Jeudi 30 juillet 1959

L'ÉCRIVAIN ET SA VIE PRIVÉE

 

par Manuel de Diéguez


Les écrivains français et étrangers qui vinrent des quatre coins du monde, l'an dernier, à la conférence internationale du Pen-Club, avaient trouvé un motif tout puissant à leur déplacement : dans quelle mesure avons-nous le droit de connaître la vie privée d'un écrivain et quel intérêt une telle connaissance peut-elle bien présenter, voilà ce qu'il convenait de toute urgence d'éclaircir. Et pour parvenir à le savoir, ils furent vingt-deux
à se le demander pendant tout le temps qui reste, dans ces sortes de rencontres, entre les
réceptions mondaines et les délices administratives. Car, "il n'était pas convenable", note
l'un des conférenciers, "de vous faire venir, quelques-uns de si loin, M. Ito du fond de l'Asie, Elmer Rice d'Amérique, faisant des heures et des jours d'avion, pour venir régler ici, simplement, des questions administratives". Les communications lues devant cette noble assemblée, les voici donc réunies en volume (1). Il faut savoir que les gloires littéraires les plus directement menacées par l'indiscrétion du siècle avaient toutes été retenues chez elles, probablement par des problèmes de création littéraire, laissant à leurs rivaux (les Dorothy Blewet, les Diaz-Casanueva, , les Anthonie Donker, les Adolf Hoffmeister, les Jan Parandowski, les Lewis Sowden, et j'en passe) le soin de les défendre sur la place publique. Cet art des créateurs de s'enfermer cher soi pour travailler avait été jugé fort original par les chers confrères. Art insolite, mais non sans exemple, on disait qu'il avait déjà été pratiqué autrefois par certains écrivains, tel Balzac ou Flaubert; on disait même que cet art remontait à la plus haute antiquité, puisque Horace s'y était
exercé à la campagne, où il avait écrit quelques vers immortels sur les "casse-pieds" de Rome. Certaines lettres de grands travailleurs, adressées au Président, disaient : "Naturellement, tout à fait d'accord. Du reste tu le sais bien. Nous en parlerons de vive voix. Fidèlement à toi." Cela avait fait rire les Robie Macauley, les Jef van Wynsberghe, les Victor E. van Vriesland, et j'en passe encore... Tout de même, au siècle de la vitesse, ce "nous en parlerons de vive voix" qui vous renvoie un Président aux calendes grecques, c'est un procédé plus rapide que celui du coup de téléphone lui-même. Ah! ces écrivains vissés à leur fauteuil par une étrange exigence, ces écrivains qui sont restés, têtus, entre les murs de leur chambre, ce sont les vrais champions de cette étape contre la montre qu'on appelle la vie!

Mais revenons à nos conférenciers supersoniques, accourus des quatre points cardinaux pour se faire donner une leçon de laconisme par de bucoliques absents. Les voici qui s'arment d'avance contre les photographes de leur gloire future. Pourtant quelques-uns se montrent assez hésitants sur le sujet qui les a fait venir par les routes précises du ciel. "Je n'ai guère là-dessus une conviction bien solide", dit l'un. Et il craint qu'"une trop grande incertitude, un trop grand vague" de son discours n'impatientent . Quel est cet autre qui
s'écrie :"Ladies and Gentlemen"? Mais je me trompe, ce n'est pas possible. Pourtant si, Impossible n'est pas français ; et voilà pourquoi cet Américain, ce Japonais, ce Hollandais se mettent à parler en anglais. Pas trace de traduction. Je n'en crois pas mes yeux : voici encore une Miss d'Afrique du Sud qui y va de son "ladies and Gentlemen"! Les gens ont tous l'air de la comprendre puisqu'à la fin de son discours je lis : "Applaudissements". Mais moi, c'est le seul mot que j'ai compris en dehors du "Ladies and Gentlemen". Et justement, je n'ai pas envie d'applaudir.

Assez badiné : je dis que si la connaissance de l'anglais va tellement de soi aujourd'hui qu'un éditeur parisien croit pouvoir publier un livre bilingue à l'usage des Français - et de plus sur la littérature - alors il y a péril en la demeure. Car imaginez l'orgueil que nous éprouverions pour notre langue si un livre écrit pour moitié en anglais et pour moitié en français était édité à New York, et si le texte français n'y était même pas traduit, tellement le lecteur américain serait sensé savoir le français.

