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SCIENCES

 

Science et philosophie

 


Introduction

  1. Philosophie de la définition.
    Le "dehors" et le "dedans" de l'animal cosmique

  2. Histoire des nombres et du langage dans la physique de Thalès à Newton

  3. L'effort des physiciens philosophes

  4. L'idole comme dénominateur commun de la raison animale et humaine

  5. D'une anthropologie critique de la physique mathématique

  6. La poétique de la physique mathématique et l'ontologie fondamentale

Bibliographie


Introduction

Longtemps les rapports entre la philosophie et la science furent dominés par la croyance que la philosophie serait une manière de scientia scientiarum (science des sciences), donc un savoir totalisateur, chargé d'embrasser tout le savoir "intelligible" dans l'ordre temporel. L'échec de cette tentative provoqua une crise grave entre une métaphysique encore inconsciente à l'égard de sa dimension de quête et une science qui revendiquait de plus en plus l'exclusivité d'un savoir qu'elle déclarait seul "objectif" et "positif".

La philosophie subit alors la dévalorisation qui s'attachait à tout savoir ambigu, ou se reconnaissant lui-même comme "subjectif", même chez les existentialistes (Kierkegaard, Sartre, Gabriel Marcel). D'ancilla theologiae la philosophie devenait, selon l'expression de Valéry, une ancilla scientiarum, faute de pouvoir, par une psychologie plus abyssale que celle dont la science détenait les clés, renverser les rôles et démontrer la subjectivité profonde de la notion collective d'"objectivité" expérimentale.

Pour sortir de cette crise, il fallait d'abord que la philosophie, méditant enfin sur sa fonction dérélictionnelle, et sur la critique fondamentale de l'universel qu'inaugura le Théétète, redécouvrît sa tâche propre, qui n'est pas de fournir un savoir conceptuel sur les pistes assurées de la "vérification" où le savoir métaphysique se surajouterait aux connaissances partielles, mais, au contraire, de soustraire la connaissance dite objective à la naïveté de l'esprit naturel, qui confond instinctivement savoir et comprendre, hypostasiant sans fin la régularité en rationalité et la rationalité en compréhensibilité ; et conférant ainsi un prétendu signifiant légal ou structural à la constance du flux matériel. La philosophie devenait une sorte de trans-psychanalyse de la notion même d'expérience, et se demandait enfin ce que les sciences "vérifient" en réalité sous le nom de "vérité" et de "réalité" ; et en quoi la "vérité" se définit comme un certain "vérifiable". Telle fut, au plus profond, la révolution heideggérienne, que rejoint Matisse disant : "La vérité n'est pas l'exactitude."

La philosophie, revenant ainsi à sa mission, proprement socratique, de contestatrice de l'intelligibilité du vérifiable, redevint une problématique de la finitude en tant que telle, et retourna le reproche de subjectivité au savoir scientifique superficiel, analysé comme mythe et comme croyance, non point en tant que ce savoir porte effectivement sur des faits dûment constatés, soumis à la mesure et mystérieusement réguliers, donc nécessairement prévisibles, quantifiables et généralisables par l'équation, "simulatrice d'équilibres" (C. Grégory) dans la nature ; mais en tant que ce savoir demeure frappé de cécité à l'égard de sa subjectivité la plus profonde - celle qui "explique" par le passage de la cause à l'effet, ou par la mise en évidence de structures déclarées en équilibre (statique ou en déséquilibre (dynamique). La critique de la causalité, ensommeillée depuis Hume, devenait la source d'une anthropologie critique du savoir chez Nietzsche. Avec Heidegger, l'idée d'une histoire du sens commun commença de prendre forme. La métaphysique allait-elle sombrer dans un scepticisme, ou même dans un nihilisme ?

