MONTHERLANT

d'Henri Perruchot

par Manuel de Diéguez




La Bibliothèque idéale (1) où parait aujourd'hui le Montherlant d'Henri Perruchot, semble destinée à faire pendant à la collection des Écrivains de Toujours du Seuil où il existe déjà un Montherlant de Pierre Sipriot. Pour l'instant, la Bibliothèque idéale ne s'est pas encore offert le luxe de traiter d'un grand écrivain classique : seuls les grands contemporains y trouvent place. Il est trop tôt pour comparer les mérites respectifs de ces collections, dont la plus ancienne a conquis une place de choix dans l'estime du public lettré. Il est très important que la critique puisse s'exprimer en librairie, ce n'est que par le livre que la critique vit vraiment et qu'elle découvre en toute liberté ses nouvelles lignes de recherches. Nous nous proposons de comparer un jour les mérites respectifs de ces collections lorsque la seconde sera devenue plus adulte.
 

Le livre de Perruchot dont on connaît les éblouissantes biographies de Gauguin, de Van Gogh, de Toulouse-Lautrec, brille par un non-conformisme très documenté et assez explosif sous ses airs de n'y pas toucher. Ainsi il est dit que la carrière de Montherlant s'est faite " à l'écart et toujours de plus en plus du Tout-Paris, alors que c'est ce Tout-Paris qui crée, entretient, confirme et détruit les réputations(…). On pourrait citer presque tous les noms des grands écrivains français de ce premier demi-siècle, on constaterait qu'à de rares exceptions près, ils ont passé une grande partie de leur vie dans la société de gens qui sont utiles pour une réputation". Ainsi s'expliquent "la persistance des attaques dont Montherlant a été l'objet et la mauvaise grâce qu'on a toujours mise à lui faire sa place". Et Perruchot d'indiquer l'intérêt qu'aurait une étude "faite un jour par quelqu'un d'averti des dessous de la vie française".

De même, on trouvera dans ce petit livre des remarques très justes sur les "thèmes impopulaires" chez Montherlant et sur le "message" de cet écrivain, ce totalisme qui fait qu'il est toujours ceci et aussi cela, qu'il n'exclut rien, si ce n'est la vulgarité et la bêtise, ouvert au catholicisme et au paganisme, au plaisir et à l'ascèse, au pouvoir et à la retraite, à la pitié et à !a dureté. Une telle richesse est évidemment suspecte à une époque où il faut à tout prix se monter la tête sur des visions partielles du monde.

Mais j'ai hâte d'en venir à l'essentiel de l'ouvrage de Perruchot, à ce lieu où l'on sent frémir le mystère ; et c'est un sujet qui nous est cher à tous deux - un jour nous en avons bavardé longuement, et je lui exposai ce que devrait être, à mon sens, une critique du style, et si elle pourrait aboutir à une sorte de transvaluation de la psychologie. Aujourd'hui, après une critique encore strictement psychologique du style de Montherlant - aisance, vigueur, etc. - Perruchot note qu'une étude sérieuse du style exigerait un long développement "qui dépasserait le cadre assigné". Mais ici Perruchot a mis en place, avec un art que je crois concerté, tous les documents nécessaires à une interprétation plus transcendante du style, à une sorte de psychanalyse existentielle de l'écriture.

Je crois que le style, chez le grand écrivain, traduit son comportement victorieux devant ce mystère que les choses existent : le grand écrivain répond à sa manière - par une victoire propre - à une panique originelle, prémétaphysique devant ce fait que le monde existe plutôt que rien. Or, Perruchot sait placer Montherlant dans sa vision la plus originelle. Après avoir montré la passion de la vie chez Montherlant, il sait montrer "la mort égale à la vie, la contrebalançant, n'étant ni pire ni meilleure qu'elle". Et "que répondre à cette sorte de litanie du néant qu'égrène toute l'oeuvre de Montherlant"? "La vie est une munificence du néant, et imméritée" (Chant funèbre)... "Le néant, comme un grand diamant noir" (La petite Infante)...
"La chevalerie du néant, cette surface rayonnante où le non-être avait remplacé l'être" (Service inutile)... Perruchot note : "Rayonnant, éblouissant, resplendissant, diamant : toujours l'éclat quand Montherlant parle du néant". Mais on sent bien qu'il ne s'agit plus d'une philosophie ou d'une morale où la vie et le néant s'équilibreraient, mais d'une vision, et tellement originelle, issue du vide pur, qu'à partir d'elle la victoire par l'écriture constitue une réponse quasi charnelle en même temps qu'une transfiguration spirituelle chez le grand écrivain. L'éclat, la rigueur, l'aisance, etc., toutes les qualités "psychologiques" du style se rattachent d'abord à cette vision originelle où une forme vient chanter sa victoire sur le vide.

Encore une fois, Perruchot met en place tous les documents mystérieux qui suggèrent le "pont" entre la vision, la biologie et le style. Et d'abord, cette citation de Montherlant : "J'écrivais l'acte I (2) à Grasse, à l'hôtel Muraour, l'hiver 1943-44. Le maître d'hôtel qui me sert me dit une parole impolie. Je quitte la salle sur-le-champ, monte dans ma chambre, me jette sur mon lit où je me mets à trembler convulsivement, parcouru de frissons (j'étends sur moi mon manteau) et en vérité tressautant sur le lit comme le diacre Paris sur son tombeau. Je note tout cela, pour le faire passer dans l'acte I, où je mettrai les mots mêmes que je prononçais sur mon lit ("Mon âme me fait mal." "Si j'ai fait tout ce que j'ai fait et si l'on me traite ainsi, à la fin de ce que j'ai fait…", etc.).

Fort bien, mais à rapprocher de: "Au vrai, les événements ne m'ont jamais importé. Je ne les, aimais que dans les rayons qu'ils faisaient en moi en me traversant". Qui ne sent là le mystère d'une mythologie supportant l'écrivain à la "surface éblouissante" du néant qu'on appelle la vie, et où la chair se fait verbe, selon l'admirable expression de Balzac. Et Montherlant est tout au bord de ce mystère lorsqu'il explique sa propre progression intérieure par une considération biologique singulière : "Je n'aimais que la chaleur et recherchais le soleil, je n'ai plus pu supporter la chaleur et ai fui le soleil. Les médecins ne m'ont donné là-dessus que des explications confuses".

Oui, le livre de Perruchot rôde étrangement autour du mystère du style, mettant en place des matériaux en attente de leur dévoilement. Qui cernera un jour d'un doigt précis ces ombres ?

1. Gallimard.
2. "Malatesta"