Critique de la critique

par MANUEL DE DIÉGUEZ


À Stockholm, Saint-John Perse s'est assurément classé parmi les plus prestigieux prosateurs de la littérature française. Son discours a été aussitôt et unanimement salué comme un grand moment d'un classicisme en devenir, universel comme on peut l'être au XXe siècle, lorsque plus rien de national n'est vrai. Ici la pensée s'épanouit avec une tranquille majesté en formules pourtant fulgurantes. Mais il se trouve qu'il s'agit aussi d'un texte critique ; et par le biais d'un commentaire sur la nature et la fonction de la poésie, l'auteur aborde l'un après l'autre, et comme systématiquement, tous les problèmes majeurs de la critique créatrice d'aujourd'hui, telle que nous essayons de la cerner dans cette rubrique.

Il commence par s'interroger sur les rapports de la science et de la poésie, et il les montre fraternelles. Voilà une question qui aurait paru saugrenue il y a cinquante ans. Or, il y a quelques jours, me trouvant à Royaumont pour un colloque sur la communication, tous les hommes de science présents, chimistes, physiciens, historiens des sciences insistèrent sur le caractère artistique des grandes théories scientifiques, et notamment de la théorie de la relativité d'Einstein , qui n'a été reçue en France parmi les spécialistes, qu'après qu'elle eut été traduite par Poincaré dans le style d'Einstein.

Dans un récent article (1), nous avions essayé de montrer, à propos d'un livre du professeur Rougier, que les lois scientifiques ne peuvent absolument pas nous expliquer leur propre rencontre apparente avec le «réel», et que l'art est aussi une forme «nécessaire» de rencontre du réel - les écrivains sont pareils à ces grands joueurs d'échecs qui jouent à l'intérieur de leur style, mais qui doivent y rencontrer une «mathématique» irréfutable du jeu. Saint-John Perse s'inspire également de cette idée, familière à nos lecteurs, que l'écrivain part du vide, d'un hors du monde où naît l'ordre de son verbe. «Et de cette nuit originelle où tâtonnent deux aveugles-nés, l'un équipé de l'outillage scientifique, l'autre assisté des seules figurations de l'intuition, qui donc plus tôt remonte, et plus chargé de brève phosphorescence?» Et il invoque à son tour Einstein qui réclamait «pour le savant le bénéfice d'une véritable vision artistique».

Poésie et métaphysique

Puis Saint-John Perse en vient, très logiquement, à la seconde question capitale de la critique créatrice, celle des rapports de la poésie et de la métaphysique. À plusieurs reprises, soit à propos de Heidegger («Essais et Conférences»), soit de Holderlin, soit plus récemment de Fougeyrollas («La philosophie en question»), nous avions tenté ici de montrer comment le poète remplace aujourd’hui le métaphysicien, l'intuition philosophique, avant sa retombée en «systèmes», étant elle-même d'ordre poétique. Pierre angulaire de l'humanisme post-nietzschéen, dont la portée n'a évidemment pas échappé à Saint-John Perse. «Lorsque les philosophes eux-mêmes, écrit-il, désertent le seuil métaphysique, il advient au poète de relever là le métaphysicien; et c'est la poésie alors, non la philosophie, qui se révèle la vraie «fille de l'étonnement».

Comment le poète saisit-il le réel à partir de ce vide où il s'étonne et auquel il va répondre par la parole? Pour Saint-John Perse, le langage est le lieu où «se transmet le mouvement même de l'être». Mais ce faisant, le poète s'investit d'une surréalité. L'image poétique est «médiatrice» ; elle est une «illumination lointaine» qui, «sur mille chaînes de réactions et d'associations étrangères», va conduire le poète «à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s'informer lui-même». Voilà encore un thème bien familier : le poète, «par la grâce d'un langage», donne sens et structure à un réel qui, trouvant ses lois dans le poème, semble en effet «s'informer lui-même». Et telle est la «surréalité» du poète - il est celui qui donne le sens au monde par son verbe, comme le séducteur ou le dieu à l'âme qu'ils inventent et découvrent tout ensemble. Au jeune homme qui s'écrie : «Comment est-il possible que tu aies découvert mon âme?», le dieu répond en souriant : «Il y a des âmes qu'on ne découvrira jamais, à moins que l'on ne commence par les inventer». Mais ce dieu est aussi poète, puisqu'il s'appelle Zarathoustra - en vérité, nos plus grands poètes sont en train de redécouvrir une poétique des dieux.

Le rôle du sacré

Toujours logique, Saint-John Perse va, maintenant s'attaquer au troisième thème de la critique créatrice, celui des rapports du poète avec le sacré. En un mot, des rapports de la création avec le spirituel, dont nous avons parlé récemment (2). «De l'exigence poétique, exigence spirituelle, sont nées les religions elles-mêmes et par la grâce poétique, l'étincelle du divin vit à jamais dans le silex humain. Quand les mythologies s'effondrent, c'est dans la poésie que trouve refuge le divin ; peut-être même son relais».