Le sujet traité par nos littérateurs volants présente-t-il un intérêt pour l'écrivain dans sa chambre? S'il s'agit de préserver la vie privée des indiscrétions commises quelquefois par les moyens d'information du monde moderne, alors il faut observer qu'on ne parle pas de la vie privée des écrivains qui ne veulent pas qu'on en parle. C'est leur faute, à Gide, à George Sand, à Musset, si je sais beaucoup de choses concernant leur vie privée. Pour une Gabriela Mistral photographiée sur son lit de mort par un journaliste entré dans sa chambre par la fenêtre, que d'écrivains ne furent jamais photographiés dans leur jardin tout simplement parce qu'ils n'y consentaient pas! Mais tout ceci concerne M. le Préfet de Police, et non point la littérature.

S'agit-il au contraire de savoir si la connaissance de la vie privée d'un écrivain permet de mieux comprendre son oeuvre et la littérature en général? Beaucoup se l'imaginent encore, fidèles à M. de Sainte-Beuve contre Proust ou Valéry. La question est d'actualité, puisque M. Guillemain, qui nous a beaucoup appris, sinon sur le génie de Victor Hugo, du moins sur sa vitalité sexuelle, qui était remarquable, et qui a dénoncé les indicateurs de police connus sous le nom de Stendhal et de Vigny, nous renseigne maintenant sur les demandes d'argent de Mme de Staël à Napoléon et sur les dettes contractées par Benjamin Constant auprès de son ancienne maîtresse. Cette méthode a suscité un débat dans un récent numéro des Lettres nouvelles : il faut y lire les réponses concises et fermes de Blanchot, de Poulet - la cause est jugée.

Du biographe, Valéry disait : "Il compte les chaussettes, les maîtresses, les niaiseries de son sujet." C'est qu'en recueillant les faiblesses, les abandons, tous les hasards d'une vie audessus desquels, justement, l'écrivain a élevé son autre "moi", l'historien croit pouvoir "expliquer" ce que cet écrivain a produit. Là git tout le malentendu : c'est ce "comment" interminable et miraculeux qu'il faut suivre, pas à pas, ce "comment" presque impénétrable où une vie s'entrelace à une oeuvre. Alors, on jette un pont grossier dit "de cause à effet", mais la "cause" est un événement dérisoire séparé de ses conséquences par un abîme. S'il y a un rapport entre les dettes de Balzac et un aspect traqué, harcelant de la Comédie humaine, ce qui reste à expliquer, et ce que seul il importerait de savoir, c'est par quelle alchimie fantastique et toute intérieure à l'écrivain tel ensemble d'événements pourra ressurgir des années plus lard sous la forme méconnaissable et fascinante d'un chef-d'oeuvre. Un navire a sombré au large : le plongeur qui un jour le retrouve dans le vert et le bleu du fond des mers, tout armé de son silence comme un temple immobile parmi les poissons lents, devra s'interroger non point sur l'accident brutal qui a crevé la coque, mais sur de bien plus singulières métamorphoses, sur des victoires étranges, sur des prestiges calmes dans cet empêtrement d'une carène dans le sable. Que d'événements minuscules, insoupçonnés ont façonné cette mort muette et solennelle ? Que faut-il saisir dans ce foisonnement d'un être vivant allant à l'isolement superbe sous les eaux - car le chef d'oeuvre est aussi cette victoire sur le mouvement et cette superbe durée dans la mort. Et voici le biographe; il ne sait point qu'il a fallu ce naufrage de la carcasse pour qu'elle se peuple de bêtes et de plantes. Et ce qui a suivi l'engloutissement brutal, il l'appelle "processus créateur" -- c'est "la vertu dormitive de l'opium" d'une scolastique ressuscitée. À la limite, le biographe ne dit rien d'autre que : "Pierre a écrit ceci parce que c'est Pierre". Mais de quel Pierre, de quel navire parlons-nous? Il n'est pas sûr que Dieu même puisse les saisir dans leur totalité. Pourtant, s'il existait, quel fin biographe il serait pour les navires : il ne retiendrait pas le plus visible, le plus vulgaire de leurs croisières. Dans leur errance, il verrait, comme l'écrivain, un destin. Et jusque dans les navires coulés, figés, éternels, une liberté.

(1)Julliard: "L'écrivain et sa vie privée".