CRITIQUE DE LA CRITIQUE, PAR MANUEL DE DIÉGUEZ

Pour ou contre une critique métaphysique

Aujourd'hui il sera beaucoup question des rapports de la critique avec la philosophie, puisque, quinze ans après sa parution en Suisse (1), voici que reparaît (2) un ouvrage qui avait fait couler beaucoup d'encre à la Libération, Les Sandales d'Empédocle, de Mme Claude-Edmonde Magny. Livre foisonnant, courant un peu en tous sens, ne sachant pas très bien comment contenir une moisson tantôt précise, tantôt floue, mais intéressant parce qu'il témoignait d'une réflexion sur la critique littéraire à partir de la métaphysique, aux fins de classer les oeuvres selon leur valeur d'expérience spirituelle, sans trop sacrifier pourtant les valeurs d'art proprement dites. On voit tout de suite l'ambiguïté d'un tel projet, bien dans le style des années 45, déchirées entre les exigences parfois virulentes de l'éthique et le respect de l'art pour l'art. C'est ainsi qu'on ne lisait pas sans un frisson dans le dos cette apologie pour un "terrorisme de la critique", "salutaire comme tous les terrorismes s'il n'est que provisoire". "C'est en effet la cité entière qui se trouve menacée lorsque des écrivains mettent leur talent au service d'une cause spirituelle de qualité douteuse, et l'on n'a pas tort de prévoir que tous leurs dons se tourneront alors contre le Bien." Bref, entre le Beau et le Bien le coeur de l'auteur balançait, et ce Bien était parfois assez inquiétant et prêtant à confusion, malgré sa majuscule, sous ses parures mystiques pourtant fort éloignées, je m'empresse de le dire, des idéologies politiques. Ainsi on apprenait que "ce qu'il y a d'étriqué et d'égocentrique chez Goethe n'est peut-être pas étranger à l'échec artistique des deux Faust", que si Le Temps retrouvé est "si peu satisfaisant", c'était parce que Proust était "comme noué spirituellement". Hamlet, au nom de la pureté de l'expérience spirituelle, devenait "une pièce manquée". Et "l'échec de Kafka" ? Ce qui manque à sa position "pour être parfaitement valable", c'est qu'"il y a trop d'énigmes, trop d'obscurités dans l'univers qu'il nous présente"et même qu'il lui manque "la croyance à un dieu personnel".
 

Exigences particulières et conscience collective

Je suis allé droit aux absurdités extrêmes de la critique spiritualiste de Mme Magny, cette critique où "littérature, critique et finalement philosophie seront les trois étapes de l'ascension humaine vers la lumière", pour me trouver plus à l'aise dans l'éloge des parties positives. En effet, Mme Magny devait subir en ce temps-là une crise mystique dont les connivences secrètes avec l'exigence de nivellement, le "rentrez la tête dans les épaules" qui accompagne toujours, pendant quelque temps, les guerres et les victoires planétaires, n'apparaissaient pas à son esprit intrépide, abstrait et fervent du spirituel. C'est pourquoi elle proposait, par exemple, une sorte de psychanalyse des thèmes communs d'une époque afin de "hâler l'unification de la conscience collective" et de "tenir en échec l'apparente anarchie qui menace toujours une littérature du fait des personnalités fortes et diverses qui la dominent". Mais je vous jure qu'elle ne pensait pas à mal: c'est vrai que l'existence de thèmes communs "non seulement fonde l'unité d'une littérature", mais "lui donne sa profondeur vitale, la rend consubstantielle à l'homme". Et c'est vrai (et elle le dit) que les grands écrivains voient finalement leur originalité renforcée par la profondeur avec laquelle ils ont exprimé les thèmes communs d'un siècle. Sa bonne foi est partout visible - et un recul de quinze ans le fait mieux comprendre encore.

