YVES BONNEFOY

GRAND TRADUCTEUR DE SHAKESPEARE

par Manuel de Diéguez

La traduction qu'Yves Bonnefoy donne aujourd'hui de Hamlet et de Jules César a été annoncée comme un événement littéraire (1). Enfin, un poète allait traduire un poète. Et sa traduction est, certes, extraordinaire. Pourtant, il faut le répéter, une civilisation qui érige la traduction en moyen privilégié de communication est une civilisation grossière, étrangère à ce qu'il y a de plus profond et de plus secret en art. Ici même, à propos de Virgile, nous rappelions que Brunetière, qui passe pour un cuistre; savait pourtant qu'il est impossible de comprendre le génie d'un auteur sans le lire dans sa langue, tellement le langage est la réalité fondamentale et inexportable d'une littérature.

Le malentendu remonte à la traduction de Plutarque par Amyot. Montaigne, qui ne savait pas le grec; était bien heureux de pouvoir tout de même le lire, et il en débordait de reconnaissance, Mais Plutarque n'est pas un grand écrivain; Amyot est un bonhomme charmant, et il ne serait pas venu à l'idée de Montaigne que la forme pût l'emporter sur le fond ; la littérature française découvrait le monde et croyait encore que tout est nouveau sous le soleil. Mais le principe de perversion en germe dans l'idée même de traduction, Boileau l'avait déjà compris lorsqu'il reproche à Perrault de préférer Pindare en traduction plutôt que dans le texte; c'est que l'essentiel pour Perrault, c'était le contenu de Pindare, et Boileau, lui, sait qu'un poète est dans son langage; et que la forme ne se laisse pas transcrire. Dans cette querelle des Anciens et des Modernes, Perrault est un grand précurseur des errements contemporains : il croit que les civilisations reposent sur des échanges - ce qui ne tend qu'à les rendre interchangeables.

Nous savons, nous, qu'une civilisation et un art constituent un univers propre; qu'on change d'univers en changeant de langage; et que la compréhension véritable ne consiste pas à établir une table d'équivalences, mais à entrer corps et âme dans d'autres mondes. Nous savons cela, avec le Malraux des Voix du Silence, et c'est même pourquoi nous cherchons un classicisme vraiment universel, par-delà les entraves pseudo-universalistes du classicisme "fondé en nature et en raison". Oui, nous savons tout cela, mais en même temps le monde moderne est ivre d'échanges ; et la traduction, moyen d'échanges fortifié par notre paresse, tend à devenir panacée. À la limite, c'est l'échange universel, qui admet l'incommunicabilité totale de l'essentiel.

Car aucun mot, même courant, ne trouve son équivalent dans une autre langue, parce que chaque mot d'une langue donnée baigne dans un univers psychique, qui agit sur lui en retour, et l'environne d'une aura propre à cet univers. Transposé sur un autre sol, dans d'autres moeurs, dans une autre histoire, ce mot est happé par le malentendu et prend un tout autre sens. Et, comme dit Vauvenargues, "le malentendu est la plus grande force qui soit au monde ". Gide a bien pressenti cela: "Il advient presque toujours qu'un vocable, lors même qu'il désigne un objet précis et trouve un équivalent précis dans une autre langue, s'entoure d'un halo d'évocations et de réminiscences, sortes d'harmoniques qui ne sauraient être les mêmes dans l'autre langue et que la traduction ne peut espérer conserver. Qui peut croire que le soleil et la lune changent impunément de sexe en quittant le français pour l'allemand ?"

Ceci donc pour les mots tout nus, si je puis dire. Mais les phrases ? Dès la sixième réplique de la scène I de l'acte I d'Hamlet, je note : "On ne peut plus exact" (traduction de Copeau et Suzanne Bing); "Vous venez très exactement à l'heure" (traduction de Gide) ; "Vous êtes parfaitement à l'heure" (traduction d'Yves Bonnefoy). Des trois versions, celle de Copeau, sèche, coupante même, donne bien le ton de toute la traduction ; le Hamlet de Copeau est incisif, cynique, un peu jongleur, prestigieux manieur de mots et d'idées. C'est un intellectuel au jugement rapide comme une rapière. Il semble mener tout le monde et son autonomie verbale est telle qu'une lettre de lui, lue devant le roi, le fait aussitôt reconnaître du spectateur et le porte, tout absent, sur la scène. Dürenmatt me disait à ce propos qu'au théâtre un personnage vit lorsqu'il se met à parler, lorsqu'on le tient par son langage.

