Comment devient-on dieu?

Comment le charpentier Jésus est-il devenu Dieu? Pour Ennio Floris, les artisans du miracle sont les auteurs des évangiles. Pour Hyam Maccoby ce n'est pas le Christ, excellent Pharisien, qui est l'inventeur du christianisme, mais le futur saint Paul. Diable!

Annexerons-nous les mythes religieux à la culture ? Ce serait oublier que la plus belle cantate de Bach ne fait pas davantage exister le dieu des chretiens que l'Orphée de Glück ne fait exister le dieu Orphée. Le philosophe préfère être damné que de céder aux appels de quelque Olympe. Mais les savants aussi refusent que l'univers se tienne coi.

Galilée écrit que l'univers est un livre «écrit en langue mathématique, et ses caractères sont des triangles, des cercles et des figures géométriques sans lesquelles il serait impossible d’en saisir le sens. Sans eux, nous ne ferions que tournoyer en vain dans un labyrinthe obscur». Galilée, n'en déplaise à Lacan, est en quête du fabuleux théorique. Il croit que la nature accourt au son de cloche de son «sens rationnel», comme si les «habitudes» de la nature n'étaient pas aussi muettes que le ciel.

Les règles qui régissent nos rêves, quelles sont les balances de la raison qui les pèseront ? Décidément, les mythes religieux sont devenus le creuset de la philosophie. Dans leurs cornues, la pensée se forge des armes nouvelles, afin de poursuivre le combat de l'intelligence. Penser l'imaginaire est l'avenir de la philosophie.

C'est pourquoi il faut dire aux auteurs d'ouvrages religieux : «Ou bien vous traiterez de votre méthode de pensée avant de commencer votre ouvrage ; ou bien vous ne fabriquerez que des produits plus ou moins bien confectionnés pour séduire le chaland. Dans le premier cas, vous respecterez votre lecteur et vous servirez votre cause par l'honnêteté de votre démarche. Dans le second, vous ne ferez que renforcer l'armée de ceux qui savent déjà.»

C'est dans cet esprit que j'ai lu avec joie Sous le Christ, Jésus de Ennio Floris, qui fera événement, et Paul et l'invention du christianisme de Hyam Maccoby. Car s'il est maintenant définitivement acquis qu'il est bien impossible d'écrire des ouvrages historiques sur Jésus en se fondant sur les récits des évangiles, il est non moins acquis qu'on ne peut plus évoquer l'histoire «réelle» et «objective» de Jésus sans se demander ce qu'il faut entendre par «vérité historique» et par «réalité objective», tellement l'histoire est aujourd'hui condamnée à s'interroger sur son propre statut avec autant d'esprit critique qu'il lui en a fallu autrefois pour dénoncer les méthodes de l'histoire légendaire ou mythique.

L'ouvrage toujours passionnant et souvent révolutionnaire de Floris commence par un résumé des méthodes de la science historique qui, depuis les libéraux rationalistes des XVIIIe et XIXe siècles, jusqu'à Bultman, ont présidé à l'interprétation de la personnalité de Jésus. Puis l'auteur, passant à l'exposé de sa propre méthode, se demande pourquoi les religions sont «tiraillées entre la paix et la guerre, l'amour et la haine, le salut et la justice, le service et la tyrannie,  la liberté et l'esclavage». C'est qu'en prétendant se fonder tout ensemble sur le savoir et sur la foi, «elles ne peuvent prétendre à la vérité qu'en niant celle des autres».

Mais comment séparer le savoir de la foi ? En procédant à un examen généalogique de la formation des textes des évangiles à partir de leur «code de référence». Car «comprendre les phénomènes de la nature et de l'histoire comme des "signes" suppose l'existence de codes». En ce sens, il y a un code galiléen du sens, comme il y a un code messianique du «sens» de Jésus. L'originalité de l'«analyse référentielle» est considérable, car Bultman traitait la légende comme si elle était sortie spontanément de l'imagination des croyants, et Strauss s'imaginait, comme Renan, que le récit biblique était un mythe pur. Avec Floris, nous suivons pas à pas la démarche de l'évangéliste dans son interprétation, par exemple, de la «grossesse malheureuse et scandaleuse de Marie»; et nous découvrons comment il la transforme en «conception virginale du fils de Dieu» à l'aide d'un code messianique.

La seconde nouveauté qu'apporte Floris est d'avoir montré que le Jésus de la foi, qu'on appelle le Christ, ou Dieu, a été construit en réfutation du dossier d'accusation que les juifs avaient constitué contre lui. Les évangélistes interprètent les renseignements philosophiques sur Jésus, fournis par les juifs, à la manière dont les documents contenus dans le dossier d'Ibrahim Abdallah pourraient être repris un par un et placés, par des mystiques arabes, dans une perspective mythologique destinée à démontrer que, sous les apparences d'un malfaiteur de droit commun se cachait un grand prophète, chargé d'une mission divine par Allah. Car il ne faut pas oublier que, pour les juifs, l'«imposture» de Jésus le terroriste «avait été démasquée lors de la prise du temple, où il avait agi avec violence, comme un bandit» (Mc XIV, 48).

