Les origines de la démocratie

par Manuel de Diéguez


L'ÉCHANGE de vues que Le Monde a publié entre M. Le Roy Ladurie et M. Lourau sur le calvinisme et le jansénisme est bien révélateur des difficultés de méthode que rencontrent les historiens de l'imaginaire. C'est que l'on ne saurait rendre compte des grandes options théologiques entre lesquelles le christianisme s'est divisé sans fonder une anthropologie religieuse réellement scientifique. Si l'on s'imagine, par exemple, que "les protestants n'ont eu qu'à léguer" saint Augustin à "Jansénius et ses disciples", on rendra inintelligible l'incompatibilité d'humeur entre l'augustinisme de Port-Royal et de Calvin. Avoir une  "bonne connaissance de la généalogie des grands systèmes religieux et politiques" commence par une bonne connaissance des clés proprement historiques d'une théologie.

Car ce n'est pas l'augustinisme de Calvin qui a bouleversé le paysage historique de l'occident, mais la révolution inouïe de nier le prodige de la présence physique du dieu immolé sur l'offertoire. Calvin est d'abord le Copemic de la théologie qui refusa de faire dévaler du haut du ciel la chair vivante et le sang frais du dieu sacrifié. Sa fureur religieuse retrouve celle d'Isaïe, qui, le premier, exprima sa colère et son dégoût pour le sang qui giclait alors sur les propitiatoires. Calvin déclare tout net qu'il refuse de tuer jésus à nouveau et il accuse les prêtres d'assassinat. Il répète sans relâche qu'il est hypocrite de prétendre que le sacrifice répétitif de la messe ne serait pas sanglant.

Au colloque de Poissy, en 1561, les dignitaires de l'Église et toute la cour sont profondément impressionnés par l'exposé magistral de la doctrine de Calvin que leur présente Théodore de Bèze. Mais, quand l'orateur rappelle que Jésus est au ciel et qu'il n'en descend plus, la tempête éclate avec une violence inouïe, et le colloque est par terre. "Madame, avez-vous ouï ce blasphème?", tonne le cardinal de Tournon en se tournant vers la Régente. Catherine de Médicis ne peut que répondre qu'elle mourra dans la religion de ses pères. La même question centrale s'est posée à Luther : les yeux obstinément fixés sur un morceau de pain qu'il a placé devant lui, il répète: "Ceci est mon corps".

Ce qui fait un devoir d'honnêteté intellectuelle à l'historien de l'imaginaire de placer les révolutions de l'autel au coeur de la compréhension des théologies chrétiennes, c'est que la démocratie occidentale n'est précisément pas née de la théologie de la "prédestination augustinienne" qui aurait marqué Calvin "au fer rouge" , mais des conséquences psychologiques et politiques immenses de la suppression de la chair et du sang de la divinité, parce que, depuis Homère, la croyance se fondait sur des célestes dotés de corps. Comment se fait-il qu'un miracle aussi fantastique soit cru vrai par des millions d'esprits dotés de tout leur bon sens ?

C'est qu'un pouvoir politique fondé sur la croyance en la présence corporelle d'un dieu immolé dispose d'un médiateur d'une tout autre nature que celle d'un dieu figuré, parce que l'obéissance publique est fondée sur la vénération d'un chef doté d'os et de viscères. On croit que le roi est roi en sa chair; si l'on ne s'imaginait pas qu'un personnage est proprement historique à titre physiologique, on découvrirait que tout pouvoir est constitué d'un symbole abusivement concrétisé.

Aussi la théologie chrétienne s'est-elle divisée entre l'"évangélisme" fondé sur la "scriptura sola" et la "gratia sola" - qui conduira à l'utopie par la mutation lente du messianisme christique à l'idéologie rédemptrice -, et la théocratie, qui est connaturelle à un pouvoir religieux fondé sur la gestuelle descendante ou condescendante de la bénédiction, symbole d'un souverain qui exige l'agenouillement de ses vénérateurs devant un sacré réputé incarné. Le monde moderne vit encore de ces deux options fondatrices du pouvoir politique : celle, paulinienne, du Sermon sur la montagne, qui exalte la liberté des "enfants de Dieu", et celle de la tiare et de la pourpre. C'est cette scission anthropologique qu'exprime l'extraordinaire coup d'État théologique de Calvin.

La modernité est fondée sur la rupture du cordon ombilical entre le symbole et la chair, le fait et la métaphore, le réel et ses figures. C'est pourquoi la démocratie ne saurait s'"incarner". Aucun corps constitué ne substantifie la liberté. La République n'est que représentée, donc symbolisée par des hommes-signes. La "volonté du peuple" confère des pouvoirs étroitement délimités à des personnages abstraits dotés de titres convenus, qui seuls exercent une puissance. Le suffrage universel lui-même n'est nullement un corps réel, mais seulement une entité politique élevée à la souveraineté et proclamée infaillible par un décompte arithmétique.

C'est la ruine du fondement matériel qui a enfanté le monde moderne. La démocratie brise le lien entre la "vérité" et les corps. Du coup, les valeurs et les idéalités ne se communiquent que d'esprit à esprit, par le relais de codes de communication cérébralisés. Le concept de "loi de la nature" n'était qu'une métaphore juridique censée légaliser le mutisme du monde.

Calvin n'a fondé que de surcroît le mélange de la vaillance avec l'angoisse qui caractérise les démocraties; car, bien plus profondément, si aucune vérité ne saurait se substantifier, donc s'incarner en tant que vérité, toute intelligibilité est nécessairement une construction humaine dont il faudra scruter les finalités et les motivations - d'où un approfondissement vertigineux, mais angoissant à ce titre, de la conscience de soi.

Le réformateur est de son siècle : il croit qu'il existe un ciel cosmologique dans lequel un créateur de l'univers et son fils seraient assis côte à côte et il juge légitime de brûler les sorcières. Mais c'est depuis Calvin que l'homme rencontre dans le cosmos le plus encombrant des interlocuteurs : lui-même ; et, se sachant responsable, il se propose de rendre enfin pédagogique la politologie...

Quand M. Le Roy Ladurie emprunte, sans me nommer, sa comparaison entre le communisme et l'Église à mon entretien avec François Furet paru dans Commentaire de septembre 1995 et au second article que j'ai consacré au Passé d'une illusion dans le numéro de septembre 1996 des Temps modernes, il témoigne de ce que ses efforts pour théoriser quelque peu les relations d'une théologie avec l'Histoire trahissent ma pensée, mais en démontrant qu'il ne suffit pas de m'emprunter quelques vues générales et un schéma conceptuel pour porter la méthode historique à la rigueur logique que requiert un sujet aussi immense et aussi inexploré que l'imaginaire religieux de l'Occident. En réfutant la "présence réelle", ce prolongement logique du mythe de l'Incarnation, c'est toute l'articulation entre le Golgotha et l'Histoire que Calvin rejette.

Deux principes de la méthode historique s'appliquent à l'interprétation de l'imaginaire religieux. Le premier est d'observer que c'est au niveau de son ultime fondement qu'une théologie s'articule avec l'Histoire. Le second est de se réjouir de ce que le coeur d'une théologie conduise au plus secret de l'Histoire. S'il est légitime de raconter l'histoire de la marine à voile ou du canon sans se livrer à une psychanalyse des navigateurs et des canonniers, il n'est pas possible de rendre intelligible l'histoire d'une religion sans descendre au plus profond de l'homme.
 
 

Manuel de Diéguez est
écrivain et philosophe.