Ce qu'il y avait de profondément juste dans l'intuition de Mme Magny, c'était que la littérature est aussi un exercice spirituel. Elle a donc voulu suivre Empédocle à la trace, retrouver les sandales qu'il a laissées au bord du cratère avant de se jeter dans l'Etna ; puis marquer le point exact où l'auteur est resté. C'est ici que son entreprise devient périlleuse : qu'est-ce qui lui dit que sa philosophie est supérieure, en un certain sens, aux oeuvres, parce qu'elle prétend saisir "l'être", ou échapper aux "contradictions spirituelles" qui marquent les chefs-d'oeuvre? Le malheur est que Mme Magny n'est pas très philosophe. Lorsqu'elle invoque la "métaphysique" on est un peu gêné, tant elle ne semble pas très bien savoir quelle instance elle invoque là. "La critique métaphysique qui seule a le droit d'être partiale est seule aussi à pouvoir l'être véritablement, puisque sa partialité même apparaît comme constitutive de l'Être."

Ah! il y a bien des métaphysiques ! Et pour fonder une critique littéraire sur la métaphysique, il faudrait d'abord suivre de près l'évolution de la philosophie contemporaine, qui ne vise plus à saisir l'être, ni à détruire le contradictoire, mais s'élance comme une interrogation totale et se maintient dans la pureté d'une interrogation sans réponse.

De l'esthétique comparée à la "retombée" théologique

Mais l'exigence spirituelle de Mme Magny était féconde en ce qu'elle dénonçait le mythe de l'objectivité telle qu'on la concevait au XIXe siècle ; en ce qu'elle comprenait de style Flaubert ou de Kafka, non pas du point de vue du "beau style", mais comme une "grisaille désespérée, où le plus bel effort humain est voué à se casser les ailes". Et Kafka pouvait-il "trouver mieux pour exprimer le malheur irréparable qu'est l'existence, que ces petites phrases menues, pleines d'une apparente impartialité ? Cette critique de style qui reconnaît que "la perfection formelle d'une oeuvre n'apparaît guère objective et éternelle que pour le pédant qui mesure au trébuchet la correction d'une syntaxe", aurait pu être féconde si elle s'était appuyée sur une intuition philosophique plus interrogative, plus ennemie de la souillure des réponses". Enfin, Mme Magny proposait une sorte d'esthétique comparée des oeuvres (l'Ulysse de Joyce s'appuyant sur Homère. Kafka trouvant sa postérité chez Sartre, etc.). Cette idée, déjà en germe du XIXe siècle (sur 1e plan de l'étude des sources) sera reprise quinze ans plus tard comme théorie du roman par Michel Butor - l'écrivain plaçant ses tableaux là où il y a un trou dans l'univers littéraire.

Un essai qui illustre bien, par contre, comment une critique du style pourrait s'appuyer sur la philosophie, c'est celui, très remarquable, de Pierre Fougeyrollas, "La Philosophie en question"(3), encore qu'un peu ingrat à l'égard de Heidegger, Pierre Fougeyrollas montre que la philosophie n'est ni un savoir ni un pouvoir ; qu'elle est un élan de problématisation radicale allant jusqu'au "Pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que rien". Puis la philosophie connaît une retombée de ce pur élan interrogateur, sous formes de doctrines. Ces doctrines sont poétiques mais se refusent comme verbe poétique, elles dégénèrent en mythes et idéologies, objets de l'attention historiciste. Certes, je ne suis pas entièrement d'accord avec M. Pierre Fougeyrollas, qui n'a pas vu, à mon sens, que la problématisation radicale aboutit à une sorte de stupeur spirituelle qui est purement religieuse ; et que la retombée verbale symbolise un certain comportement originel devant cette stupeur ; qu'à partir de là une critique du style peut s'exercer à un niveau où le religieux pur et le philosophique pur se rejoignent dans l'absence de toute réponse doctrinaire. M. Fougeyrollas en vient à voir dans la philosophie une "révélation profane" sans objet, alors que la stupeur religieuse est exactement la même, qu'elle est aussi "sans objet", et tout aussi altérée par la retombée théologique que la philosophie, dans son élan, par la retombée doctrinaire. Mais quoi qu'il en soit, l'essai prodigieusement exhaustif de M. Fougeyrollas montre combien l'évolution de la philosophie contemporaine vient confirmer nos recherches sur une critique du style au niveau d'une stupeur originelle de l'homme.

1. La Baconnière, Neuchâtel.
2. Le Seuil.
3. Denoël.