Une révolution de l'humanisme 

MARTIN HEIDEGGER ET LA POÉSIE(III)

par Manuel de DIÉGUEZ

Nous pouvons entrer maintenant dans la méditation de Heidegger sur la poésie, en nous souvenant toujours de cette phrase d'une lettre du philosophe à l'un de ses étudiants. «Je ne puis vous fournir - ce que vous ne demandez pas non plus - une carte de légitimation grâce à laquelle ce que je dis pourrait à chaque instant justifier facilement de son accord avec «la réalité». Car la pensée de l'être ne se justifie justement pas sur ce plan de la «réalité» dont nous avons montré dans nos précédents articles combien elle est «arraisonnée» par la science et la technique, celles-ci ne se déployant qu'après avoir élaboré un univers d'objets.

C'est la poésie de Hölderlin qui a sollicité au premier chef la méditation de Heidegger sur l'être de la poésie; et plus particulièrement le vers : «Dichterisch wohnt der Mensch», fâcheusement traduit par «l'homme habite en poète» dans l'édition française (1), alors qu'il fallait dire : «C'est poétiquement que l'homme habite.» Que signifient ces vers, se demande Heidegger? Comment l'homme, tout homme pourrait-il habiter poétiquement? Car notre façon d'habiter est instable et bousculée ; et si nous consacrons un peu de temps à la poésie, celle-ci est justement prise dans le sens de fuite hors du réel. Par la poésie entendue au sens littéraire et superficiel, nous tombons de Charybde en Scylla, c'est-à-dire de l'habitation au sens de logement au «papillonnement dans l'irréel». De quelle poésie parle donc le poète lorsqu'il fait de la poésie la demeure métaphysique de l'homme sur la terre? Notre époque n'est pas prête à voir dans le poète autre chose qu'un homme qui ne voit pas la réalité, qui «n'a pas su venir à bout de la vie», et qui rêve au lieu d'agir sur les conditions sociales et historiques auxquelles les hommes sont soumis.

Seulement, pour le poète, «habiter» ne signifie nullement avoir obtenu un logement du ministère de la Construction ; et la poésie ne signifie pas du tout un jeu irréel de l'imagination. Pour le poète, habiter est le fondement de la condition humaine ; et la poésie dans son être n'est pas autre chose que cet habitat originel.

Comment le poète peut-il avoir cette certitude qu'il «habite» au sens où nous comprenons maintenant ce terme? Par une humilité qui écoute et qui sait recevoir la parole. Ce n'est pas l'homme qui est le souverain de la parole, c'est la parole «qui est et demeure le souverain». Car, dit Heidegger, «au sens propres des termes, c'est le langage qui parle. L'homme parle seulement pour autant qu'il répond au langage en écoutant ce qu'il lui dit». Parfois, dans sa folie, «l'homme se comporte comme s'il était le créateur et le maître du langage. Alors «d'étranges machinations viennent à l'esprit de l'homme». Le langage n'est plus qu'un moyen d'expression, et bientôt de pression. Alors, il peut bien encore soigner son parlé - en vain. «À la fois effrenés et habiles, paroles, écrits, propos radiodiffusés mènent une danse folle autour de la terre». Mais le langage ne livre l'être, même au poète, que par une attention profonde à la parole - il est difficile d'écouter le langage, d'écouter la parole.