Avec l'étude du rite, de la loi et de l'idole, la philosophie trouva un regard nouveau sur les mécanismes d'une oblation sacrificielle aux figures spéculaires du moi dans la physique et les mathématiques, et renoua avec la quête spirituelle, via une voyance sur l'Oubli, dans la postérité authentique de Socrate. Tout cela avait été préparé, au plus profond, par Sein und Zeit, mais il y fallait un approfondissement anthropologique susceptible de renouveler entièrement la psychologie événementielle classique, pénétrée d'instrumentalisme par Aristote et saint Thomas, afin que, par-delà l'expérimentation positiviste et naïve à laquelle étaient censées donner lieu les fameuses "facultés" psychophysiques des scolastiques, tirées des concepts d'intelligence, de volonté, de savoir-faire etc., le rapport de l'eidos (apparence) à idea (idée) et de l'idée à eidôlon (image, idole) réintroduisît la critique de l'angoisse idolâtre dans la philosophie moderne.

Ainsi, la philosophie des sciences devint une trans-psychologie (par-delà toute Weltanschauung utilitariste) de la croyance mythique à la compréhensibilité de la matière - en ce sens, elle se mua en une contesttation bouddhique des cosmologies mentales dont la "raison" classique était le temple. Dans la postérité intellectuelle d'une psychanalyse déjà philosophique chez J. Lacan, elle continua de renverser les rôles, en faisant maigrir les métaphysiques du concept agissant, cachées dans l'inconscient du savoir rationnel, et en réintroduisant, par cette voie, une méditation originelle sur la condition humaine, dans une réflexion épistémologique en devenir.

Ne pouvant esquisser ce renouvellement d'une problématique de la finitude dans tous les champs du savoir scientifique, on se bornera au principal d'entre eux, celui qui déploie une histoire de la physique, des Éléates aux mathématiques modernes.

 


Philosophie de la définition. 
Le "dehors" et le "dedans" de l'animal cosmique
 

Qu'est-ce que le cosmique en tant que mental ? 

L'homme est un animal cosmique. De tous les êtres vivants, il est le seul dont l'environnement n'est pas la nature qu'il voit, mais l'univers qu'il imagine. La question des rapports entre la philosophie et la science est donc posée par la définition même de cette espèce dont le regard spécifique est mental du seul fait qu'il est cosmique.

Mais voici que la question du rapport entre la philosophie et la science se fait insidieuse : est-ce en tant que représentant de la gent philosophique, ou bien de la gent scientifique que nous avons proposé notre définition de l'espèce, la déclarant d'emblée cosmique ? Le choix de la définition est-il alors philosophique ou scientifique ? Ne renvoie-t-il pas, allusivement, donc subrepticement, à une certaine orchestration pascalienne, donc philosophique, de la condition humaine, puisque, depuis Pascal, c'est un thème rebattu que l'homme serait placé dans l'étendue cartésienne, entre un infini de grandeur et un infini de petitesse ?

Mais il se trouve que les sciences expérimentales les moins avancées et les plus proches, encore, de leurs origines dans le sensible, comme certaines branches de la chimie ou de la physiologie, sont celles, précisément, dont l'objet demeure, par définition, le plus étroitement circonscrit à l'environnement animal, alors que c'est dans leur expansion vers l'environnement imaginaire et mental, donc vers l'infiniment grand et vers l'infiniment petit, que les sciences ont trouvé leur développement le plus abstrait, le plus symbolique et le plus puissant. En effet, c'est dans cette direction inaccessible seulement qu'elles ont élaboré une formulation équationnelle à la fois de plus en plus "adéquate" à la matière et de plus en plus cohérente.

La physique astronomique et la physique atomique étant devenues les hauts lieux des représentations symboliques des "lois" par les nombres, notre définition de l'homme semble donc celle qui convient au rapport de cet être étrange avec le champ cosmique le plus étendu et le plus parfait qu'ait conquis la science mathématique.
 
Le cosmique est-il un "dehors" ou un "dedans" ?

Mais cela ne résout pas le problème du "dehors" et du "dedans". Nous aurions pu, tout aussi bien, définir l'homme comme le seul vivant dont l'effort le porte à plonger son regard dans ce qu'il appellerait le dedans cosmique au lieu d'étendre sans fin sa vue vers un dehors cosmique; donc, comme la seule variété du vivant dont l'environnement spécifique ne serait ni le cosmos en soi, ni même la nature proxime, mais un incompréhensible vide, ou une incompréhensible plénitude, en lesquels s'éprouveraient la finitude et la grandeur d'une sorte d'être en suspens dans sa propre absence ou sa propre présence à son insaisissable "moi cosmique" ... Est-ce au "dedans" ou au "dehors" que l'homme est cosmologue et mathématicien ? Car nous disions que c'est un environnement mental que le cosmique; ce cosmos est donc un dedans et un dehors, aussi insaisissable d'un côté que de l'autre, tantôt angoissé et tantôt intrépide.

