"LE BARON PERCHÉ"

de Italo Calvino

par Manuel de Diéguez

Qu'est-il arrivé à Italo Calvino? Ce diable d'homme part pour écrire un chef-d'œuvre. Cent pages durant; il l'écrit en effet(1) - et c'est à vous couper le souffle, l'excellente traduction de Juliette Bertrand y aidant. Puis soudain il se laisse entraîner dans une digression. On se dit : "Patience, attendons-le à la sortie de ce tunnel." Il en sort, mais pour traverser un désert. Et finalement, il ne nous laisse plus vivre au soleil d'un grand art que dans l'espace vert entre ses tunnels et ses déserts. Comment expliquez-vous cela? Mais reprenons cette histoire par son commencement.

Le 15 juin 1767, Côme Laverse du Rondeau, âgé de 12 ans, fils de M. le baron Arminius Laverse du Rondeau et de la générale Konradine du Rondeau, refuse de manger un plat d'escargots préparés par sa soeur Baptiste, une fameuse soeur, victorieuse des palefreniers au jeu du bras de fer, une enragée de sœur, toujours chassant le rat, la nuit, un chandelier à la main, un fusil sous le bras, une cuisinière de soeur, enfin, spécialiste des croquettes au foie de rat, des pattes de sauterelles, des queues de porc rôties enroulées en forme de gimblettes. Ce jour-là, Baptiste était donc parvenue à décapiter des escargots pour piquer "ces têtes molles de petits chevaux avec un cure-dents, je pense, sur autant de beignets."

La révolte du jeune et fier baronnet Côme du Rondeau fut étrange. Il se leva de table, courut au jardin, grimpa dans l'yeuse.

Et voilà! Il n'est jamais descendu. Certes, il n'est pas resté toujours en cheveux poudrés et queue nouée d'un ruban, cravate de dentelle, petit habit vert à basques, culottes mauves, longues guêtres de peau blanche et l'épée au côté. Il apprendra à passer d'arbre en arbre, sans jamais toucher le sol. Le royaume des arbres lui appartient.

Cent pages durant, le symbole est d'une telle force, la vraisemblance si assurée, l'humour moqueur si bien maintenu, que l'enthousiasme du lecteur va crescendo. On attend l'auteur au détour de chaque page en se demandant comment il soutiendra une telle gageure. C'est que l'écrivain parle ici de son art, au plus secret, et de son destin, et de sa solitude surplombant les choses terrestres, les emportant dans la douce folie de l'enfance, de la poésie et de l'orgueil. Jamais on n'avait parlé de l'art avec ce mélange de fraîcheur fière et de détachement passionné, avec ce ton du XVIIIe siècle retrouvé, avec cette allure de conte voltairien. Pas une ligne qui ne soit portée par le symbole, qui n'en tire sa force, comme d'un arbre, justement. Ainsi, la générale qui ne rêve que batailles, a installé une longue-vue sur la terrasse du château ; par toutes sortes de calculs, elle parvient, à partir de la terre, à repérer les itinéraires de Côme parmi les arbres, à prévoir ses passages. "Il était clair que, parfois, elle ne voyait rien du tout ; mais elle avait, on ne sait pourquoi, décidé qu'il reparaîtrait ici plutôt que là, et gardait sa longue-vue braquée dans cette direction hypothétique. De temps en temps, elle devait tout de même admettre, à part soi, qu'elle s'était trompée ; alors elle éloignait son œil de la lentille pour examiner le plan cadastral qu'elle tenait sur ses genoux! (...) elle calculait la rotation, braquait sa lunette sur une quelconque cime de cet océan de feuillages et mettait lentement au point ; le sourire frémissant que nous lui voyions aux lèvres nous avertissait qu'elle l'avait vu, que, réellement, il était là!" Attrapez, messieurs les critiques ! C'est que Côme "regardait le monde du haut de son arbre : tout, vu de là, était différent". Mais "un jour qu'elle agitait un de ses petits drapeaux, tout en regardant dans la lunette d'approche, sa figure soudain s'illumina. Elle rit. Nous comprîmes que Côme avait répondu". Allons, à vos petits drapeaux, vous tous qui ne vivez pas dans les arbres, et dégustez l'insolence la plus rare, la satire la plus aérienne. Nous sommes en plein chef-d'œuvre.

