LETTRE À UN PETIT

par MANUEL DE DIÉGUEZ

Écrivain et philosophe, Manuel de Diéguez réplique à la «Libre opinion» de Pierre Boutang (le Monde du 28 juillet).

«Sur la Terre devenue plus petite sautille le dernier homme, qui rapetisse tout!» Vous voilà tout sautillant au rendez-vous que vous a assigné un voyant. Monarchiste, vous dont la race a traité le paysan de manant durant tant de siècles, vous voilà passant la main sur l'encolure du paysan normand. Holà! Moi qui vis parmi eux depuis quinze ans, je puis vous assurer qu'il fut et qu'il demeure tel que Maupassant l'a dépeint. Mais le moment est venu, n'est-il pas vrai, de pousser la démagogie d'extrême droite jusqu'à feindre que la province et Paris c'est tout un! Que n'êtes-vous resté à Brest, où vous avez souffert l'exil et d'où vous n'avez eu de cesse de vous évader...

Bourgeois des lettres, vous confondez indécrottablement la littérature avec les bons sentiments. Il se trouve que Bel Ami est supérieur à la Case de l'oncle Tom. À ce compte, reprochez donc à un homme d'État de lire Suétone ou Tacite! Celui que vous attaquez est le vrai connaisseur : il place le style d'un auteur au-dessus de tout. C'est sans doute que la forme, chez vous, en dit trop long sur votre fond : alambiquée, léchée, contournée, pétrie de fausse éloquence. Vous êtes boursouflé et lustré.

Ce que je déteste dans votre article, Monsieur, a un nom : la petitesse. Vous vous croyez le serviteur de la vérité. Mais la vérité est un pic qu'on escalade, non un mégot qu'on ramasse dans la rue. Je ne vous connais pas dans les encoignures, mais je suis sûr que si vous occupiez dans l'histoire une place digne d'être aperçue, un Saint Simon n'aurait pas à tourner cent fois sa plume dans l'encrier pour vous voir par le petit bout de la lorgnette.

Race des gens de lettres, comme tu es aveugle! Le pouvoir t'ignorait depuis toujours. Et voici que le chef de l'État te tend une perche. Il prend place dans tes rangs, modestement. Il met la création au-dessus de la politique. Il le dit publiquement. Il se laisse couper la parole à tout bout de champ, comme en toute conversation entre gens de lettres, où chacun n'écoute jamais que soi-même. Et tu ne vois même pas de quelle action sur la hiérarchie des valeurs dans la nation un tel chef d'État se fait le combattant discret! Combien l'image de l'Amérique serait changée dans le monde si un président des États-Unis était un jour capable de participer en connaisseur à une émission de télévision sur Faulkner ou Hemingway! Quelle haute idée ne nous ferions-nous pas alors du niveau de civilisation du Nouveau Monde! Mais quand un président de notre République honore les lettres comme aucun de ses prédécesseurs - en payant de sa personne, - nous ne voyons pas quel prestige immense en résulte pour le pays. La République des lettres est une île peuplée de Robinsons myopes.

Si encore vous aviez l'authenticité de votre apprêt, si je puis dire! Mais vous servez un maître. Des hauteurs d'où vous croyez parler une fine pluie de petits idolâtres de l'État est tombée sur la France depuis vingt ans. C'est le lot de toute grandeur de se reproduire en creux. Chacun sait que les tenants de l'histoire monumentale ne vénèrent un grand passé que pour mieux nier toute grandeur dans le présent - leur culte pour le pyramidal n'est que l'alibi de leur horreur pour tout ce qui est vivant sous leurs yeux. De surcroît, le pouvoir ancien dont vous vous réclamez n'était pas grand quand sa police effrayée pourchassait tout rassemblement de trois barbus jouant de la guitare dans Paris.

La grandeur gaullienne s'était fait prudemment une garde prétorienne de sa justice en ressuscitant le crime de lèse-majesté. Je dis que c'est le propre d'une âme sans noblesse de se donner passage dans la plus grande liberté d'expression que la France ait connue depuis un siècle pour le seul plaisir de faire quelque bruit autour de sa personne. Le chef de l'État se serait-il trompé quand il faisait confiance à l'esprit chevaleresque des gens de plume? Manant abusif, tu cries toujours «Encore!» au lieu de «Merci!». Tu n'aurais pas osé écrire même d'un ministre de ce temps-là ce que tu écris aujourd'hui d'un chef de l'État qui a promis qu'il s'offrirait aux coups.

Je n'ai jamais de ma vie seulement déposé un bulletin dans une urne. Le philosophe, qui se fait le servant d'une autorité politique, n'est plus un combattant de la conscience. Le philosophe ne se fie pas même à Périclès, car il sait que tout pouvoir a les mains sales. Mais je bous quand je vous vois vous salir les mains dans de petites choses, faute de pouvoir vous les salir dans les grandes et pour le vrai service de la nation.

Certes, le langage des énarques n'est pas celui de la rue d'Ulm. La scolastique thomiste est passée dans l'administration. Mais la distinction entre l'homme d'État pensant et l'aventurier, vous savez bien que c'est celle de Platon dans le Gorgias, le Politique, les Lois, la République. Je dis qu'il est important que l'expérience de l'autorité suprême ait confirmé la conviction d'un chef d'État qui lisait Platon avec passion à quinze ans, qu'une haute éthique de l'intelligence est le fondement dernier de la véritable politique. Le chef de l'État ne se déshonorerait pas de parler un jour de Platon aux Français!

Mais je vois où le bât vous blesse : vous ne voulez pas que la politique se fasse à la corbeille. C'est que vous rêvez de la faire à la criée. Vous n'êtes pourtant pas un camelot sans roi. Puisque vous aimez les sergents-chefs quand ils se prennent pour des Pythies et font un grand bruit de bottes, ah! je suis sûr que vous m'enverriez votre police si vous étiez le président de la République en exercice et si je vous écrivais ces choses!