Voici donc quatre de ces hommes étranges qui passent leur
vie à lire et juger les chefs-d'oeuvre pour s'enchanter eux-mêmes et parfois
leurs lecteurs. Ils tranchaient autrefois du beau, du bon et du bien.
Mais la plupart se
sont mis à jouer de la harpe à force de se frotter aux écrivains. Ils sont devenus
des artistes d'une espèce particulière que n'inspire pas le grand spectacle des
hommes et des cités, mais celui de la Cité tout idéale et imaginaire des
livres. C'est l'art, non la vie, qui les met en transes.
Et il faut reconnaître que le génie des autres inspire parfois si heureusement
ces artistes par ricochet, qu'ils suggèrent à leur tour un univers à partir de
l'univers fantastique où ils se promènent.
Suivons un peu nos
quatre promeneurs, et voyons s'ils ne sont pas, aussi, un peu mousquetaires.
D'abord, ils
s'interrogent tous les quatre sur cette grave question : l'artiste doit-il
fourbir les armes de la cité ou remuer seulement son «tonneau diogénique»,
comme le propose Rabelais ?
ARAMIS
Le premier à
répondre, c'est le délicat et raffiné Emile Henriot (1). C'est l'Aramis de ce
quatuor.
Certes, il n'a pas
beaucoup de génie. Il lui faut son dix-huitième siècle. Et, dans ce siècle, les
petits, les obscurs, les sans-grade attirent cet orfèvre du savoir. S'il se
penche sur quelque géant, c'est en historien plutôt qu'en artiste.
Le mariage de
Rousseau, la maladie de Rousseau, les enfants de Rousseau - non le vertige, la
grandeur et la folie du prophète... Mais vous serez surpris de l'intérêt
d'Aramis pour Casanova. La gloire de l'alcôve fascine ce lettré, qui a toujours
voué un véritable culte à la santé charnelle.
«C'est un homme
qui a eu beaucoup de femmes, qui aimait le plaisir avec bonne santé et le plus
naturellement du monde», écrit-il du célèbre Vénitien.
Mais il y a aussi
une haute noblesse de ce délicat, c'est son horreur pour l'assassinat. C'est
pourquoi, en ce qui concerne la grande querelle des armes et du tonneau, il se
prononce pour le tonneau de Diogène, qu'il place au-dessus des plus formidables
batteries.
Et que pense-t-il,
pour conclure, de son cher XVIIIe siècle?
Que «le bonheur
est une affaire personnelle, une conquête privée. Croire le bonheur collectif
possible relève de cette pure chimère que l'on nomme l'idéologie, et la
Révolution a fait voir de quelles atrocités il fallait payer les bienfaits
d'une telle rêverie.»
Un homme secret,
discret, Aramis... Et ce genre d'homme est toujours, à sa manière, profond.
D'ARTAGNAN
Et voici Robert
Kemp (2), le d'Artagnan du groupe, à l'épée scintillante, à l'incroyance
lumineuse et toute portée par l'esprit. Mais notre Gascon a passé par la
Sorbonne, non pour apprendre à y manier des fiches, mais pour s'initier à la
clarté grecque.
C'est le seul
helléniste du groupe, et cela se voit tout de suite. Sans cesse il s'exerce aux
réussites acérées de son escrime - c'est la plus fine lame, bien sûr, de nos
quatre mousquetaires.
Certes, du génie
grec, il a l'étincelle bien plus que la profondeur. Il ne comprend rien à la
théorie de l'éternel «retour» de Nietzsche, qu'il prend, comme le vieil Adler,
pour une théorie physique. La foi de la Mère Angélique Arnauld ou de Graham
Greene stupéfie son bon sens éclatant. S'il parle de saint Jean de la Croix,
c'est de l'histoire littéraire et des érudits, qu'il parle avec une légèreté
étourdissante. Il l'imagine «plus noir de cuir qu'un siège de Cordoue, le
sourcil touffu, la bouche sèche et l'oeil étincelant de menaces».
