CRITIQUE DE LA CRITIQUE

par Manuel de Diéguez


NOUS rappelons qu'il ne s'agit pas, dans cette rubrique, de rendre compte systématiquement des ouvrages de critique, mais de faire le point de la critique créatrice contemporaine à propos de tel ouvrage particulièrement exhaustif, de tel mouvement littéraire d'aujourd'hui, de telle oeuvre même strictement littéraire.
 

"LES ÉCRIVAINS EN PERSONNE"

DE MADELEINE

CHAPSAL



Voici les Écrivains en personne (1) de Madeleine Chapsal, recueil d'interviews d'écrivains. Le genre n'est pas nouveau : Lemaitre, autrefois, s'était fait connaître par une Interview retentissante de Renan, sans parler de les nuits, les ennuis et les âmes de nos plus notoires contemporains, d'Ernest La Jeunesse, qui donnaient au genre son aspect définitif, piquant, et un peu scandaleux. Rien de tel chez Madeleine Chapsal, qui a vraiment inventé un genre sous la pression des nécessités du journalisme. Mais je doute que ce "genre" soit jamais imité, car il suppose une compréhension en profondeur de l'auteur et une rare discrétion dans la sympathie, un art du questionnaire extrêmement serré, très bref et pourtant mené avec une implacable rigueur logique.

Dans un court texte de présentation, Madeleine Chapsal s'amuse à regarder de l'extérieur et à ne pas connaître les personnages qu'elle connaît si bien. "Il (l'écrivain) parle comme si nous étions faits pour le comprendre, comme s'il n'y avait rien de plus évident, de plus visible que ce qu'il nous montre". Du point de vue de la critique créatrice, l'intérêt de ce livre réside justement dans le fait qu'on y écoute des écrivains, non des critiques dits "professionnels". Je ne cesserai de répéter que les véritables critiques professionnels sont les écrivains, car la profession dont il s'agit ici est celle d'écrivain, il me semble.

Le seul fait que la critique puisse se tenir pour "professionnelle" est un scandale pour l'esprit. Il y a des pions, et il y a des écrivains qui parlent de leur métier. Les premiers donnent des notes, c'est là leur "profession". Mais donner une note à une copie n'est pas de la critique. Ainsi un livre excellent, obtenant une très bonne note, peut ne concerner en rien la critique ; un livre manqué par contre peut la concerner, si elle est une méditation sur les formes, une recherche de l'avenir, une prise de conscience des limites et des moyens d'un écrivain, telle que cet écrivain aurait pu la signer lui-même. Et la plupart du temps, c'est lui en effet qui la signe le mieux. Montherlant dit quelque part que le génie est une faculté supérieure de jugement à l'égard de ce qu'on fait, et que ce puissant jugement entre pour une part immense dans la création. Et Michel Butor : "L'écrivain doit essayer, le plus possible, de comprendre ce qu'il fait. Dans la mesure où il y parvient, son œuvre est plus éclairante : elle projette une lumière d'abord sur elle-même, puis sur tout le reste. Tous les grands écrivains modernes sont de bons critiques d'eux-mêmes".
 
 

Les structures romanesques

Je retiendrai dans le livre deux témoignages qui concernent au premier chef une critique exhaustive: celui de Butor et celui de Céline - l'architecte du roman et le pur styliste.

Butor est un constructeur ; les structures le fascinent. Dans son Répertoire il consacrait à Balzac une étude des structures du roman balzacien, déjà publiée précédemment ailleurs, et dont nous avons parlé ici. Mais les rapports entre la structure romanesque et la réalité, voici que Butor les précise avec une grande finesse. Il remarque qu'on peut presque oublier l'intrigue d'un roman, mais qu'on se souvient "de la région où il se trouve situé par rapport à d'autres oeuvres d'art". Le romancier est un homme qui a le sentiment que quelque chose manque, n'est pas fait, qu'il y a comme un trou à un certain endroit du paysage littéraire, et il a envie de combler peu à peu ce trou. "Écrire un roman, c'est écrire un roman qui n'existait pas encore". Cela va de soi, mais comme cela va encore mieux en le disant !

Quant aux historiens et biographes, "ils croient que l'oeuvre est expliquée par les événements de la vie, sans se rendre compte que le document principal que l'on puisse avoir sur la vie d'un auteur, c'est elle". Voilà qui était acquis depuis Gide et Valéry, mais pas pour tout le monde; la postérité de Valéry critique s'affirme de jour en jour plus royale.

Revenons à nos moutons avec Céline que Madeleine Chapsal interroge avec une ténacité brève, admirable. Nous avons affaire au styliste pur : "Je suis un styliste, si je peux dire, un maniaque du style, c'est-à-dire que je m'amuse à faire des petites choses (…). L'histoire, mon Dieu, elle est très accessoire. C'est le style qui est intéressant. Les peintres se sont débarrassés du sujet une cruche, ou un pot, ou une pomme, ou n'importe quoi, c'est la façon de le rendre qui compte". Il s'est fait mémorialiste - de quoi pouvait-il parler d'autre dans ce siècle? Mais l'histoire, "c'est la mercière". Quand vous n'avez pas atteint la mercière, vous n'avez pas atteint les grands tirages. Tout cela, ça existe, c'est l'histoire, la bonne histoire". (Bref, la série noire, le fait divers.)

Ah! si Céline pouvait "penser" le style! Il ne sait pas ce que c'est. Il sait seulement que seul le style lui donnera la durée. Et en cela, il a raison. "Moi, je suis un .petit peu différent", dit-il. Alors que tous les autres, "il y en a plein l'Encyclopédie, des autres!...".

Il dit aussi : "Le style fait tenir debout". Pourquoi? Peut-être cette question s'éclairera-t-elle peu à peu, pour autant que la brièveté, ici nécessaire, nous le permette, quand il faudrait une revue! Mais, d'ores et déjà, une direction fondamentale de la critique moderne se manifeste dans le beau livre de Madeleine Chapsal : une critique faite par des écrivains, et qui n'enferme pas l'art dans l'histoire.

Même Sartre s'en défend, à qui Madeleine Chapsal déclare gentiment : "En voyant les Séquestrés d'Altona, je me suis dit que ce séquestré, c'était vous": Alors,. il fallait trouver le style de l'autoséquestration. Que des écrivains aussi différents, et aussi différemment engagés et séquestrés que Butor et Céline se rejoignent sur le plan d'une primauté du formel est révélateur.

Mais, surtout, ne pas tourner le dos au siècle, ne pas s'enfermer dans un hermétisme des purs problèmes de la forme. Au contraire, savoir que c'est par la forme qu'il s'agit d'embrasser le siècle et que c'est à travers des formes nouvelles et nécessaires au dévoilement de ce monde que se fait la littérature.

(1) Julliard.
 
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