Nous avons donné quelques exemples de l'attention au langage chez Heidegger ; nous avons vu quelle sorte de trahison métaphysique des mots peut se traduire par exemple quand on passe de theorein à contemplari, ou de la technê des Grecs à la «technique» au sens moderne. On peut se demander pourquoi Heidegger n'interroge que les mots «isolés» dans leur sens le plus profond, alors que le rythme d'un langage, dans la poésie comme dans la prose, dit certainement, à sa manière, quelque chose d'originel, de même que la matière des mots - les uns lourds, d'autres aériens - et aussi leur son tantôt grave, tantôtt aigu. Il est singulier que Heidegger, en un mot, ne reçoive pas de message de la forme, alors qu'elle symbolise certainement un comportement profond de l'écrivain. Dans ce sens, on peut dire que Heidegger ne cherche pas l'être de la poésie à partir de l'art du poète, mais à partir de sa pensée profonde qu'il dévoile dans son contenu caché. On peut le regretter. Mais l'importance est immense de la voie ainsi ouverte. Limitée à une exploration extraordinaire du sens profond des mots, le plus souvent à partir de leur étymologie, une telle méditation bute cependant d'une manière quasi religieuse sur le mystère absolu de l'origine de la parole. La démarche de Heidegger n'est pas si éloignée, ici, de celle de ce grand génie qu’était Joseph de Maistre qui écrivait : «A mesure qu'on s'élève vers ces temps d'ignorance et de barbarie qui virent la naissance des langues, vous trouverez toujours plus de logique et de profondeur dans la formation des mots, et ce talent disparaît par une gradation contraire, à mesure qu'on descend vers les époques de civilisation et de science.» Ou encore : « La formation des mots les plus parfaits, les plus significatifs, les plus philosophiques dans toute la force du terme appartient invariablement aux temps d'ignorance et de simplicité.(...). On ne cesse (...) de désirer une langue philosophique, mais sans savoir et sans se douter seulement que la langue la plus philosophique est celle dont la philosophie s'est le moins mêlée». Joseph de Maistre disait que «les langues ont commencé, mais la parole jamais, et pas même avec l'homme». C'est le «au commencement était le Verbe». Ce que Heidegger dit de la manière dont le poète reçoit la parole comme d'un souverain absolu est, par contre, d'un mysticisme qui ne se prononce pas sur l'origine et le tient pour un pur mystère.

Mais poursuivons le chemin de la méditation heideggerienne sur la poésie. L'homme vit «plein de mérites», certes, mais «poétiquement sur cette terre», dit Hölderlin. Ce «plein de mérites» signifie que l'homme cultive et construit, et que cela aussi ressortit à son «habitation» profonde ; mais la poésie est une façon encore plus originelle d'habiter. «Car le poète, par son regard vers le haut, «parcourt toute la distance qui nous sépare du ciel, et pourtant il demeure en bas sur la terre. Or cet espace entre le ciel et la terre est la véritable habitation de l'homme : et l'homme y habite lorsqu'il mesure cette dimension qui lui est assignée. Il ne le fait pas «à l'occasion»: c'est en mesurant cet entre-deux du ciel et de la terre que l'homme est homme. Il peut «faire obstacle à cette mesure, la diminuer ou la fausser, mais il ne peut s'y soustraire». L'homme est dans son être celui qui est toujours «déjà rapporté à quelque chose de céleste» et mesuré dans ce rapport. C'est dans ce sens qu'il faut entendre que l'homme se mesure avec la Divinité : c'est-à-dire que la Divinité est «la mesure» avec laquelle l'homme «habite» sous le ciel. Dans ce sens originel, le poète est le Mesureur, celui qui mesure vraiment l'homme.

Mais il faut une mesure pour mesurer ; une mesure qui ne soit pas la système métrique. Car il s'agit d'aménager l'habitation de l'homme en tant que mortel. C'est parce que l'homme meurt, parce qu'il meurt continuellement, qu'il peut installer la condition humaine dans l'entre-deux du ciel et de la terre. Et sa mesure sera la divinité. C'est en faisant de la divinité la mesure même de sa condition qu'il se déploiera dans toute l'étendue de son être, c'est-à-dire en tant que mortel.

C'est ici que le mystère poétique apparaît dans son frémissement le plus pur ; c'est ici que Heidegger dit quelque chose d'essentiel à tout écrivain. Car voici qu'il se demande avec Hölderlin si Dieu est inconnu. Non, car s'il l'était, comment pourrait-il être la mesure? Et pourtant, pour Hölderlin, c'est en tant qu'il est inconnu qu'Il est la mesure.

Il n'y a pas de poésie des dieux connus ; et pourtant, il faut bien que «ce avec quoi l'homme se mesure» soit communiqué et apparaisse d'une certaine manière. Alors le poète se demande : «Est-il manifeste comme le ciel.» Et il répond oui. Dès lors, Dieu se manifeste en tant qu'inconnu par l'intermédiaire du ciel. Le poète ne cherche pas à arracher le dieu à son occultation ; le poète est celui qui veille au contraire sur l'occultation du dieu ; il est celui qui fait apparaître le dieu comme Inconnu - par là «le poète prend la mesure de l'homme». Par là, l'homme est une transcendance devant sa mort - et par là aussi la véritable poésie est une poésie tragique.

Dans notre prochain et dernier article, nous irons jusqu'au terme de la méditation poétique heideggerienne et nous nous demanderons ce qu'elle apporte à la critique littéraire.

M. de D.

(1) Gallimard, 1955.
 
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