COCTEAU ROMANCIER

ET LA CRITIQUE LITTÉRAIRE

 
 

La critique "sérieuse" a passé 40 ans à traiter cet homme d'acrobate : aujourd'hui, elle va à lui comme elle est allée, tard, à toutes les valeurs. C'est qu'un véritable écrivain commence par inquiéter la critique dans ses méthodes, ce qui la rend hargneuse : la critique du XIXe siècle nous avait habitués aux écrivains laboureurs qui plaçaient leurs avoirs en bien-fonds. Et puis il y a eu des enfants de génie, la critique a vociféré, mordu, s'est roulée dans la poussière. Enfin il y a eu le roman intérieur, la poésie. La critique a encore vociféré, mordu, etc. Mais Rimbaud est sur les timbres-poste et Proust en Sorbonne.

Ce qui finit par aveugler sous l'apparente instabilité d'un Cocteau, c'est l'inébranlable identité à soi : tel qu'en lui-même enfin... Les médiocres ont des fidélités trompeuses qui leur donnent consistance : sitôt morts on ne sait plus si ce qu'ils ont fait est d'eux ou d'un autre. Un Cocteau passe du poème au roman, du drame au cinéma, du monologue à la dialectique, on reconnaît sa marque partout. Cellini aussi se jetait sur les modes : il en faisait du Cellini comme Cocteau du Cocteau.

Il semble qu'il y ait dans l'art du XXe siècle un courant renaissant qui passerait par Picasso, Cocteau, un certain Montherlant, et dont la parenté avec un Cellini ou un Léonard serait dans une diversité créatrice et antidogmatique contrastant avec les artistes bourgeois et moraux du XIXe, spécialistes un peu fonctionnaires. Cette schématisation se sachant abusive, ne retranche personne : les uns construisent de patients monuments, les autres font des rencontres foudroyantes. Mais quand Anouilh nous montre Eurydice et Orphée à un buffet de gare où dans une chambre d'hôtel, quand il met à la mode de 1900 des personnages de Sophocle, c'est tout de même Cocteau qui a inventé cela avant de passer à autre chose, comme Picasso passe de la peinture à l'huile à la céramique, ou Cellini de l'orfèvrerie à la poterie. Et si le classique est aujourd'hui désolennisé comme jamais, c'est aussi grâce à Cocteau : encore un trait bien renaissant.

Mais je ne veux que faire admettre un certain état d'esprit à  l'égard de Cocteau romancier : car Les Enfants terribles sont un récit serré, allusif; parvenant à ses fins par des voies insolites, détournées. Or si l'on se met à juger de la vraisemblance de l'intrigue, de la description du décor, si importante depuis Balzac, de la vérité des dialogues, on passe à côté de ce roman, car tout cela n'y est pas. Qu'est-ce que ce Michaël prodigieusement riche qui épouse Elizabeth et s'en va aussitôt pour trois jours afin de laisser intacte la prêtresse ? Qui meurt tout de suite au volant de sa voiture pour laisser le fabuleux héritage, l'hôtel particulier à l'Étoile ? Ces médecins qui entretiennent leurs malades, ces oncles à usines qui meurent à propos sont totalement invraisemblables ; ils laissent les personnages en suspens dans un monde de richesses pas très différent des conventions du roman sentimental du XVIIIe siècle. On voit à quel point une critique s'appuyant sur les "canons" du roman "tel qu'il doit être" serait négative. Mais l'intensité propre de celui-ci et son message ne pouvaient couler dans d'autres moules. Il faut admettre comme seule positive une critique qui étudierait l'exacte courbe lyrique du récit, l'agencement précis des fatalités, des symboles et des mythes ; il faut admettre enfin un roman qui soit un poème et le juger sur ce qu'il a d'irremplaçable. On s'aperçoit alors que Cocteau a trouvé la seule forme possible, celle des tableaux d'un étonnant livre d'images.

"Elisabeth la regardait pendre hors des draps, une main contre sa blessure, l'autre tombée par terre comme un caillou", écrit-il.

