Les hommes acceptent sans trop de difficulté qu'ils puissent être paresseux, menteurs, lâches ou jouisseurs, mais ils ont du mal, pour la plupart, à admettre qu'ils pourraient n'être pas intelligents. Et pourtant, rien n'est plus malaisé à cerner que la notion d'intelligence. Pour Manuel de Diéguez, elle ne mérite son nom que si elle est iconoclaste, impitoyable, acharnée à démythifier l'idolâtrie. Mais la clarté peut-elle rendre compte de tout?
Tahar Ben Jelloun ne le pense pas, qui présente un éloge de l'obscur. Ni Corinne Zylberberg, qui demande qu'on rende sa place à l'intuition. Ni Gabriel Matzneff pour qui l'intelligence de l'artiste est fondée sur l'intuition précisément, l'expérience et la sensibilité.
 

Fouailler les entrailles de la peur

par
MANUEL DE DIÉGUEZ

N'est-ce pas un spectacle extraordinaire que celui de la raison organisant l'offrande de l'univers à quelque totem central ? La philosophie entière est oblative - à quelque fétiche suprême - des sentiers conjoints de la pensée et du monde.

Est-il possible de prendre ses distances à l'égard de cet immense théâtre sacrificiel? Est-il fécond, le recul par lequel l'intelligence se demande pourquoi la raison, sa servante, fonctionne sacerdotalement?

Peut-être cette question est-elle celle de la structure idolâtre de la notion même de vérité. Dans ce cas, il serait fécond d'observer l'action iconoclaste de la pensée purifiant son sanctuaire. La critique moderne de la raison n'organise pas le retour à la fable sacrée ; elle conduit à guérir la raison elle-même des mythes qui l'animent encore.

Passons donc, tout courant, nos propres effigies en revue dans la galerie des idoles, où la raison dresse nos autoportraits en pied. Voici Descartes et son dieu géomètre, porc-épic, armé jusqu'aux dents de la cuirasse de la logique mathématique de l'époque. Cet animal offrait la garantie de son sacre à la raison dite naturelle, celle qui me proposait d'extraire les principes de mon entendement de la course immémoriale des atomes. Quel prestidigitateur assuré de tirer à tous coups un lapin mirifique de son chapeau! Fameux marchandage et astucieux truquage, ceux d'un dieu allié de ce «sens commun» que forgent les «évidences» benoîtes, nées serves des routines de la matière!

«calculons mais ne réfléchissons pas»

Dans sa suite courent David Hume et les empiristes anglais : ces pince-sans-rire ont abandonné les révérences contournées de Descartes aux docteurs de Sorbonne ; ils se donnent, eux aussi, les coutumes coites et stupides des choses pour interlocutrices de leur raison. Ils s'imaginent que la meule de l'inerte moud l'intelligible! Comme dit avec humour Costa de Beauregard : «Calculons, puisque cela réussit si bien, mais ne réfléchissons pas, cela donne 1a migraine.» Sur leurs talons surgit Kant le précautionneux, rapetasseur génial du dogmatisme de l'entendement, qui offre au dieu unificateur, justificateur et consécrateur une raison corsetée dans son éthique et toute fière de s'être emprisonnée si profitablement dans ses propres règles. Mais voyez comme cette idole détourne pudiquement le regard de ses origines et de sa propre histoire pour se donner les bardes rassurantes de ses a priori !

Kant est le Jean-Baptiste de Hegel et de sa raison aubinant derrière les forbans de l'histoire : le grand sorcier a transformé, à la guillebaude, les César et les Napoléon en majordomes et en baculs de l'absolu. Il a mis les États dans leurs mains; et ces guerriers saignants offrent à l'Esprit l'hostie boueuse du succès politique. Raison pour traîneurs de sabre, idole cramoisie pour les grands égorgeurs de l'histoire. Sur ses pas surgit Husserl, dont la raison se fait à elle-même l'offrande des essences séraphiques, en une dernière apothéose des Idées chevauchant l'utopie.