Mais comment traiter du rapport de la science à la philosophie si la définition du savant dont la science paraît la plus "cosmique" et extérieure, à savoir le physicien-mathématicien, exige que soit abordée au préalable la question du "dehors" et du "dedans" ? Donc, la question de savoir si ce savant créerait un certain univers mathématique mystérieusement vérifiable au "dedans" et au "dehors", sans que nous sachions quel étrange mixte de mathématiques et de matière nous sommes? Voilà posée, en termes contemporains, la question de la Critique de la raison pure de Kant.

Le cosmique humain est-il un lieu ? 

Bien plus : l'être précédemment déclaré "cosmique" et situé "entre deux infinis", où se cache-t-il ? Quel est son lieu ? N'est-il pas en tous lieux et nulle part? Qu'on lui assigne donc son corps charnel comme "lieu" ; il ne sera plus un être cosmique, puisque ce ne sera plus un être imaginaire (imageant), celui qui se serait enfermé dans le jeu étroit de ses membres, et y serait entièrement circonscrit. Mais ce serait encore une décision tout humaine, donc imaginée, celle de s'assigner à soi-même son propre corps comme lieu imaginaire : le César de cette superbe décision ne serait pas pour autant immanent à l'augure qu'il prétendrait assigner à résidence dans son corps.

Car si le corps est conçu, donc mental, c'est d'une corporéité psychique que l'homme est doté, même dans la science. Supposons que ce sculpteur de soi-même qu'est l'homme ne craigne pas de tailler dans le bloc de sa propre volonté la définition scientifique de sa corporéité psychique spécifique, et notamment celle qui le consacrerait cosmologue et mathématicien. Dans ce cas, il resterait encore au philosophe à s'enquérir de la nature d'une nature "scientifiquement" capable de se choisir elle-même, et de prédéterminer activement et sans fin sa corporéité rationnelle. Car un tel être peut sans cesse se poser plus avant la question de savoir ce qui conditionne rationnellement en lui son auto-définition et son auto-propulsion scientifique. Un tel être est donc construit sur la retraite à l'infini de son esprit. Il est voué ou livré à la marche à reculons où l'accule, dans le rationnel lui-même, la dérobade à l'infini de la question qu'il est seul capable de se poser, et qui semble conditionner son être scientifique. Mais si, voulant fuir le piège de son esprit, il prétend se contempler comme une chose arrêtée et inconditionnée, et s'il cesse de se proclamer le fabricant et le visionnaire de sa propre nature, se délivrerait-il pour autant de sa distance toujours resurgissante, qui le prend dans sa nasse, pour le grandir et le capturer en retour, inlassablement ? Où se sera-t-il caché, celui qui prétendra s'être enfermé dans son essence fixe, en homme-gigogne? Il ne pourra s'empêcher d'exister encore en quelque futur, d'où il se verra toujours en fuite, donc conditionné par son incapacité à s'enfermer dans l'immobilité.

La science démasque donc le savant comme un évadé perpétuel, toujours trop à l'étroit dans l'immensité du cosmos où il veut en vain se circonscrire comme animal cosmique. Ce cosmos, c'est de l'"infini" qu'il le regarde malgré tous ses efforts pour s'y enfermer; il le rejette donc, comme un jouet, par la puissance de recul de sa raison.

Le rationnel est cette puissance qui se retourne toujours sur l'immensité elle-même et qui ne parvient pas à s'y barricader. Mais cette transcendance même n'est-elle pas une finitude et une déréliction, puisqu'elle ne parvient pas à se voir comme telle, et en tant que prison ?