Hélas! Il faut bien tomber un jour ou l'autre de l'arbre et se casser bras et jambes. Mais j'ai beau me creuser la tête, je ne m'explique pas comment Calvino est tombé du sien. Car les fautes qu'il va maintenant accumuler sont incompréhensibles de la part d'un écrivain qui vient de prouver qu'il sait creuser un thème, le nourrir d'une poésie qui pousse comme une plante, s'armer d'une formidable patience, récrire cent fois une page, ne dire que le nécessaire et faire croître un livre organiquement, de l'intérieur, comme un arbre. Mais voici que son héros entasse parmi les branches toute l'Encyclopédie de Diderot et de d'Alembert. "au fur et à mesure qu'ils lui parvenaient par un libraire de Livourne". Cela commence a grincer! Bientôt Côme va se rendre utile en taillant les arbres pour un salaire modique, en accumulant des barils d'eau en prévision des incendies. Du Voltaire de Candide en son château de Thunder-ten-Tronck on passe aux "Contes moraux" de Marmontel. Le moralisme du "conte philosophique" tel qu'on le pratiquait au XVIIIe siècle ressurgit à son tour. "Il comprit que les associations renforcent l'homme, mettent en relief les dons de chacun et donnent une joie qu'on éprouve rarement à vivre pour son propre compte". Et que vient faire l'histoire de ce bandit qui lit Richardson? Et l'histoire des pirates qui débarquent? Voici des Espagnols exilés qui vivent également dans les arbres et auxquels le héros va rendre visite : on croit un instant que Calvino va retrouver sa veine ; mais il est trop tard. Maintenant, tout y passe, même les guerres napoléoniennes, pleines d'histoires à dormir debout, et d'une puérilité incroyable, jusqu'à la mort de Côme, à plus de soixante-dix ans, emporté dans les airs par une montgolfière. Visiblement, l'histoire a perdu toute densité, toute nécessité spirituelle; le symbole qui la soutenait comme une colonne vertébrale s'est comme écroulé ; l'arbitraire et le hasard règnent: c'est un fourre-tout, un remplissage occupant la plus vaste surface possible pour avoir perdu l'élévation secrète ; et l'auteur s'efforce de prendre une allure échevelée, croyant nous donner le change sur la dispersion intérieure de son histoire, volatilisée dans l'abandon de toute esthétique.

Mais quel enseignement! Je ne crois pas que Calvino ait cédé à la paresse ; je crois que l'idée qui lui avait servi de point de départ s'est trouvée, à un moment, épuisée. Alors, il s'est affolé et s'est mis à prétendre raconter une histoire vraie; voulant convaincre qu'on peut réellement vivre dans les arbres, son histoire est devenue de plus en plus invraisemblable précisément parce qu'il en abandonnait la signification profonde - c'était le symbole qui créait le réel! Lui perdu, le réel ne se soutenait plus et sombrait dans le grotesque. Au même moment le rire - le rire divin, dirait Nietzsche - s'éteint à son tour, tant il était une arme spirituelle.

Calvino a-t-il vraiment compris toute la grandeur de son idée? C'était une idée portée par le mythe, une idée capable de nourrir une œuvre quasi initiatique, donc rieuse (Cervantès, Swift, Rabelais). Dès lors, elle devait absolument progresser spirituellement, même sous les dehors de la satire. Il fallait qu'elle comportât plusieurs livres étanches, très courts, très achevés, se suffisant à eux-mêmes, chacun se situant à un certain niveau dans le rire des dieux - qu'on appelle aussi le génie - le dernier rire donnant la clé de tous les autres et mettant un terme à un profond itinéraire de l'esprit. Oui, c'était une idée à se lancer sur la trace des plus grands chefs-d'œuvre. Mais après la première ascension, il semble que Calvino tende son filet voltairien et racé à mi-hauteur et ne songe plus qu'à y faire tomber pêle-mêle le plus de choses possibles de ce bas monde, et même un rêve humanitaire - c'est l'entassement épuisant qui a guetté aussi le proliférant Rabelais.

Ah! ce sont des problèmes d'art qu'on n'aborde pas sans des années d'enivrement et de mûrissement silencieux : et qui exigent une ascension sans fin, si les plus grandes œuvres sont bien, comme je le crois, cruelles comme un exercice spirituel.
 
 

(1) Éditions du Seuil, traduction de l'italien par Juliette Bertrand.