"DON JUAN" et

la critique littéraire

 

par Manuel de Diéguez



Il y a dans cette pièce une scène inénarrable c'est celle où la "double veuve" fait parader trois "intellectuels" qui "ont des idées sur Don Juan". Ayant fait représenter moi-même un Don Juan, sorte de "défi à Dieu", il faut désormais que je me range parmi les cuistres et les songe-creux. Mais du moins me voici à mon aise pour défendre cette pièce, on ne me soupçonnera pas de complaisance.

A vrai dire, ce qui me décide, c'est tout le mal qu'on en dit. Ayant suivi d'assez près l'activité théâtrale de Montherlant depuis 12 ans, un spectacle parallèle à ce théâtre a toujours retenu mon attention, c'est celui qu'offrait la critique dont les ruades et pétarades se faisaient à contre-temps avec un synchronisme remarquable : mais, contrairement à l'adage selon lequel nul ne revient sur ses pas, il est une faculté maîtresse, semble-t-il, de la critique littéraire, c'est de se renier sans honte, il y suffit d'un délai de deux ou trois ans. Ainsi, après la première représentation de "Celles qu'on prend dans ses bras" j'en avais dit du bien dans "Combat" alors que toute la critique semblait s'être donné le mot pour un éreintement : on faisait grief comme aujourd'hui à l'auteur d'être descendu des sommets héroïques dont on lui reproche tant, justement, de ne pas descendre lorsqu'il s'y trouve. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque à la reprise de cette pièce, il y a trois ans, je constatai que ces mêmes critiques criaient en choeur au chef-d'oeuvre.

Mais cette fois ce n'est pas de la surprise, c'est la stupeur que j'éprouve lorsque je vois tel critique qui a toujours attendu l'occasion d'une reprise et la consécration du succès pour dire du bien d'une pièce de Montherlant qu'il avait éreintée à la création, écrire froidement : "Il est tragique que le créateur de personnages puissants et neufs comme Ferrante, roi de Portugal et Don Alvaro, Maître de Santiago, nous présente un Don Juan dont le caractère le plus frappant soit une profonde insignifiance".

Ce qui est tragique il me semble, c'est une critique dont le premier postulat consiste à supposer qu'un dramaturge de 64 ans; comme Montherlant n'a pas voulu faire ce qu'il a fait. Et que, si son personnage est insignifiant, c'est par hasard, parce qu'il a échappé au contrôle de l'auteur, par maladresse, négligence , impuissance de ce dernier. Ainsi, on reprochait à Montherlant qu'Alvaro fût orgueilleux, que Ferrante fût faible, alors que l'auteur s'est donné tant de mal, justement pour peindre une dimension orgueilleuse du christianisme ou pour montrer la faiblesse d'un monarque absolu.

Ainsi tel critique déplore que Don Juan soit "un vieillard" dominé par une triste obsession sexuelle, inapaisée, inapaisable" alors que Montherlant dans ses notes remarque : "les Don Juan de jadis étaient des damnés, celui-ci est un obsédé". Ce genre de griefs ne manque pas toujours d'un comique involontaire : ainsi le même critique, au reste académicien, s'irrite que les "intellectuels" ridiculisés passent pour des sots. "Ce n'était pas difficile. Ils sont caricaturés tout exprès" note-t-il. Il faut le renvoyer à Molière dont les médecins, décidément, sont "caricaturés tout exprès". De même il est un peu raide de reprocher à Don Juan "que son art d'aimer soit tissé de contradictions dont la seule trame solide parait être un parfait mépris des femmes".

Un Don Juan parfaitement respectueux des femmes serait d'un cynisme rare, singulier, délectable certes, mais enfin Montherlant n'a pas voulu de ce cynisme-là. Et il faut se féliciter, il me semble qu'on ne puisse être un Don Juan sans tomber dans un abîme de contradiction ; sinon le gaillard aurait décidément la partie trop belle. En vérité, il faut le constater, la réaction de la critique même académicienne est celle d'un titi parisien qui au cinéma prend parti pour ou contre tel personnage et crie : "Vas-y ! Ce qui donne ceci en langage académique : "Et quand arrive la jeune Linda, qu'il lui offre des bijoux et qu'en fait elle se moque de lui, nous en éprouvons le plaisir d'une vengeance personnelle."