D'une anthropologie critique de l'"objectif" et du "subjectif"

À l'emprise de la philosophie sur toute réflexion quant au statut de la science, il serait donc bien puéril de tenter d'échapper en déclarant, une fois pour toutes, que l'activité scientifique privilégiée, celle dont une puissante formulation mathématique de la physique, à l'échelle cosmique, constitue la plus idéale expression, serait "objective", tandis que serait "subjective" l'introspection existentielle, qui rouvre le cosmos sur le recul à l'infini du concept. Si le savant n'étudie pas le mécanisme d'une transcendance finie, dans l'enceinte de laquelle sa science s'élabore nécessairement, comment pourrait-il prétendre connaître le statut de la science, et comprendre la fonction dérélictionnelle où son activité est prise d'avance? Le voilà piégé dans une psychanalyse de l'oubli qui le montre livré à son refus de se voir; et livré à une interprétation métaphysique de ce refus. De quoi son oubli ontologique est-il signifiant ? Peut-on se rendre visionnaire de la cécité volontaire ? Mais est-elle volontaire ? Sinon, où est la responsabilité ontologique de l'oublieux ?

Et voilà que s'impose une anthropologie fondamentale - la philosophie devient quête. Comment tuer son regard ? Car il se trouve que les mathématiques sont des fleurs tantôt rudimentaires et tantôt raffinées. Impossible d'éluder la question de la beauté et de la laideur du savoir. Or la beauté et la laideur renvoient à des corps. Le mathématicien est tantôt un Sancho qui viole la pureté de l'existence proprement mathématique des mathématiques, tantôt un Quichotte qui souffre, en maïeuticien, de l'accouchement difficile de l'"idéalité" équationnelle, dont la parure est parfois bien trop belle, hélas, pour habiller cette Maritorne qu'est souvent la nature. Et quelquefois, Maritorne condescend à trouver parure mathématique quasi exacte, quand le calculateur, en Quichotte fervent, est un haut couturier de l'univers.Qu'est-ce que cette ferveur? Qu'est-ce que cet art ?

Puisque celui qui s'applique aux sciences les plus étroites, dont la méthode n'est que le sens commun rendu plus attentif, n'est pas de la même complexion que celui dont l'activité scientifique, portant l'esprit à l'infiniment grand et à l'infiniment petit, traite le cosmos comme une Dulcinée, y introduisant la splendeur à la fois fragile et inaltérable d'une certaine expression symbolique du mouvement dont les nombres sont le matériau et l'équation pure la baguette magique, nos deux sortes de calculateurs renvoient donc à une anthropologie ontologique des champs du savoir, dont les diverses esthétiques de l'"intelligible" seront l'expression. On n'échappe pas à une "psychanalyse" ontologique de l'"objectivité" ; "psychanalyse" ontologique qui va bien au-delà, il va sans dire, des Weltanschauungen (visions du monde) propres à la psychologie dite expérimentale, dont le regard reste en deçà de la finitude existentielle.

D'une maïeutique ironique des corporéités psychiques

Par cette brusque entrée en matière - insolite dans une encyclopédie, genre dont le mode dubitatif n'était pas le fort, autrefois - nous n'avons voulu que rappeler, en passant, que la philosophie est une ironie dérélictionnelle, dont l'esprit cathartique exige qu'elle surgisse socratiquement, c'est-à-dire à l'improviste, et que, par une prise à revers transcendantale de sa maïeutique, invisible à l'interlocuteur, elle pose la question du statut ontologique du savoir, ainsi que du non-savoir sous le savoir affiché.

Nous nous essaierons donc à une philosophie qui, loin de se voir condamnée à l'amaigrissement par la science, sauvegarderait, au contraire, la fonction essentielle de soumettre à l'analyse la naïveté scientifique, non point afin de la "réfuter" (expression dépourvue de sens) - mais, au contraire, pour la purifier des présupposés impensés de sa cécité anthropologique.

