CRITIQUE DE LA CRITIQUE, par Manuel de Diéguez

Le problème du style

Depuis quelque six mois que nous assurons cette rubrique de "critique de la critique", nous n'avons cessé d'évoquer le problème du style. Nous avons d'abord constaté que la valeur essentielle des oeuvres (ce qui leur assure, en tout cas, la durée, sans laquelle il est impossible de prétendre vraiment à l'existence littéraire) réside dans leur style, mais que ce style ne résulte nullement de son degré de perfection formelle : le style est un "au-delà des mots", selon l'expression de Proust. Un texte peut paraître mal écrit et posséder cet "au-delà" (Balzac): ou être bien écrit et ne pas l'avoir (Bourget). Nous nous sommes alors demandé comment cet au-delà pourrait être saisi et compris. Par l'Histoire et ses succédanés (biographie, psychanalyse)? Dans un cadre philosophique? Nous avons indiqué qu'il n'y avait pas pire trahison que celles-là. Mais dès que l'on approche de la vibration profonde d'un style, on ne lui trouve que des équivalences dans d'autres arts (Proust et la musique, de Piroué) et ces parallèles approximatifs ne sauraient fonder une critique du style. Enfin, nous avons laissé entendre qu'à notre avis tout grand style est symbolique d'une manière d'ordonner le monde ; qu'il est donc un comportement devant un chaos et une stupeur originels auxquels il répond par une forme. Mais comment saisir ce que chaque comportement symbolique présente d'absolument propre? Comment fonder une méthode - c'est-à-dire construire un instrument - pour appréhender ce qui n'existe, par définition, qu'à un seul exemplaire (Balzac, Hugo, etc.)? Comment établir, enfin, une hiérarchie entre les styles, par exempte entre la "clarté" de Racine et celle de Voltaire, entre l'"éloquence" de Chateaubriand et celle de Bossuet?

Approchons encore un peu du fond du problème en prenant prétexte du beau livre de M. Louis Rougier qui vient de paraître : La Métaphysique et le langage (1).

Critique de la métaphysique et critique du style

En quoi la magistrale critique de la métaphysique classique à laquelle se livre M. Rougier à partir de la syntaxe logique du langage peut-elle concerner la critique du style ? Suivons d'abord M. Rougier dans son propos. On sait que toute l'évolution de la philosophie tend à éliminer le problème de "l'être en tant qu'être", à détruire enfin cette "philosophie perennis" qui prétendait régenter l'univers au beau temps de la scolastique. M. Rougier se présente sur ce champ de bataille déjà ancien avec des armes récentes qui pourraient bien être celles de l'assaut définitif - les armes de la syntaxe logique des langues. En effet, les logiciens modernes ont montré que les langues, telles qu'on les parle, sont loin d'être logiques. Or la condition nécessaire (mais non suffisante) de l'apparition d'une métaphysique de l'être réside pour M. Rougier dans la faculté de la langue grecque de substantiver les verbes ou les adjectifs : toute la métaphysique d'Aristote, toute l'ontologie scolastique sur laquelle l'Église s'est longtemps appuyée et qu'elle perpétue de nos jours dans l'enseignement des séminaires, résulte de ce que la langue grecque posait d'elle-même le pseudo-problème de l'existence de l'Être, du Bien, du Juste, etc., puisqu'on pouvait dire l'Être, le Bien, le Juste, etc. Le chinois ne pourrait absolument pas, en raison de sa syntaxe, édifier une métaphysique de l'être. C'est un vaste domaine de recherche que propose M. Rougier : toutes les langues, étudiées dans les contradictions entre leur syntaxe grammaticale et la syntaxe logique, révéleront les rapports qu'elles entretiennent avec les pseudo-problèmes des philosophies auxquelles elles ont donné un instrument d'expression.
 

