Jeudi 23 juillet 1959
 

L'IMPROBABLE

 de Yves Bonnefoy

La semaine dernière mon ami Pierre de Boisdeffre rendait compte ici même du dernier essai de Maurice Blanchot : "Le livre à venir" (1). "L'improbable" (2), de Yves Bonnefoy, participe de la même interrogation passionnée sur les conditions de la poésie et sur la nature du langage. La parenté entre "la part du feu" ou "l'espace littéraire" de Maurice Blanchot et les recherches de Yves Bonnefoy est même si évidente, du moins au départ, qu'on se demande s'il n'y aurait pas eu influence réciproque. Il n'en est rien, sinon que tous deux, par delà l'existentialisme sartrien, retombé dans l'ornière de l'historicisme, ont approfondi Heidegger, Husserl, et, par delà, Hegel, en quête, au fond, d'un nouveau classicisme qui retrouverait les Grecs à une profondeur insoupçonnée.
 

C'est aussi que, chez Bonnefoy comme chez Blanchot, tout commence par une critique du concept puisée chez Hegel. Le philosophe allemand avait montré qu'en nommant nous anéantissons totalement la réalité concrète des choses puisque nous les portons à l'abstraction et que l'abstraction est liée à toute parole. C'est dans ce sens que, pour Blanchot, le langage est porteur de mort. Mais en même temps il n'y a de littérature que par ce dévoilement et ce maintien de la mort dans la parole. "Pour parler, nous devons voir la mort, la voir derrière nous", écrit-il en 1949. Et il ajoute : "Quand nous parlons, nous nous appuyons à un tombeau et ce vide du tombeau est ce qui fait la vérité du langage, mais en même temps le vide est réalité et la mort se fait être. Il n'y a de l'être - c'est-à-dire une vérité logique et exprimable - et il y a un monde que parce que nous pouvons détruire les choses et suspendre l'existence".

Yves Bonnefoy, à son tour, s'appuie à un tombeau et s'interroge sur la nature du concept. "Bien des philosophes ont voulu rendre compte de la mort, mais je ne sache point qu'aucune ait considéré les tombeaux (...) Pourquoi a-t-on gardé le tombeau dans un tel silence où les philosophies de la mort, qui passent pour audacieuses, n'accèdent pas ?" C'est que le tombeau est une présence concrète de la mort, alors que le concept n'est qu'un profond refus de la mort. Et le concept règne, hélas ! dans nos philosophies... Les concepts nous font "une demeure de mots où Socrate meurt sans trop d'angoisse", alors que toute poésie repose sur la mort vraie, qui "vivifie le temps, oriente l'être", identifie la poésie et l'espoir. Alors que le concept nie la mort, le tombeau est un vrai lieu de la poésie : "Hic est locus patriae". Le tombeau est une "liberté qui se lève". "Voici avec la tombe et dans cet éclatement de la mort qu'un même geste dit l'absence et y maintient une vie".

On voit donc que Yves Bonnefoy dit des tombeaux exactement ce que Blanchot dit du langage. C'est que l'un et l'autre prennent le concept dans une acceptation très différente. Pour Blanchot, le concept est lié à la nature de la parole, et c'est pourquoi la mort est, en tant qu'abstraction, dans le langage même. Pour Bonnefoy, par contre, le concept n'est autre que l'idée. C'est ainsi qu'il écrit : L'homme a bâti des concepts une demeure logique où les seuls principes qui vaillent sont de permanence et d'identité. D'où, chez lui, une recherche haletante du concret, afin d'échapper au mensonge du concept en général. Mais il ne faut se passer de mots, donc de l'abstraction, pour exprimer le concret ; et faute d'avoir scruté au niveau même de la parole la damnation du poète, le livre de Bonnefoy souffre d'une ambiguité profonde. Qu'est-ce que cette mort dans laquelle Baudelaire s'installe pour conquérir le "pouvoir de parole" ?
 

Et pourquoi proclamer abstraite et fausse la poésie de Valéry ? Certes, Bonnefoy ne laisse pas entièrement le langage hors de son propos. La parole est déjà l'oubli, écrit-il, et il se demande si, dès lors, il ne faut pas condamner, une fois de plus, la prétention de la poésie. Mais ce qu'ils dit de la vérité de parole reste fort loin de la rigueur et de l'approfondissement que Blanchot a apportés dans ces problèmes. Mais c'est cet éloignement des questions du langage qui nous vaut dans "l'improbable" ces extraordinaires études sur la peinture du Quattrocento, sur Balthus, sur Raoul Ubac : c'est auprès des peintres que Bonnefoy trouve cette éternité concrète qui n'est pas guérison de la mort; car les tableaux sont des choses, de la poésie-chose.

Mais qui conteste que la poésie soit au niveau du concret ? Je n'ai pas encore dit que Bonnefoy est un immense poète et que la  langue dans laquelle il nous le prouve est admirable. Il y a de l'éternité dans la vague. Fabuleusement, concrètement, dans le jeu de l'écume au sommet de la vague. Plus tard, j'ai voulu fonder sur des idées générales. Mais je reviens au cri de l'oiseau comme à ma pierre absolue, écrit-il.

Ah ! ce cri qui est "pierre absolue" ! Voilà d'un grand poète - et pourtant peut-on rêver d'un concept plus abstrait qu'absolu ? Décidément, pour comprendre ce mystère poétique, lisez Blanchot. Mais si vous voulez lire Shakespeare enfin traduit par un poète, lisez-le dans les traductions de Yves Bonnefoy : c'est un grand événement littéraire.

(1) Gallimard. (2) Mercure de France.