Ceci dit, que vaut cette pièce étrange, si l'on regarde ce qu'elle est au lieu de se substituer à la volonté de son auteur : si l'on ne prend point parti pour ou contre le personnage, si l'on ne reproche pas à Montherlant d'avoir changé de genre et d'avoir surpris le lecteur, si l'on ne rend pas "insulte pour surprise" selon le mot de Suarès? Comment échapper enfin à cette sorte de fascination d'un écrivain qui, nous ayant habitués au genre noble, nous déconcerte? Ce sera un spectacle singulier pour la postérité que celui d'un auteur qui a eu tant de mal à vaincre le goût du public pour les personnages médiocres et à qui on interdit ensuite de peindre la réalité lorsque celle-ci est médiocre. Voici donc un personnage léger, exalté, d'une mobilité d'âme maladive et dont le tragique réside dans une étrange obsession de la mort. Mais le foudroiement classique par la statue du Commandeur ne nous atteindrait plus, tandis que le foudroiement de ce Don Juan-ci a quelque chose qui nous atteint de plein fouet ; ayant mis son masque il ne peut plus le retirer, il s'est incrusté dans son visage, il s'est mélangé à sa chair, et sur ce masque est apparu une tête de mort. Voilà qui est aussi fantastique et surnaturel que la solution du théâtre classique avec son Commandeur ; mais ce tragique plaqué sur un visage, cette mort qui frappe un inconscient, marquant au front cet obsédé, ce forcené, ce dément pour qui "la chasse et la possession sont une drogue", voilà une conception de Don Juan d'une sobriété et d'une profondeur qui l'apparentent à la tragédie grecque. Montherlant a placé en exergue cet extrait d'un vieux romancero espagnol "la mort et l'amour s'en allaient vers Madrid".

Mais je crois surtout que cette pièce nous propose une dimension tellement inédite du théâtre de Montherlant qu'elle ne sera vraiment comprise que plus tard. A la suite de Brocéliande, autre pièce également à personnage médiocre et un peu fou emporté in fine par un tragique qui brusquement l'apparente au Quichotte, ces trois actes ne prendront leur dimension véritable que par la folie. Tout le comique et le tragique de la pièce doivent baigner dans une sorte d'irréalité et de douce démence qui en feront ressortir et en rendront inquiétant le tragique. Comment voir sous un angle rationnel, réaliste, quotidien un personnage dont la première réplique nous inquiète déjà par ce comique irréel et subtilement fou. "Il y a un an tout juste j'avais rendez-vous à l'autre bout de ce pont avec une petite sournoise qui n'est pas venue. Mais peut-être qu'elle est arrivée quand j'étais parti et qu'elle m'attend là depuis un an. Je vais m'en assurer. (Il va vers le pont, regarde et revient.) Non, personne."

Vous avez bien lu : Il y va. Si vous ne trouvez pas cela inquiétant, si vous ne voyez pas là une dimension de la folie encore jamais exploitée au théâtre - et Dieu sait si la folie a enrichi le théâtre - une folie mêlée à; un comique bizarre et irréel, alors vous ne sentez pas la pièce. Allons, une oeuvre rare, gênante, qui se réfracte dans la conscience en mille traits et fait bouger en vous, comme une bête nouvelle, une forme inconnue de l'art, une telle pièce est assurée de son avenir. Et aux Don Juan innombrables qui raisonnent sur la mort, sur Dieu le Père, la fatalité ou le destin, combien je préfère ce Don Juan insensé et vertigineux, cette sorte de Juif errant au masque terrible qui s'écrie pour finir : "Une tête de mort? A la bonne heure! En avant! Au galop pour Séville."

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