Les colifichets du surhomme

Me fierai-je à Nietzsche, arc-bouteur de vaillants forgerons ? Voyez ces Centaures défiant le non-sens grimaçant de la vie. Mais comment ces Vulcain des valeurs vénéreraient-ils leurs propres forgeries, sachant que ce ne sont que forgeries de leur volonté de puissance? Que de nains adorent aujourd'hui les colifichets du surhomme! Me ferai-je donc le prêtre de Heidegger, angélique sacrificateur? Immolons, dit ce devin, le géhenne d'injustices et de souffrances qu'est l'histoire, immolons-la à l'Être salvifique tapi dans la langue allemande ; donnons à la raison angoissée la «cruchéité de la cruche» pour refuge.

Serai-je donc le derviche tourneur de Marx, le grand escamoteur du silence de l'univers? Voyez l'autel où fument les senteurs du nirvâna chu sur la terre. Ils s'affairent, les nouveaux dévots dont les prodiges ont aboli l'injustice par la dictature de tous sur chacun ! Goûtez auprès d'eux la vérité que façonne sur l'enclume du monde le prolétariat vainqueur, le dernier sauveur du monde, celui qui rend aveugle au spectacle des monstres brassant les masses léthargiques et bornées.

Me prosternerai-je donc devant les tard-venus de l'intelligence, les silencieux matois qui ferment le cortège et dont la malice charge des structures fascinatoires de jouer le rôle magique d'intelligibilisateurs acéphales? Voyez comme l'autel de la structure devient oraculaire à son tour! C'est bien en vain que le signifiant a été immolé : à la faveur même du mutisme de son offrande sur son propitiatoire mental, la structure est censée parler encore de la rationalité des choses et les rendre parlantes.

Les marchands de raison se pressent à la foire. Pourquoi ne saluerais-je pas bien bas leurs idoles? Beaucoup sont affriolantes. «Achetez, achetez votre raison!» crient les bateleurs bien achalandés. Quelle idole choisirai-je à l'étalage? Quelque démon me glisse à l'oreille : «La lucidité n'est-elle pas à son tour une idole? Et l'intelligence critique, la maison de retraite de l'ambition? Pourquoi lutter contre la bêtise?»

Et pourtant, nous nous promettons de scruter les secrets cultuels de la raison scientifique et politique, afin d'y observer le fonctionnement psychologique de nos idoles idéales, de nos idéalités sacrées. Comment se fait-il, nous demandons-nous, que les convictions qui fondent sur plusieurs espèces de raisons une prétendue compréhensibilité systématique de l'univers s'organisent sur le modèle sacerdotal et sacrificiel dans l'inconscient de l'entendement humain? Telle est la vraie Renaissance, celle qui nous rend questionneurs de toute dogmatique et de toute autorité.

En vérité, l'intelligence, devenue farouchement dérélictionnelle, scelle enfin alliance avec le combat le plus ancien des prophètes : elle rappelle qu'il est idolâtre de s'imaginer que les choses tiendraient quelque discours du sens - que ce soit par l'intermédiaire d'un dieu ou que ce soit en vertu de leur propre autorité théorique. À quoi bon briser les statuettes parlantes d'autrefois si l'on n'admet pas que ce gros et informe objet qu'est le cosmos demeure muet comme une carpe? L'idolâtrie, n'est-ce pas le fruit du désir effréné de l'homme de doter le monde matériel d'un langage - celui de la raison, - comme si, pour le motif que Dieu est mort, les choses s'étaient mises à parler à sa place ? À la source du désir de l'idolâtre, on ne rencontre jamais qu'une même maîtresse d'erreur : la peur. Parce qu'on s'effraie du silence et de la solitude de l'univers, on lui prête un discours.

La pensée trouve sa récompense à fouailler les entrailles de la peur : une meilleure compréhension de la respiration de l'humanité, voilà sa récompense. Devenue l'observatrice impitoyable d'une raison tantôt entrebâillée sur le grand large, tantôt courte de souffle, enfin l'intelligence iconoclaste emprunte son pas à l'âme.