Et ailleurs : "Il aurait alors remarqué comment le sort travaille imitant lentement la navette des dentellières, nous criblant d'épingles et nous maintenant sur ses genoux comme leur coussin." Ou encore, à propos d'une crise de somnambulisme : "Dès qu'Elisabeth voyait une longue jambe paraître et se mouvoir d'une certaine manière, elle ne respirait plus, attentive au manège de la statue vivante qui rôdait adroitement, se recouchait et reprenait sa place." Voilà qui n'est pas chez Stendhal. Alors pourquoi chercher tout ce qui est chez Stendhal, ou même Simenon, et qu'on ne trouvera pas ici ?

A vrai dire, "Les Enfants terribles" sont dans l'art du roman, comme la plupart des œuvres de Cocteau, une extraordinaire démonstration artistique. Le problème était le suivant : pouvait-on écrire un "roman" qui aurait la pureté du poème et sa brièveté ; qui, par son envol lyrique contenu, son intériorité extrême, serait exemplaire comme un mythe ; dont le message même serait d'ailleurs celui du mythe de la poésie ?  Et tout cela devait se passer dans une  chambre. Non par hasard. Proust avait vécu des années enfermé, comme Gérard, Paul et Elisabeth, et il y faut chercher le lieu de départ secret d'une exploration infinie. Ici, c'est la chambre même qui devient univers, et qui secrète ses rites pour les cloîtrés.

Ce retranchement devait cependant se payer d'un certain arbitraire dans l'agencement du monde extérieur, où l'action ne se déroulerait point, mais qui devait fournir les conditions du huis clos. Aussi, chaque fois qu'un personnage sort de la chambre-mariage de Gérard et d'Agathe, disparition de Dargélos - il se perd dans la brume : sinon, le magique perdait son relief, ce serait l'irréel auquel nous commencerions à ne plus croire. Pour que le poétique restât premier, Il fallait éviter toute irruption. Ici, Cocteau joue sur la corde raide. La difficulté technique est d'autant plus grande que l'autre roman, le balzacien, le "Vrai", celui qui se passe hors de la chambre -  la mère, l'oncle, Michaël, le médecin, les hommes d'affaires et les gens qui se "manifestent" aux enterrements - présente un extraordinaire milieu social. Il s'y passe en tout cas plus de choses que dans celui, tout poétique, de la chambre. Comme tout cela ne pouvait être ni montré ni totalement escamoté, Cocteau l'énonce seulement en phrases brèves, de manière à laisser au premier plan l'univers enfantin.

"Les Enfants terribles" sont donc aussi une leçon d'art romanesque : le roman peut être tout, même un poème en prose, pourvu qu'il nous plonge dans un monde entêtant et que ses personnages se mettent à nous obséder. La poésie des boules de neige, des Dargélos, des poisons, des photographies et des "trésors", la poésie des enfants qui savent instituer des rites avec l'amour, la torture et la mort qu'ils ignorent, voilà qui ne pouvait devenir roman qu'en dehors de toutes les "règles du roman" admises, comme la matière de Proust ne pouvait trouver d'autre verbe que celui de la "recherche du temps perdu". Et le message poétique est dans cette poursuite tyrannique de la forme à laquelle Élisabeth essaie d'abord d'échapper par la folie - "une démente qui se disloque, s'approche de la glace, grimaçant, s'arrachant les cheveux, louchant, tirant la langue". C'est qu'elle essayait de "rendre la vie impossible par un excès de ridicule, de reculer les bornes du vivable, d'arriver à la minute où le drame l'expulserait, ne la supporterait plus". mais le drame ne cède jamais : pour le rejoindre le seul style possible est parfois la mort. Élisabeth trouve enfin la forme de son drame. "Sa fièvre la rendait lucide. Elle découvrait les arcanes. Elle dirigeait tes ombres". Et en se tuant, elle fera "de la chambre secrète un théâtre ouvert aux spectateurs". C'est le langage de l'artiste délivré. Qui ne voit que le dénouement brutal - cette vierge qui tombe "découvrant dans l'enceinte une blessure infinie de ville bombardée" - c'est tout entier le verbe du poète ? Cette histoire d'enfants, fidèle à son dessein, s'élève au mythe et s'y achève.

Manuel de Diéguez.