Cette aube d'un nouveau pacte du poète avec les dieux, née chez Nietzsche, est devenue un plein jour chez les poètes contemporains ; on peut dire que la préoccupation du spirituel et du sacré est au plus profond de leur réponse au monde : mais le sacré n'est pas un «avoir», c'est un «être» - de sorte que le sacré, loin d'enclore le monde, l'ouvre tout grand, dans l'instant, dans le présent, loin de la demeure mortelle du concept. C'est pourquoi la critique créatrice d'aujourd'hui est toute tendue vers un humanisme nouveau. Saint-John Perse par une démarche rigoureuse va maintenant franchir le pont qui conduit du sacré à l'humain, du religieux au vivant, du spirituel à la sagesse vécue. «Fierté de l'homme en marche sous son fardeau d'humanité, quand pour lui s'ouvre un humanisme nouveau d'universalité réelle et d'intégration psychique». «Se refusant à dissocier l'art de la vie, ni de l'amour la connaissance, elle (la poésie) est action, elle est passion, elle est puissance et novation toujours, qui déplace les bornes. L'amour est son foyer (...)». Pourtant, dans ce monde offert à l'homme, l'être humain ne cesse pas de se baigner dans le mystère. Un Bonnefoy, si proche de Saint-John Perse, pousse tout aussi loin l'analyse de ces plongées du poète dans la nuit d'où il remonte à chaque fois transfiguré. Saint-John Perse, évoque cette remontée, sait que la nature de la poésie est d'éclairer, et que, si elle est obscure, cela tient «à la nuit même qu'elle explore». «Est-il chez l'homme plus saisissante dialectique, et qui de l'homme engage plus», écrit-il de cette rencontre où découverte et création célèbrent d'étranges noces, «Chante poème, à la criée des eaux l'imminence du thème».

Le poète dépasse l'histoire

Mais le poète débouchant sur une «adhésion totale à ce qui est» précise bien que la poésie est transcendante à l'Histoire - et c'est le quatrième thème si souvent abordé dans cette rubrique. Le poète est, certes, lié à l'Histoire, dit Perse, parce que «rien du drame de son temps ne lui est étranger» et qu'il doit dire «clairement le goût de vivre ce temps fort». Mais pour le poète, une «même loi d'harmonie régit le monde entier des choses» et les bouleversements de l'Histoire ne sont que «rythmes saisonniers». Ainsi le poète accepte, mais dépasse l'Histoire pour le profond optimisme d'un «oui» à la vie. Le poète «ne craint ni ne doute» car «le doute est stérile et la crainte est servile», même devant le « masque de violence de l'Histoire». C'est assez dire qu'un grand art ne s'engage pas au service de l'histoire, mais engage l'Histoire entière à son service. Hors d'elle, l'art ne serait que servitude à l'égard du temporel. Où est aujourd'hui ce grand art d'une absolution de l'Histoire par la poésie? Ce grand art existera lorsqu'un dramaturge osera, par exemple, mettre en scène et absoudre par le tragique et par la vérité les tyrans d'aujourd'hui, comme Shakespeare mettait en scène Macbeth, Coriolan ou César - mais nos dramaturges se réfugient dans la caricature des tyrans, n'étant point assez libres ni assez grands pour les peindre.

Mais le poète, livré à la «grande aventure de l'esprit poétique», prend l'Histoire sous sa protection tout en l'assumant et en l'absolvant - sachant que le vrai dompteur est de son côté, du côté de l'impérissable : «Fierté de l'homme en marche sous sa charge d'éternité», dit Perse.

On voit que c'est dans le verbe poétique que s'enracinent tous les problèmes contemporains de la critique : à partir de la science devenue «artistique», de la philosophie redevenue humaniste, du «religieux» redevenu interrogateur et créateur, la critique concourt à formuler la nouvelle alliance du poète avec le sacré, la réconciliation avec les dieux, une nouvelle «synthèse cosmique». La critique créatrice emprunte telle dialectique d'exposition ou telle autre, mais, au plus profond, la critique telle que nous l'entendons, n'existe que parce que la poésie contemporaine a introduit une sorte de quatrième dimension dans l'image poétique - et toutes méditations antérieures sur la parole et sur l'essence même de la littérature en sont bouleversées. Puisque les métamorphoses de la critique d'aujourd'hui sont toutes dictées par les poètes(3), ces chefs de file, nous n'essayons ici que d'ordonner un peu le cours tumultueux de ce qui s'annonce comme la noblesse de ce siècle.

(1) Voir, dans Combat, mon article «Style et métaphysique».

(2) Voir, dans Combat, «Trois symbolistes» et «Les rêves et leur interprétation».

(3) Voir, dans Esprit de décembre 1960, l'étude «Bonnefoy et la critique», où j'ai pu développer ce thème tout à loisir.