Si les dieux existaient...

par MANUEL DE DIÉGUEZ (*)

Il faut nous rendre à l'évidence : si nous sommes piégés par l'appel au meurtre, c'est parce que toute notre culture est bloquée par notre «politique de la raison» depuis Descartes. Car c'est le Discours de la méthode qui nous a fait signer un contrat avec les croyances religieuses, aux termes duquel la civilisation serait un combat pour le triomphe de la tolérance et non point un combat pour le progrès de la raison. Ce concordat entre la pensée et le sacré a été confirmé par tout le siècle des Lumières. C'est pourquoi, deux cents ans après Voltaire, les neuf dixièmes de l'humanité vivent encore dans une culture essentiellement mythologique et les religions ont toutes été réhabilitées, dans notre Occident cartésien, comme des fruits magnifiques et parfois sublimes de la «culture».

Enseigner la raison

Mais dire à des croyants : «Nous respectons les exploits de vos prophètes et les certitudes qu'ils vous ont mises dans la tête ; nous vous demandons seulement, en échange, de ne pas nous assassiner au nom de vos convictions», c'est leur proposer un marché qu'ils sont condamnés à rejeter. Car si l'univers était réellement régi par trois êtres imaginaires - Allah, Jahveh et le Dieu des chrétiens, qui auraient remplacé Jupiter, Wotan, Mithra, Tot, Krishna et quelques autres, - il serait impardonnable d'admettre qu'on les offensât cruellement. Si les dieux existaient, ils auraient des droits ; et l'on ne voit pas quel intérêt de grands écrivains trouveraient à se moquer d'eux. C'est pourquoi les fidèles d'une divinité savent très bien que les «blasphémateurs» ne croient pas en l'existence réelle des personnages fabuleux qui hantent, hélas ! le cerveau de la «pauvre humanité» (Renan) depuis le fond des âges.

De plus, se moquer, par des procédés exclusivement littéraires ou artistiques, des Célestes devenus «uniques» à la suite du rétrécissement de la planète, est une insulte à l'humanité pensante, puisque c'est la juger inapte à tout accroissement de son grain de raison par le recours à une sereine pédagogie socratique.

Mais l'Occident de la pensée a précisément renoncé à une entreprise aussi difficile. Il en est résulté une séparation radicale entre l'exégèse scientifique des textes sacrés et les croyances de la masse des fidèles non instruits ; et ce fossé est devenu plus profond qu'au temps où Bossuet accusait Richard Simon d'anéantir l'ordre de l'univers parce qu'il avait changé un iota de l'Ancien Testament. Car notre exégèse scientifique traite, depuis plus d'un siècle, les textes fondateurs du judaïsme et du christianisme comme des documents politiques et poétiques produits seulement par des hommes, alors que, surtout dans les pays catholiques, les chrétiens, même cultivés, ignorent tout de ces travaux et croient encore dur comme fer au catéchisme qu'on leur a fait réciter dans leur enfance.

Cette profonde scission entre le savoir réservé aux spécialistes et la «culture religieuse de masse» est encouragée, en premier lieu, par la plupart des écrivains et des philosophes, qui ne jugent pas utile de faire progresser l'enseignement de la raison dans une civilisation vouée au «tout culturel», et, secondement, par les élites politiques, qui se soucient de théologie comme d'une guigne, mais dont la raison, toute pratique, a réappris que la religion est le plus puissant moyen de doter les peuples d'une identité mythique propre à les discipliner et à assurer l'ordre public par une police du symbolique. «Commander, c'est dominer les imaginations» (Necker). «Jamais État ne fut fondé que la religion ne lui servît de base» (Rousseau). «La religion, voilà le principe de cohésion de la société, celui qui empêche la confusion entre la destinée des bons et des méchants» (Robespierre).

Le «naufrage de la pensée»

Ce n'est pas pour des raisons mystiques que Gorbatchev assiste à une messe à Varsovie et Mme Thatcher à un service religieux de l'Église orthodoxe à Moscou. Nos religions ne sont plus jacobines - conservons donc les avantages d'une superstition détendue, qui rassure encore les États.

Seulement, les vrais croyants ne sont pas seulement des rêveurs; ils savent aussi que l'appel à la «liberté de création» est une incitation à croire mollement; et que la tolérance n'a jamais progressé qu'à la faveur de l'indifférence religieuse qu'elle suscite.

Comment lutter contre le fanatisme si la raison doit céder devant les droits de l'imaginaire, et si la civilisation est la bonne gestion des lâchetés de la raison? Interdire à l'intelligence de marcher et bloquer sa vocation naturelle à la lucidité, c'est s'exposer à de cruels déboires ; et d'abord à la plus terrible régression mentale, qui s'appelle le «naufrage de la pensée».

Si la croyance a été le premier pédagogue de l'humanité, peut-être le second sera-t-il un Abraham de la Responsabilité?

(*) Écrivain