Pour cela, nous examinerons en quoi la théorie physique, du fait même qu'elle exige, à l'échelle astronomique et atomique, une élaboration et un déchiffrement mathématiques de l'univers, renvoie donc à une histoire des cosmologies mentales dans les sciences, l'intelligibilité ne progresse nullement avec l'efficacité du calcul. Nous étudierons donc comment se dégage, dans la physique mathématique, la sorte d'activité symbolique et poétique dont la quantification numérique est l'expression ; et nous nous demanderons pourquoi l'équation semble la forme la plus propre à la rationalisation scientifique de la mesure. Nous serons ainsi conduits à nous poser la question du statut symbolique de l'expression mathématique dans l'Éden de la raison naturelle, et celle du rapport poétique entre le symbole mathématique et la régularité de la matière en sa monotonie, hier avérée, comme en ses caprices récents.

La philosophie des sciences est-elle poison ou remède ?

Ce point atteint, la question du statut du savoir symbolique chez l'homme s'imposera à un niveau de réflexion plus profond et plus inquiétant - celui du rapport de l'activité scientifique à l'activité culturelle.

Car, depuis que Socrate s'informait auprès du devin Euthyphron de ce que pourrait bien être la piété, nous savons du moins que celle des devins consiste en un certain trafic spéculaire, par lequel les Athéniens rachetaient aux dieux, dûment lavée à grande eau dans le sacrifice, leur figure innocentée.

Les autels seraient-ils devenus invisibles d'être devenus mentaux ? Peut-on, par une trans-psychanalyse des figures du moi qui se promèneraient dans les bosquets de l'Éden de la raison, s'interroger sur la "purification" dont la théorie pure, dans la physique moderne, serait le lieu ? Et ainsi, peut-on se poser le problème de l'"objectivité" et de la "subjectivité" propres à la plus haute activité scientifique - celle des mathématiques cosmiques - dans le champ cathartique d'une réflexion philosophique où la rencontre du symbole numérique avec le mouvement de la matière cosmique, dans l'équation pure ou impure, renverrait au mystère d'une obscure et inconsciente oblation des figures aux figures?

Quand les dieux sont morts, l'activité sacrificielle se poursuivrait-elle donc chez l'animal sidéral ? Où passeraient, dans cette hypothèse, l'autel, l'offrande, le sacrificateur ? Une philosophie qui se poserait de telles questions serait-elle une notion mortelle ? Dans quel abîme observerait-elle la liturgie et le sacerdoce scientifiques ? S'éclairerait-elle, du même coup, sur l'essence de la ciguë (pharmakon) et sur le secret de la métamorphose de son poison spécifique en pharmakon (remède) ? Car, en grec, pharmakon signifie à la fois poison et remède.

Mais alors, la gestuelle du savoir en appellerait à une anthropologie fondamentale encore insoupçonnée, celle des profondeurs de la corporalité humaine.

Histoire des nombres et du langage dans la physique de Thalès à Newton

Du rapport de l'Un à la physique

Le premier vocable mythique que consomma la Physique fut l'Un. De l'inceste de cet Un mémorable avec le Tout naquirent la Matière, l'Être et le Devenir. Bientôt, chacun de ces premiers rejetons prétendit exercer une souveraineté exclusive sur le cosmos.

Mais l'Être engendra le phénomène, s'engloutit en lui et disparut; le Devenir engendra le changement et s'évanouit à son tour. C'est ainsi qu'il ne resta que les rejetons de la Matière : l'Eau, l'Air, la Terre et le Feu des Éléates. Et c'est ainsi que toute sagesse et toute technique (sophia et teknè) se partagèrent entre la quête de l'Un du langage, bien que cet Être se fût dissous dans les phénomènes et dans le changement, et la dispersion de toutes choses physiques entre l'Eau, la Terre l'Air et le Feu. Les philosophes devinrent les devins du langage de l'Un, et les physiciens, s'efforçant de conférer la parole aux quatre éléments, par le moyen des nombres unifiés, se firent les devins de la matière. Comme ces deux sortes de devins tiraient le silence à hue et à dia, la parole ne sut que dire aux chiffres, et se plaça dans une hautaine et stérile solitude ; et les chiffres, pour leur part, se retranchèrent à leur tour, dépités et triomphants, dans le mutisme de la mesure.