Tout cela concerne notre propos parce que le style ne saurait avoir une portée comme comportement originel de l'écrivain, organisateur formel du monde, si derrière une psychologie du comportement subsistaient des "êtres" et des "essences" seuls doués vraiment de réalité fondamentale, la création formelle étant en quelque sorte rejetée dans une réalité seconde par sa propre vénération pour les monstres d'un prétendu arrière-monde métaphysique. Certes M. Rougier emploie un peu trop de temps à enterrer les morts une seconde fois - les scolastiques, l'Aquinate et le Stagirite, tout heureux de se servir d'un instrument tout neuf, et qui fait merveille, il est vrai, sur la "puissance" et l'"acte" des thomistes, sur la "substance" et l'"accident". J'ai trouvé plus neuve son excellente analyse des survivances de la métaphysique de l'être chez les existentialistes modernes. Mais sa pensée s'inscrit dans le fécond effort des logiciens modernes, les Russel, les Wittgenstein, les M. H. Freudenthal.

Cependant il y a chez M. Rougier une hargne tenace et spectaculaire contre la philosophie en général ; un mépris affiché pour la poésie dans laquelle il rejette toute philosophie : et un optimisme scientifique dont on se demande comment il résiste à ses propres travaux; optimisme assez naïf, comme on va le voir - car la logique moderne et la science permettent justement de jeter entre l'art et la connaissance un pont et de redonner au style en tant que comportement formel une portée nouvelle ; encore faut-il que le sentiment de l'ignorance et du tragique ne fassent point place nette devant les beaux exploits de la syntaxe logique...

Candide ou l'optimisme

Pourquoi M. Rougier serait-il un esprit tragique? demandera-t-on. N'est-ce pas un homme qui croit à la logique? N'est-il pas fier de cette logique souveraine qui permet de délivrer l'esprit humain des pseudo-problèmes sous lesquels il gémissait depuis deux millénaires ? Eh bien! pas du tout, il faut chercher ailleurs les sources de l'optimisme de notre auteur, car en bon logicien moderne il sait que la logique est entièrement tautologique ; qu'on ne tire d'un syllogisme que ce qu'on avait mis dans les prémisses ; que la logique repose sur des a priori analytiques qui excluent l'acquisition de connaissances nouvelles; qu'au reste, elle se "rapporte au langage que nous tenons sur les choses, et non pas aux choses elles-mêmes", que la nature, elle, ne connaît que des événements, ignorant la négation, l'incompatibilité, l'alternative... Où l'optimisme scientifique de M. Rougier va-t-il trouver enfin son fondement ? Les mathématiques ne sont plus que des "systèmes formels fondés sur des axiomatiques cohérentes et des règles de déduction ou de calcul qui permettent de les transformer tautologiquement". Ces "systèmes ne s'appliquent pas a priori à la nature, mais seule l'expérience permet de décider parmi toutes les formes préfabriquées que nous avons construites a priori celle qui s'applique à telle catégorie de phénomènes". Étrange rencontre ! "Des trois mécaniques statistiques, celle de Gibbs-Boltzmann, celle de Bose-Einstein, celle de Pauli-Fermi, personne ne pouvait savoir a priori celle qui conviendrait à telle catégorie de particules et seule l'expérience en a décidé. Des différentes logiques que l'on a constituées, nul ne put prévoir a priori celle qui permettra de coordonner le plus efficacement un ensemble de lois expérimentales."

