Jeudi 28 janvier 1960

LE SONGE D'AMÉDÉE PONCEAU de Roger Bodart

Par Manuel de Diéguez


Demain vendredi, une pléiade d'écrivains, de critiques et de philosophes parmi lesquels je relève les noms de Montherlant, de Maurois, de Gabriel Marcel, de Jean Whal rendront hommage, à la Galerie Devêche, à un obscur professeur décédé en 1948 : Amédée Ponceau. En même temps paraît aux Éditions universitaires, que dirige Pierre de Boisdeffre, bien connu des lecteurs de Combat, une biographie intitulée le Songe d'Amédée Ponceau. Qui est donc cet homme?

Pour les initiés, ce n'est plus depuis une dizaine d'années, un inconnu. Si l'initiation philosophique, parue quelques mois avant son décès, n'a été lue au début que par quelques-uns, Timoléon, Réflexions sur la tyrannie, la Musique et l'angoisse n'ont pas manqué, par contre, d'attirer l'attention. Et depuis dix ans, Michelle Amédée-Ponceau a su, avec le dévouement acharné que nous devons à ceux qui méritent une mémoire, maintenir un noyau d'amis autour d'une jeune postérité.

Il y a deux sortes de philosophes, ceux qui déchiffrent le monde et ceux qui s'efforcent d'y vivre. Les Grecs ont peut-être expliqué avec la naïveté des aurores les mystères du monde, mais le mystère de l'homme, ils y ont apporté une réponse qui fait réfléchir aujourd'hui encore nos philosophes: car ils ont installé l'amour de la sagesse au centre de leurs méditations. Il est difficile d'être un sage ; le philosophe, plus modeste, se contente d'être un ami de la sagesse. Cela encore est très difficile ; car affirmer toute une vie, et en toute circonstance, la primauté de cette recherche et de cet amour, c'est une tâche assez proche de l'héroïsme.

Ensuite sont venus les philosophes amers, qui s'efforçaient bien plutôt de comprendre le monde que l'homme, et qui, ayant compris, réservaient une place modeste à la sagesse, devenue déjà une simple morale, pessimiste de préférence, avec une nuance d'espoir dans le décor. La sagesse a perdu alors beaucoup de son prestige philosophique, car elle supposait un optimisme fondamental, et la pensée profonde avait beaucoup de mal à être optimiste: les abîmes s'étaient révélés nauséabonds. D'où le procès de superficialité intenté à tous les optimismes de la terre. La morale consistait désormais à se demander ce que l'homme pouvait faire sur sa galère, puisqu'il était à peu près irréfutable qu 'il s'y était ou qu'on l'y avait embarqué. Mais comme il y avait risque de rébellion à bord, il fallait bien se préoccuper à nouveau de ce que cette espèce était devenue, tout livrée à un univers indéchiffrable par des critiques impitoyables de la connaissance : l'homme citoyen de Locke ou de Berkeley se tenait encore à peu près tranquille. Mais celui de Shopenhauer, il était absurde qu'il ne fît pas plus de tapage.

Les philosophies allaient enfanter la politique, qui tournait à la philosophie en action : idéaliste ou pessimiste, la pensée se promettait de ravager les sociétés. Jusqu'au jour où l'on se dit que la philosophie, ce n'était peut-être pas, un système philosophique. Et que la "recherche de la sagesse", mise au rancart, pourrait bien entretenir avec la vérité métaphysique des rapports profonds. L'existentialisme était né : pessimiste ou optimiste, athée ou croyant, on avait redécouvert l'angoisse. Le tragique redevenait un problème humain. Et l'on s'apercevait que les Grecs, avec leur sagesse, étaient tout pétris de tragique comme d'une dimension essentielle de la philosophie : dès lors Heidegger était virtuellement né. La pensée interrogative retrouvait une piété. On pouvait s'interroger à nouveau sur le destin et rester citoyen.

Amédée Ponceau, comme Heidegger, est retourné aux Grecs. Comme lui, il a répugné à écrire. Mais alors que le philosophe de Fribourg en Brisgau interroge les mots pour retrouver, par-delà la science et la technique, l'essence de l'homme dans la poésie, Amédée Ponceau déambule dans les rues d'Athènes retrouvée ; il médite sur la tyrannie, la refuse comme les héros antiques, exalte l'incorruptibilité , la volonté, l'esprit et la parole. Le philosophe de l'angoisse ne s'est pas débarrassé des lourds enfantements du génie allemand - mais comme il va profond ! Amédée Ponceau, lui, a enseigné par son exemple, et il écrit admirablement. Voyez comme il compare le philosophe et l'architecte : "Nous nous trompons, nous troublons en vain le silence, mais vous aussi parfois péchez contre l'étendue. Vous avez vos bavardages, vos façades creuses. Allez à Saint-Cloud. Vous verrez comme vous aviez masqué la courbe du fleuve, le dessin de la colline. Vous verrez, près des cadavres de gravat, l'eau qui de nouveau miroite, le paysage qui, délivré de vous, respire. C'est que vous avez mal parlé. C'est que vous vous en étiez remis à la pierre du soin d'être solide. Comme on se trompe sur la solidité."

Et le vrai Nietzsche, celui de Heidegger comme de Ponceau, est si proche ! Mais la rencontre de Ponceau et de Heidegger aussi va loin - elle rejoint cet humanisme du XXe siècle qui tend à nouveau à rendre le monde habitable. Tous deux sont, au plus profond de leur recherche, des citoyens d'Athènes. Heidegger n'écrira jamais comme Platon ; et Ponceau ne sera jamais un révolutionnaire de la pure recherche métaphysique. Mais qu'il est franc, sûr, sain, avec son amour de la vie, et quel exemple d'une passion véritable de la sagesse il nous donne au plus pur sens socratique !

En vérité, Socrate est l'archétype d'Amédée Ponceau ; c'est son héros, c'est à lui qu'il rêve de se conformer. "Le plus sage, écrit-il, c'est de demander que Socrate socratise. De César, il faut obtenir qu'il ne corrompe pas Socrate." Il ne l'a pas corrompu : "Les derniers tyrans, les plus neufs, sont les pires", dit-il encore, parlant des tyrannies anonymes de l'État moderne. Et c'est par vocation socratique encore qu'il enseignait, parce qu'il était un "être de parole".

Il faut commencer à l'aimer.

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