Mais il ne dit pas
qu'il détient les clefs du coffre à la place de ces gens-là. Et il est porté par
la poésie et la musique. Ni promeneur ni herboriste : il saute, gambade,
dégaine à tous les carrefours - il y a toujours un garde de M. le Cardinal à
embrocher. Fi de l'historien qu'il compare à des tarauds se frayant dans une
poutre un chemin qui les nourrit seuls et n'intéresse personne :
«Le premier
homme (pour moi c'était une femme) qui a demandé le nom de l'auteur est
responsable de ce qu'on appelle l'histoire littéraire : il s'est, en effet,
montré plus curieux d'histoire que de littérature.»
Et la querelle du
tonneau ? Eh bien, il la tranche avec simplicité! les grands écrivains se sont
toujours engagés à fond, seulement c'était dans l'individuel qu'ils
s'engageaient, et, aujourd'hui, c'est dans le «collectif» qui est «une
abstraction».
Brillant ? Après
tout, c'est peut-être un art aussi d'être intelligent.
PORTHOS
Et voici le robuste
Porthos. Peut-on être artiste et citoyen, porter sur ses puissantes épaules les
graves problèmes de la cité et connaître pourtant les hauts envols du génie
poétique ?
«La suprême
vertu de l'intelligence n'est pas de se détourner de la vie impure, mais de la
regarder purement », dit Pierre-Henri Simon, dans Le Jardin et la Ville (3).
Hé oui, si l'art
est «une pureté de pensée et de forme». On peut y hausser les querelles des
Athéniens si l'on a les muscles qu'il faut.
Pierre-Henri Simon
est un bon et redoutable géant. C'est le Pantagruel de la littérature engagée.
Il en a la poigne et la finesse. Il montre sans cesse que la création
littéraire ne saurait échapper ni à la liberté ni à la volonté ; et que le
génie n'est pas la folie. Qu'il fait bon entendre le rude Porthos dire ces
vérités rudes et justes ! Car il est courageux et libre.
J'aime le baudrier,
tout en or sur le devant, dont Dumas affuble son héros : car c'est tout de même
un vrai baudrier, quoique un peu trop reluisant. Mais «le vrai grand homme sert
tout le monde et il ne tue pas», écrivait Henriot.
Le demi-baudrier
manquant sous le superbe manteau de Porthos, ne serait-ce pas ici le secret
consentement de l'artiste au glaive de la cite?
ATHOS
Enfin, il fallait
qu'Athos rejoignît nos trois mousquetaires pour qu'ils fussent quatre.
Marcel Thiébaut a
le ton mesuré et paisible, la bienveillance profonde et secrète du grand
seigneur de La Fère, et cet éloignement des problèmes strictement esthétiques,
propre aux aristocrates de l'âme, qui, ayant poussé fort loin un grand art de
vivre, ne s'inquiètent pas tellement de savoir comment l'art est fait.
Voici donc celui
qui tient le rôle du sage et du père dans le quadrille, celui qui connaît les
hommes et les soupèse, un peu mystérieux. Il juge pour absoudre tout ce qui est
noble, ayant lui-même le ton noble et réservé qui convient. Parlant de
Montherlant, il écrit :
«Et quand on le
compare à la plupart des écrivains, presque tous soumis aux lois de l'heure et
de la cité, il fait - du point de vue de l'indépendance - songer à quelque
vaisseau de haut bord qui, indifférent aux tracés habituels des voyages,
poursuit sans répit une croisière orgueilleuse et solitaire.»
Et pour en terminer
avec la querelle du tonneau, qu'en pense-t-il ?
Il pense qu'il ne
faut pas confondre littérature et endoctrinement. Que la littérature ne
démontre pas, et que, si elle change le monde, c'est par surcroît. «Croit-on
que Shakespeare aspirait à changer le monde?» L'art nous fait changer
d'univers. «Lire Dostoïevski, c'est devenir Dostoïevski, lire Tolstoï, c'est
devenir Tolstoï.»
Décidément, ce
psychologue-né pourrait bien aller aussi jusqu'à la psychologie profonde de
l'art. Il faut lui laisser le mot de la fin :
«L'art est une
élévation, une promesse de musique, l'espoir de découvrir un absolu.» (4).
On interroge des
livres écrits sur des livres, et l'on trouve l'homme.
(1) Courrier
littéraire, XVIIIe siècle. Albin Michel.
(2) La Vie des
livres, Albin Michel.
(3) Éditions du
Seuil.
(4) Entre les
lignes, de Marcel Thiébaut, Hachette.