Floris ne veut par réfuter la théologie pour autant. Il prétend même la libérer en l'obligeant à renoncer enfin à tout savoir scientifique. «Jadis explicative et rationaliste» elle ne sera plus que «compréhensive et expressive» en se contentant de «chercher le sens de la vie». Bizarrement, Floris croit donc que la science atteint réellement «l'explication du phénomène», alors qu'en mettant lui-même l'accent sur l'existence des codes du sens au sein de la théorie scientifique, il est pourtant entré dans la voie d'une critique de l'imaginaire humain qui pourrait embrasser à la fois le fabuleux religieux et le fabuleux scientifique.

Certes, la tradition religieuse est irrationnelle – mais est-il rationnel de s'imaginer que la raison scientifique serait définitivement acquise, alors que toute l’histoire de la science démontre qu'elle s'est faite, de la raison qui l'inspire, une idée dont les codes ont autant évolué que ceux d'un mythe? L’homme est un interprète de signes. Si le fabuleux de nos signifiants écrit l'histoire, c'est bien parce que l'homme est un transformateur à haute tension. Il transfigure Jésus en Dieu, une petite bourgeoise d'Italie en Béatrice de Dante, un gentilhomme un peu timbré en l'immortel Don Quichotte de nos folies.

Le tort de Floris est de n'être pas allé jusqu'au bout de sa méthode d'analyse de nos métamorphoses du monde, ce qui l'empêche d'explorer la «rationalité» de l'imaginaire humain en quête de signes du sens dans tous les ordres du «savoir». Puisse l'exploration de la poétique de l'homme, qui ne fait que commencer, aller au-delà de la banalité d'écrire que Dieu est une «sublime personnification de toutes les valeurs humaines», alors que ce personnage est un maître en politique et qu'à ce titre il mérite de plus profondes analyses de son statut et de ses performances.

L'ouvrage de Hyam Maccoby est celui d'un fidèle de la Thora. Quel est l'interêt scientifique que peut présenter le regard qu'un mythe jette sur un autre? De faire comprendre de l’intérieur à quel point le «brouet mythologique» de votre ennemi vous a mal compris, vous a déformé «sans vergogne», vous a méchamment trahi, ce qui présente, en l’occurrence, un grand intérêt, puisque le christianisme est né du rejet paulinien de la loi juive. Maccoby démontre que Paul, ce fieffé «forgeur de mythes», qui ose soutenir que la Thora aurait été révélée par les anges, alors que c'est Dieu lui-même, comme chacun sait, qui l’a révélée, est un dualiste manichéen qui a trahi la foi des vrais Pharisiens, afin de ravir à l'ancien Israël «sa mission de peuple élu».

Certes, il y a quarante ans que les analyses exégétiques de Bultman ont démontré le gnosticisme et le dualisme de Paul, qui croit aux démons, au Mal, etc. Mais la religion juive est tellement moins magique que la chrétienne qu'elle a anticipé de deux mille ans la critique bultmanienne de l'Eucharistie, qui «signifie la communion de l’initié avec la divinité en mangeant le corps et en buvant le sang du Christ», et qui, par son cannibalisme sacré, contient «de puissants éléments sado-masochistes tirés des religions à mystères».

Comme le mythe eucharistique est le sacrement central qui fonde le christianisme et qui le rend incompatible avec le judaïsme, il est décisif de démontrer que ce n’est pas Jésus, cet excellent Pharisien, mais Paul, un Pharisien perverti, qui a «créé et institué l’Eucharistie, à la fois comme concept et comme institution de l'Église».

La démonstration de Maccoby est d'une grande rigueur logique. Je n’ai pas eu le loisir de la développer ici, textes à l'appui – je ne puis qu'y renvoyer le lecteur en soulignant que l'enjeu de ce débat est énorme, puisque toute la déification de Jésus repose sur un mythe oriental. Mais surtout l’Eucharistie «équivaut à rien moins qu’un rétablissement du sacrifice humain, que le judaïsme considérait comme une abomination». C'est pourquoi l'idée de traiter le vin comme du sang «ne peut que dégoûter un juif». L'Eucharistie est, de surcroît, fondée sur un acte magique, «puisqu'on croit qu'un miracle se produit chaque fois qu'on la célèbre, le pain et le vin devenant le corps et le sang du Christ». C'est ainsi que la raison paralysée des religions est aussi un combat pour faire progresser la raison encore plus primitive qui régnait avant elle.

La critique religieuse va-t-elle renaître en France, ou bien sommes-nous tellement déchristianisés que nous jugeons le débat clos et désormais sans intérêt, nous privant ainsi de toute voie d'accès à une véritable critique scientifique de l'imaginaire humain et de ses métamorphoses, dont toutes nos sciences humaines sont pourtant assoiffées?

Manuel de DIÉGUEZ

 Philosophe, Manuel de Diéguez est l'auteur de nombreux ouvrages, et notamment de la Caverne (Gallimard), le Mythe rationnel de l'Occident (PUF) et Jésus (Fayard).

Ennio Floris : Sous le Christ, Jésus. Flammarion, 328 p, l20 F.
Hyam Maccoby : Paul et l’invention du christianisme, Lieu Commun.