18 AOÛT 1960

CRITIQUE DE LA CRITIQUE

par Manuel de Diéguez


A propos de "La critique littéraire en France" de Pierre Moreau

M. PIERRE MOREAU s'est attaché à la plus rare et à la plus difficile des entreprises de la critique : retracer, précisément, l'histoire de la critique littéraire. Les livres traitant de ce sujet sont rarissimes et faits de vues cavalières : c'est que le sujet se prête mal à l'érudition, et que les vues exhaustives ne s'y soutiennent que fortement architecturées et motivées. Si l'objet de cette rubrique était de rendre compte des ouvrages de critique, nous n'aurions qu'à faire l'éloge d'un livre aussi serein et aussi solide (1), d'une densité magistrale. Nous nous attarderions sur ce que M. Moreau dit de Boileau, décidément de plus en plus compris et admiré; des préromantiques, parmi lesquels notre grand spécialiste de Châteaubriand se sent à l'aise. Nous ne ferions qu'une petite réserve : le goût un peu professoral de citer des auteurs peu connus, d'aller chercher la citation parmi les auteurs du second rayon, ce qui éclaire souvent par les coulisses, certes, mais ne convient pas toujours à un ouvrage traitant en deux cents pages d'un si vaste sujet.

Mais puisque l'objet de cette rubrique est de traiter des méthodes de la critique, et puisque tout repose sur les méthodes, voyons comment M. Moreau en a pris son parti : car il n'a pu écrire une ligne sans définir sa méthode, tellement il est impossible de n'être pas philosophe. Le projet d'écrire une histoire de la critique littéraire se heurte en effet, tout de suite, à deux difficultés presque insurmontables. Ou bien je décide que la critique littéraire est constituée par tout ce qui a tenu la plume de critique : mais alors, le sujet m'assaille, me submerge, et un infolio ne suffirait pas à en épuiser la matière ; il faut parler de Faguet, de Nisard, de La Harpe, puisqu'ils se sont crus critiques et qu'on les a pris pour tels. comment échapper à la compilation ? Comment établir une hiérarchie dans cette masse de plumitifs ? Comment ne pas tomber, à propos de la critique, dans le piège même de toute histoire littéraire, où l'érudition ne m'apprend pas combien de pages je dois consacrer respectivement à Racine et à Pradon, et où j'échappe à l'érudition dès l'instant où, me fondant sur mon jugement et mon goût, ,j'en appelle à des valeurs, donc à la philosophie ?

M. Pierre Moreau a choisi un sentier ombragé ; il est du côté du sourire, avec France contre Brunetière, et il a raison. Mais on ne tranche pas la question en restant à mi-chemin, et en laissant en suspens les questions principales par un heureux éclectisme. Il fallait tenir compte du jugement esthétique - sinon l'entreprise était impossible - mais il fallait aussi faire de l'histoire littéraire, nous dire qui étaient ce La Harpe, ce Nisard, ce Faguet, puisqu'ils figurent dans nos bibliothèques. M. Moreau se flatte donc de se servir de l'Histoire et de l'esthétique sans les confondre et sans "négliger leurs étroites relations réciproques". "C'est de la critique littéraire seule que nous avions à traiter, non de l'Histoire ; mais on ne s'étonnera pas de voir celle-ci intervenir. Tout en gardant leurs méthodes distinctes, leurs tempéraments respectifs, elles vont se rapprochant l'une de l'autre, s'entraidant".

Sur le plan des méthodes, j'aurais aimé voir cette entraide plus efficace, pour autant qu'elle soit vraiment possible. Le livre terminé, et la part de l'admiration étant faite, on se pose tout de même la question la plus simple : qu'avons-nous appris sur le génie de Racine ou de Shakespeare, de Tacite ou de Swift, après cette promenade érudite et agréable à travers plus d'un demi-millénaire de critique littéraire ? Bien plus, on éprouve un certain malaise à voir étudiés dans leur tempérament et leur formation - comme on fait pour Montaigne ou Pascal - des hommes qui, n'ayant rien créé, auraient dû avoir au moins la sagesse d'essayer de comprendre et d'expliquer la création littéraire : mais qui, au lieu de cela, ont exprimé leur humeur à propos des livres de leur temps, sans plus.

Au fond, une histoire de la critique accentue les travers de l'histoire littéraire : celle-ci nous fait traverser un paysage monotone où surgit parfois un pic qu'on évite soigneusement. Mais du moins on y rencontre des pics, et ceux qui jugent que seuls les pics sont importants, et que tout le reste ressortit au petit tourisme, peuvent essayer de les escalader, pour voir ce qu'il y a dessus. Mais dans l'histoire de la critique, il n'y a pas de pics : le pic Sainte-Beuve lui-même est une "montagne à vaches", comme disent les alpinistes. Peut-être une véritable histoire de la critique serait-elle entièrement réduite à l'histoire des idées ; et plus particulièrement d'une idée : celle que certains hommes se sont faits du génie et comment ils ont tenté de l'expliquer. Mais il se trouve que tout critique digne de ce nom prend la fuite devant l'objet même de sa recherche. Et qu'il suffit de prononcer le mot génie pour le voir détaler. Il faut chercher ailleurs.

Et cet ailleurs est peut-être celui des écrivains : M. Moreau parle aussi des idées sur la critique de Pascal, de Montaigne, de Chateaubriand. Mais voyez les ravages de la méthode historique : Pascal ou Chateaubriand traités sur le même plan que Nisard ou Faguet, cela empêche même M. Pierre Moreau de rendre compte de leurs idées critiques équitablement. Sur ce plan, j'ai trouvé son ouvrage franchement insuffisant : Pascal va plus loin, et Chateaubriand aussi, que M. Moreau ne le dit. Il n'avait pas le temps, ni de s'étendre ni de changer de registre pour parler d'eux.

Mais qui a fait de la critique littéraire? Eux seuls, peut-être, parce qu'ils étaient fascinés par le génie. Les autres ressortissent à l'histoire du jugement littéraire en France, rubrique sociologique qu'il conviendrait de distinguer de la critique littéraire.

(1) Armand Colin.