La version de Gide veut être fidèle et élégante tout ensemble, mais elle est un peu poseuse, mondaine; le souci de grâce et d'aisance de Gide fait de son Hamlet une sorte de prince de Condé abâtardi. Et l'on se dit que les anciennes traductions en vers, celle de Voltaire notamment, ne sont pas si loin que Gide le voudrait. Car pour l'élégance française d'Hamlet, gentilhomme de la cour, Voltaire fait mieux, avec sa traduction de "Être ou ne pas être" :
 

Demeure, il faut choisir et

passer à l'instant

De la vie à la mort et de l'être
au néant.

La traduction de Bonnefoy est la plus française. "Vous êtes parfaitement à l'heure", c'est le langage le plus naturel et le plus courant d'aujourd'hui. Et maintenant, laquelle de ces trois tentatives est la bonne? Il faut se rendre à l'évidence : aucune. La nervosité du texte de Copeau, sa concision extrême, même si c'était cela, le Hamlet de Shakespeare, il resterait que la concision et l'alacrité ont dans l'univers français une tonalité telle que tout est faussé par rapport à l'Angleterre : les critères, les cadres de référence d'un autre univers nous échappent. Avec cela, les rudesses voulues de Copeau nous font mieux sentir un "autre monde" que les traductions élégantes. Gide francise à l'extrême, sans s'en rendre compte. Quant à Bonnefoy, il "actualise".
 

Reste la poésie, On commence à admettre qu'il est insoutenable de rendre en prose les oeuvres des poètes et que "la plus innocente des traductions rythmées les efface sans appel", comme l'écrivait excellemment M. Jacques Perret dans son Virgile. L'exactitude essentielle, c'est de jouer l'oeuvre dans ses tonalités et son registre. C'est une défaite, grande et définitive, des pions du XIXe siècle et des érudits sinistres. D'ailleurs, même en prose, les traductions de Shakespeare qui demeurent sont l'oeuvre de poètes. L'Allemagne a eu Wieland, mais en France, c'est la première fois qu'un vrai poète s'attaque à Shakespeare - depuis Voltaire. Entre temps, on a compris que la traduction en alexandrins français était impossible. Valéry, traduisant les Bucoliques, faisait admettre les vers non rimés pour la traduction des poètes. C'est la formule reprise par Yves Bonnefoy - et cela seul suffirait à lui assurer une place de choix dans l'histoire de la traduction de Shakespeare en France.

Pourtant, comparons encore rapidement la scène IV de l'acte III.

"Il a surpris mon père en plein travail de la matière, au sortir de la table, dans tout l'épanouissement de ses péchés, comme floraison printanière ; et comment son compte a été réglé, qui le sait, si ce n'est Dieu? " (Traduction de Copeau et Bing).

"Il a soudain saisi mon père, tout repu et dans l'épanouissement quasi printanier de ses fautes. Nul ne sait que le ciel sur quel pied il peut comparoir". ('Traduction de Gide).

"Il a surpris mon père

"Quand il était impur et rassasié

"Tous ses péchés en fleur, dans la pleine sève de mai.

Et hormis Dieu qui sait quel compte il devait rendre ?"

Ici, plus de contestation possible. Ce qu'on trouve dans la traduction de Bonnefoy est essentiel, cela s'appelle intemporalité, c'est-à-dire poésie, Mais ce qui est universel chez Shakespeare, c'est ,justement la poésie, et la poésie est aussi ce qui est, d'une certaine manière, enlevé au monde. Le Hamlet de Bonnefoy est français partout ou il n'est pas intemporel et universel par la poésie.

Vous me direz que seule importe la poésie, et non la présence incommunicable de l'Angleterre de Shakespeare. Ce n'est pas à moi qu'il faut dire cela, qui ai découvert Don Quichotte dans un collège helvétique. Depuis, je sais que la poésie intemporelle peut être un refuge de déracinés et qu'il y a un "complexe helvétique" de notre culture, comme dit Camus. J'ai fini par retrouver Cervantès, ciel et sang, en traversant les sierras espagnoles.

Bonnefoy, vous habitez une autre planète, je le sais ; vous habitez Shakespeare. Tout le monde salue en vous le propre du poète - vous êtes allé, comme mon Quichotte, le plus loin dans l'impossible.

1. Club français du Livre.