la question fondamentale

Voilà donc où nous conduit la science moderne - et devant un si beau champ d'interrogation pour le philosophe. M. Rougier ne se pose jamais la question fondamentale : comment se fait-il que nos systèmes tautologiques semblent parfois rencontrer la nature? Ou s'il y répond, c'est à partir de la foi en la science telle qu'on la concevait au XIXe siècle. Étrange dualité. Car, en vérité, il y a deux hommes en M. Rougier : un logicien capable de nous mettre comme personne devant les nouveaux mystères de l'univers, qui ne sont plus les soit-disant a priori de l'entendement de Kant, ni l'être en soi, mais l'insondable mystère de la rencontre de nos systèmes formels déroulant leurs enchaînements tautologiques, avec des constances dans la nature ; et le savant que l'expérience de ces constantes satisfait, et qui s'en déclare comblé, par quelque prodige qu'elles s'obtiennent. Et de proclamer fièrement la prééminence de la science expérimentale sur la confusion (indéniable) des philosophies. M. Rougier est à cheval sur deux mondes, celui de l'orgueil scientifique dans le plus pur style du siècle passé, et le vertige des temps nouveaux. Il croit à " l'adaptation progressive de l'esprit à la nature" (page 64). La nature constitue "le monde réel", lui-même constitué par "les faits" (87). Certes, le langage nous trompe, "il isole par des mots, d'une façon abrupte". Mais dans la nature "tout concourt et se concerte". Qu'est-ce qui permet à M. Rougier de l'affirmer ? Et que "l'inertie d'un corps est la résultante de toutes les masses réparties dans le cosmos"? M. Rougier croit aux "lois naturelles" puisque la science ne saurait, en effet exister sans la stabilité et l'universalité que réclamaient Aristote et Platon. D'où il résulte que nos concepts sont merveilleusement forgés et remodelés par notre esprit au contact de l'expérience, et que la conjonction du concept et de l'expérience se fait par adaptation à la "complexité de la nature".

Il est beaucoup question de cette "complexité de la nature" chez M. Rougier qui cache sous ce terme le mystère d'une rencontre de certaines de nos axiomatiques formelles avec les constantes inexplicables du "réel". Bref, M. Rougier croit établir une "théorie correcte de la connaissance" à partir de la logique qu'il a d'abord ruinée comme moyen d'acquisition de connaissances nouvelles, et de la nature dont il ne s'explique pas ce que cette logique en saisit. On rêve à ce que Pascal ou Nietzsche auraient tiré d'une phrase comme celle-ci : "Notre langage est ainsi fait qu'en posant un système cohérent de proposition nous nous trouvons affirmer implicitement, par le même effet, quantité d'autres propositions formulées d'une façon différente, mais logiquement équivalentes en vertu de nos conventions de langage".

Science et style

Mais si nos moyens scientifiques de "connaître" sont des systèmes formels qui peuvent mystérieusement rencontrer le "réel " ou ne pas le rencontrer, un pont est jeté entre l'art et la science. Comme les grands joueurs d'échecs ont chacun leur style propre - c'est-à-dire une manière qui ressortit à leur tempérament artistique - et qui semble subjective - alors que les combinaisons qu'ils échafaudent dans leur style doivent pourtant rencontrer une problématique où règne une nécessité absolue, ainsi on peut parler du style de telle mathématique ou de telle géométrie, à la fois "artistiques" et "nécessaires". Et le problème de l'art sera semblable à celui des sciences qui semblent rencontrer la nature - ce sera le problème de savoir comment une cohérence interne, une logique formelle, un système axiomatique constituant l'univers propre d'un écrivain ou d'un savant peuvent cependant rencontrer le monde. Il y a un style de Pascal, mathématicien, de Fermat, géomètre, d'Einstein, physicien, et c'est sur leurs pistes propres - dans leur style - qu'ils rencontrent la nature. De même, Balzac ou Dostoïevsky rencontrent le réel au point qu'on dit de telle réalité qu'elle est dostoïevskienne ou balzacienne, alors qu'il semble qu'on devrait choisir entre la "réalité"
et Balzac, la "réalité" et Dostoïevsky.
 

Mais l'artiste et le savant rencontrent-ils vraiment la nature? Et quel est le secret de l'apparence de leurs rencontres? En tout cas, celles de la science avec le "réel" sont bien singulières, non moins singulières que celles de l'art. Voilà les pistes futures d'une recherche sur le style. On voit que la philosophie, débarrassée des dernières traces de la scolastique, loin de périr, s'élance seulement vers des interrogations plus tragiques et plus vertigineuses en comparaison desquelles le piton où s'agrippe M. Rougier après avoir magnifiquement déblayé le terrain, risque d'être emporté à son tour.

(1) Flammarion.