa raison d'État".

Voici donc un homme qui se propose de raconter une histoire d'argent. Deux sœurs, ayant inégalement réussi à pousser leurs maris, la plus défavorisée en divorce de dépit et parvient à épouser le milliardaire que l'autre réservait à sa fille éclatante revanche. Fallait-il choisir ce thème? Remarquons que les grands écrivains s'imposent par des sujets nouveaux, refusant d'entrer en lice sur le terrain où d'autres génies les ont précédés. Ce sont les thèmes de la poésie que Baudelaire renouvelle d'abord... Mais puisque Francis Walder traite des problèmes d'argent - c'est-à-dire du thème même que Balzac a introduit dans le roman - toute l'attention des lecteurs
se portera fatalement à comparer des entreprises si parallèles, à plus d'un siècle d'intervalle. Et tout le talent que M. Walder pourra déployer se trouvera apprécié par des connaisseurs qui compareront les recettes, les réussites, les échecs, goûteront les solutions diverses apportées
à des problèmes identiques, situeront si exactement l'auteur et jugeront avec tant de précision ses efforts qu'il ne pourra conquérir cette admiration qui va à la nouveauté, parée de prestiges tout puissants. C'est l'inconnu, quatrième dimension de l'art, qui manque à ce genre d'oeuvres qui enchantent les délicats, mais ne sauraient créer le fameux "frisson nouveau" cher à Barrès.
 

Voyez comme les vainqueurs sont implacables en littérature - ils se vengent sur leurs propres enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération. Car ce que M. Walder a fait est tout de même un petit miracle. Il lui a fallu, pour suivre une route ou des statues de Commandeurs se dressaient à tous les carrefours, une somme d'ingéniosité, d'inspiration, de sûreté, de goût, un si grand talent enfin qu'à chaque instant on s'exclame, admirant la force et le raccourci du trait, l'aisance du jeu, la justesse, la profondeur même sous les dehors un peu linéaires. Je n'ai pas lu le Goncourt de Walder que son éditeur avait tiré comme un oeuf de son chapeau pour obéir à un univers romanesque, lui aussi - celui d'un autre de ses auteurs, où l'on voit un certain don Cesare montrer qu'il est seul maître à bord. Et voici que Walder se révèle un véritable écrivain, en effet, mais embarqué dans le tragique des rivalités impossibles, auxquelles le génie lui-même ne s'est pas risqué - qu'allait-il faire dans cette galère, quand il ne tenait qu'à lui de n'y pas aller?

Voici donc un livre délectable aux raffinés, aux mandarins - c'est une condition qu'il faut cultiver parmi d'autres - comme un péché. M. Walder d'abord parle à la première personne. C'est chez son tailleur qu'il apprend le prochain divorce de Lebarrois - et ce tailleur reviendra à la fin du roman, pour tirer la conclusion, donnant une sorte d'unité musicale à tout le livre. Le ton de Mme de La Fayette, mais pour parler des passions de l'argent - cela seul est une trouvaille. Et le style?

M. Walder doit être à ses heures un métaphysicien de la politesse. Il en connaît le secret héroïsme, la pureté de trait, la discrétion et la noblesse. Son style est né de la politesse, lorsque celle-ci est une sorte de hiératisme, qu'on trouve au fond de notre plus grand siècle, une politesse qui ordonne le monde, triomphe de tous les chaos de la nature, impose une suprême transparence à l'argile humaine. Cette politesse, ce hiératisme-là sont pétris de liberté inventive. Et M. Walder sait obéir aussi à l'écriture lorsque celle-ci invente d'elle-même sa transparence "Il tournait, virevoltant autour de moi, piquant des épingles, marquant des croix à la craie, variant ses orbites et ses révolutions, capricieux électron dont j'étais le noyau patient". Ailleurs, c'est la poésie qui reste enfermée dans l'extrême concision : "Novembre passa. Des coulées de ciel gris s'allongèrent sur les avenues. Les feuilles jaunies tombèrent des arbres, toutes. Le soir, ma voiture fonçait à travers du noir piqué d'éclairs. La foule devint dense, amorphe et pressée". Un humour léger court partout sur le dessin agile. Les négligences sont rares : "Et le prestige y est attaché…", "Lionel Cardan, retour du Japon", "Le problème richesse"… - et c'est presque tout en fait d'abominations !

Reste le problème d'être allé chasser sur les terres où a passé le char de Balzac. Je l'ai dit, la comparaison n'est pas évitable, elle est liée au phénomène littéraire. Certes, en littérature, Valéry l'a écrit : "Le lion est fait de mouton digéré" et "le vol se justifie par l'assassinat". Mais Balzac n'est pas un mouton, on ne l'a pas assassiné ici. Et si "le génie tue ceux qu'il pille", voici un Pillé qui se porte bien. Il y a dans Cendre et Or, parfois, un ton d'enquêteur, des découvertes naïves, une sorte de démonstration bien montée, un peu mécanique, et une atmosphère de conte moral à la Marmontel. "On ne sait plus, dit mon tailleur, en posant une dernière croix, ce qui est or, ce qui est homme". Eh! oui, M. Walder est aussi un moraliste. Mais peut-être la réalité romanesque profonde de l'argent est-elle d'ordre épique, comme Balzac l'a voulu. M. Walder en a fait le "complexe de Midas". De l'épopée à la psychanalyse, en somme. Ah! je souffre d'admirer tant, mais avec trop de précision. Ce bibelot précieux va enrichir mon intérieur sur un rayon où ne soufflent pas les grands vents.