CRITIQUE DE LA CRITIQUE, par MANUEL DE DIÉGUEZ

L'existentialisme et la critique littéraire


Voici la réédition attendue d'un très grand livre d'Emmanuel Mounier paru en 1947 sous le titre modeste de Introduction aux existentialismes (1). Le personnalisme, comme on sait, est un existentialisme. Si Mounier avait mené une vie de penseur en chambre, et s'il avait présenté le personnalisme comme une pure recherche philosophique, au lieu de se jeter aussi dans la cité, et dans sa tâche magnifique d'éveilleur, il ne fait pas de doute que sa pensée serait aujourd'hui tenue pour celle de l'existentialisme le plus fécond, le plus lucide, le plus solidement appuyé sur de profondes synthèses. Ce qui fait la valeur de ce petit traité, ce n'est pas seulement la supérieure clarté et la simplicité qui naissent d'une maîtrise totale du sujet, c'est surtout la critique des thèmes existentialistes. D'une part, Pascal est mis au centre comme le tronc principal d'où est issue toute méditation existentielle; et ce retour aux sources éclaire toute la partie historique et expositionnelle. Mais, d'autre part, un formidable esprit de synthèse, englobant Kierkegaard et Marx, Gabriel Marcel et Heidegger, lui permet à chaque instant de faire le point. Ce regard plongeant est partout fascinant - mais il faut lire surtout la réfutation de l'ontologie du «regard d'autrui» chez Sartre, par exemple, et tout ce que dit Mounier de l'admiration ou de la pudeur comme transcendance, pour mesurer ce que notre époque a perdu par la disparition prématurée du seul esprit, peut-être, capable de faire de l'existentialisme en France quelque chose d'ouvert sur la création artistique. Et puis, Mounier, seul, a osé une psychanalyse de certaines positions existentialistes, dévoilant soudain les vastes étendues de l'inconscient cachées sous les panoplies philosophiques. A vrai dire, comme Kafka ou Nietzsche, il avait de la «santé» un sentiment d'inspiré, de voyant : c'est-à-dire qu'à l'instar des prophètes, parler de la santé de l'âme et de la «vérité», c'était, pour lui, tout un.

Mais dans le cadre de cette rubrique, la question posée est celle-ci : comment se fait-il que les existentialistes, sans lesquels la littérature contemporaine ne serait pas concevable, n'aient pas donné naissance à une nouvelle critique littéraire? Car c'est un fait que la littérature d'aujourd'hui est tellement pénétrée des thèmes existentialistes qu'elle ne se les formule même plus : elle est pascalienne jusqu'à la moelle, plaçant l'homme dans une immensité solitaire, l'entourant de vide, le jetant à sa grandeur ou à son abjection, le livrant au secret, à la grâce, à l'aliénation, à l'impuissance de la raison, à l'urgence de la mort, à une transcendance de la conscience - tous thèmes existentiels. Le christianisme lui-même n'est plus qu'existentiel en littérature ; et avec le recul, l'oeuvre d'un Montherlant, à son tour, par la façon superbe de placer le destin personnel et le problème du bonheur au centre de toutes questions, par ses exigences impossibles envers l'amour, par les victoires de la solitude dans l'art, témoignera d'une littérature des relations profondes entre les êtres - donc d'une littérature existentielle. Or, dans un tel contexte, la critique littéraire, elle, repose encore, par ses méthodes, sur la philosophie des idées et des choses du siècle dernier: elle vise encore à la vérité soi-disant objective et universelle de la science, elle se fonde sur une psychologie mécaniciste, elle recule devant la singularité propre de l'oeuvre. Mais alors, encore une fois, comment se fait-il que l'existentialisme, si sensible, justement, à la singularité des êtres et à leur tragique, n'ait pas fondé une critique littéraire?

Non qu'elle ne s'y soit pas essayée. Il y a les admirables pages de Heidegger sur Holderlin, où le poète apparaît comme celui qui interroge les dieux, les révélant en tant que cachés, et permettant à l'homme d' «habiter le monde, plutôt que d'y être logé ; il y a les tentatives de Beda Alemann d'interroger le langage dans une perspective heideggerienne. De toutes ces démarches, nous avons parlé dans Combat. Leur tort commun est de s'interroger sur les oeuvres selon la philosophie existentielle, tombant exactement dans l'aberration antérieure qui consistait à les interroger selon une philosophie scientiste. Taine exigeait de l'oeuvre un haut caractère de moralité. Mais Fritz Dehn, dans un article d'Orbis litterarum, exige la même moralité à partir de l'existentialisme chrétien. L'exigence moralisatrice à l'égard de l'art est même bien plus forte dans les existentialismes, parce qu'ils ont renouvelé le problème de la valeur ; et qu'au lieu d'exiger d'un auteur qu'il se conforme à des canons moraux collectifs et immuables, elle lui demande d'être un directeur de conscience et de résoudre les problèmes fondamentaux de l'existence humaine. Ainsi, dans un petit livre, par ailleurs excellent, de Nicole Debrie-Panel, que je viens de recevoir, Montherlant, l'art et l'amour (2), nous lisons : «Montherlant est l'histoire d'une tentation, celle du Titan. Placé par son caractère d'émotif aux frontières de l'humain, il a entrepris la conquête de sa volonté et de sa liberté ; mais, en refusant l'existence de toute transcendance, il a été contraint de situer sa conquête sur le plan esthétique, et non sur celui de l'existence.» De même que la critique moralisatrice d'autrefois supposait que le censeur était, lui, parfaitement vertueux, la critique moralisatrice d'aujourd'hui suppose que le critique, lui, a réussi la synthèse de l'esthétique et de l'existence ; qu'il sait ce qu'est la volonté, la liberté, et que sa personnalité est une réussite harmonieuse grâce à Kierkegaard ou Jaspers. Quand elle n'est pas moralisatrice, la critique existentielle est philosophique : elle reprochera à l'auteur une conception erronée de l'en-soi ou du pour-soi, comme on pouvait reprocher autrefois à un auteur une fausse interprétation des Universaux selon saint Thomas.
 

Enfin, la critique existentielle peut être politique - dans ce cas, c'est l'«engagement» ou le «non-engagement» qui est reproché.
 

Pourtant, ce n'est qu'à partir de l'existentialisme que la critique littéraire d'aujourd'hui peut devenir vraiment créatrice. Et elle ne le deviendra que par une réflexion existentielle sur ce qui est le propre des oeuvres, leur style. Alors, l'écrivain pourra apparaître dans sa démarche la plus originelle, dans son comportement au niveau de la parole, et l'existentialisme le plus fécond aura redécouvert enfin, et compris en profondeur, ce que c'est que la beauté. Mais pour cela, il faut que le style soit entendu à un niveau tout autre que celui des puristes ou des grammairiens - au niveau où il a bien fallu que l'homme, un jour, conçut cette pensée : «Au commencement était le Verbe».

(1) Éditions Denoël.
(2) Éditions Emmanuel Vitte, à Lyon.