*PHILOSOPHIE DE LA PHYSIQUE,
de Mario Bunge. Ed. du seuil, collection «science ouverte»,
294 pages, 65 F.
Le soleil placé au centre du système solaire : coup de pied au sens commun. En Franconie, tout esprit dérangé est appelé, de nos jours encore, un koppernigk. Révolution qui en cachait une autre, bien plus formidable : l'exactitude apostrophait l'encéphale. Dieu sera géomètre chez Descartes et Malebranche. Une nouvelle race de philosophes allait naître : Mario Bunge est de leur lignée.
Objectif : obtenir de la matière en course dans l'étendue qu'elle se mette à «parler raison». Pour cela, écouter, dans la ronde des astres, la voix de la théorie physique. Moyens : allier le savoir nécessairement «idéal» de la théorie à l'intelligibilité dite expérimentale que forgent les sens. Déception : théorie et expérience sont des jumeaux épistémologiques qui «ne peuvent coïncider, étant de nature différente». Comment «élaborer une méthode pour attribuer une probabilité physique à un énoncé théorique»?
Bunge est un combattant. Le voilà qui commence par réfuter un à un les «dix commandements» de la «philosophie officielle», ce terrible «opérationalisme», ce «credo de l'orthodoxie», cette Inquisition qui «réprime et tourne en dérision tout écart de la pensée». «Dans la mesure même où, pour analyser une théorie physique, un physicien fait usage de concepts philosophiques tels que théorie, forme, contenu, vérité, il a tout avantage à s'assurer le concours critique des philosophes.» Défense de la philosophie : c'est elle qui, «en dernière analyse, détermine les objectifs de la recherche»; c'est elle qui «évalue la véracité d'une théorie», puisque «pour les uns la vérité est marquée du sceau de la simplicité, pour d'autres par la beauté, pour d'autres encore par les possibilités technologiques».
Fabriquons d'abord la philosophie
nécessaire à la réussite de la physique, celle qui
commence par dire que «les théories physiques ont essentiellement
pour but la production d'explications». Le cerveau de cette fameuse
philosophie n'existe pas encore, direz-vous. Engendrons-le. Quand il sera
grand, il décidera de «ce qui doit être défini
et ce qui ne doit pas l'être» ; obtenons de ce prodige qu'il
«élabore les concepts de base des critères bien précis
de généralité et de fertilité». L'encéphale
électronique de la «philosophie littérale et réaliste»
dira que la théorie de la connaissance est une axiomatique de la
science.
Servante de la science
Livre limité et pourtant capital : il éclaire l'impasse actuelle des rapports entre la science et la philosophie. Hier «ancilla theologiae», elle devient «ancilla scientiae», comme le craignait déjà Valéry. Mais qui niera que la nouvelle servante rendra à la physique d'immenses services en obéissant à ses ordres? Philosophiquement, la physique est, aujourd'hui, aussi naïve, chaotique, contradictoire dans son vocabulaire et dans ses présupposés inconscients que la théologie avant saint Thomas. Elle manque d'axiomes bien enchaînés les uns aux autres et «axiomatisables» à partir d'un premier principe. La nouvelle philosophie scolastique introduira dans la physique une théorie de l'universel parlant, une théorie du «concept physique», une théorie de la rationalité des «idées».
Peu à peu, cette sorte de philosophie utilitaire fera son autocritique. Férocement. Comme la scolastique ancienne, avec Ockham et Nicolas d'Autrecourt, elle s'apercevra qu'elle a chu dans une petite dialectique imposée par sa puissante maîtresse. Elle n'osera pas se demander ce qu'entreprend, au plus profond, l'homme qui fait «parler» le cosmos en se mirant dans la théorie ; pas davantage qu'elle n'osait scruter, dans l'abîme, le théoricien qui vous construisait une théologie théorique. Interdiction sera faite de contempler ce qui se cache sous tout ça : la question de l'homme sera déclarée non nécessaire au bon fonctionnement de la science.
Voyez comme les Mathieu d'Aquasparta, les Pierre de Trabibus et les Vital du Four (qui est-ce ?...) de la physique clarifieront la philosophie de la physique. Déjà, ils la purgent salutairement. Ils lui apprennent, chez Bunge, à distinguer le «signifiant» du «réel»; ils disent qu'un «abîme sépare la théorie de l'expérience» ; ils voient que ce sont «des tests non empiriques qui assurent la cohésion globale du corps des connaissances» ; ils enseignent que «les théories en elles-mêmes n'impliquent aucune donnée empirique»; ils découvrent que la théorie «arrange les résultats de l'expérience et les idéalise». Nouveau rasoir d'Ockham dans la physique.
Mais qu'est-ce que l'effort millénaire de l'homme pour vérifier des schémas idéaux dans la nature? Question à l'index. Et si les idéalités ne sont pas dans la nature, qui est l'homme du «schéma» qui les engendre? Question à l'index. Et pourquoi les engendre-t-il? Va-t-elle loin, cette «figure»-là du sujet dans le miroir? Question à l'index. Le décalque mathématique des remuements de la matière engendrerait-il une nouvelle Pythie sous les espèces de la théorie? Quel est cet encéphale nouveau, et désespérément «idéal», que Copernic nous a enchâssé dans la matière? Quelle critique des gestes de la connaissance élaborerons-nous pour tenter d'apercevoir nos corps pensants? Quelle anthropologie nouvelle répondra à la question : «Qu'est-ce qu'une idole?»
Entrons dans la «noche oscura» de la philosophie «réaliste», «littérale», «technocratique», collée comme une mouche sur la surface des théories aveugles. Ce nouveau Moyen Age durera-t-il plusieurs siècles? Ou bien...
On raconte qu'il naîtra des hommes de la mémoire et du vertige. Ceux-là se souviendront, dit-on, que la philosophie est ce prodige : une observation visionnaire de l'encéphale humain ; une reine de déréliction. Elle serait une vigie. Une veillée dans le vide. Un style.