Le premier physicien fut Thalès, qui proclama : "L'Eau est la cause matérielle de toutes choses." II posait du même coup, comme Nietzsche le pressentit, les fondements incestueux et fameux de tout ce qui fut nommé science jusqu'à Einstein. Car, par son invocation célèbre à la cause, il engendrait le premier mixte chimique de langage et de matière dans la physique classique. Par surcroît, il conférait à ce mixte trois puissances baptismales inouïes.

Les trois puissances baptismales du langage

Selon la première de ces puissances, il était déclaré que le lierre grimpant des causes sécrétait une intelligibilité de la matière, donc du cosmos.

Selon la deuxième, il était prononcé que cette cause illustre étant l'Eau, la cause était donc, par nature, une réalité matérielle, et que cette réalité était capable de rendre intelligibles les autres réalités, par la magie de son comportement causatif, qui lui serait inhérent. Par là, une magie fut posée au fondement de toute science, puisqu'une chose fut dotée, par la parole, d'un comportement explicateur à l'égard des autres choses. Thalès rendit possible l'animisme de toute science classique, du seul fait qu'une compréhensibilité, qui ne peut exister que dans l'esprit, était désormais censée agissante au coeur de la matière. Ainsi naquit la matière parlante, ou matérialisme, qui dote inconsciemment d'un langage signifiant le mouvement aveugle et la métamorphose de toutes choses.

Selon la troisième puissance, la cause explicante - donc la compréhensibilité en soi, et dans le mental, qu'engendrerait une matière - reçut le sacre de l'unique et devint le substitut, ou même le frère jumeau, de l'Un mythique propre à la parole des premiers philosophes : ainsi, par le relais de Thalès, la physique retourna à la pomme originelle, ou parole de l'Un, par laquelle elle avait si mal commencé. A peine cueilli, le fruit de l'arbre de la connaissance cosmique fut donc une certaine cause parlante dans l'Éden, une idole mentale sécrétant le signifiant.

La question était dès lors de savoir de quelle figure du moi cet eidôlon (image), appelé cause, ou matière parlante, était la représentation du sujet en son corps. La philosophie fut une trans-psychologie du savoir spéculaire propre à ce moi caché, et elle fut un regard sur la cause en tant que miroir profond de l'idolâtre.

Car, malgré tous ses efforts, la physique ne parvint pas à retirer à la matière la parole fameuse de la cause intelligibilisatrice - donc à se guérir de la confusion entre le cosmos et l'entendement dont Thalès avait engendré le mixte épistémologique. La physique ne put que permuter entre elles les propositions d'une pensée essentiellement animiste et magique, où tantôt une matière, tantôt une de ses manifestations essentielles tint le discours de la cause explicante, donc intelligente. Anaximène déclara que la matière fondamentale était l'Air, Héraclite d'Éphèse le Feu, et Heisenberg, l'Énergie :"Nous pouvons faire remarquer ici, écrit ce dernier, que la physique moderne est, à un certain point de vue, très proche des doctrines d'Héraclite : si nous remplaçons le mot "feu" par le mot "énergie", nous pouvons presque répéter ses paroles mot pour mot. En fait, l'énergie est la substance dont sont faites toutes les particules élémentaires, tous les atomes et, par conséquent, toutes choses; et l'énergie est ce qui fait mouvoir. L'énergie est une substance puisque sa quantité totale ne change pas, et les particules élémentaires peuvent effectivement être produites à partir de cette substance, comme le montrent de nombreuses expériences sur la création de particules élémentaires. L'énergie peut se changer en mouvement, en chaleur, en lumière, en électricité. L'énergie peut être appelée la cause fondamentale de tous les changements dans le monde" (Physique et philosophie).

Ainsi, la scolastique était introduite dès l'origine dans la physique par Thalès et par ses successeurs qui disaient : "l'énergie est ce qui fait mouvoir", comme l'opium est ce qui fait dormir.

Après Thalès, une physique non dérélictionnelle, toujours essentiellement baptismale à l'égard de la dromomanie de la matière - donc tout inconsciente, encore, à l'égard de la propulsion verbifique de ses constats, dûment dotés d'"intelligibilité" par leur propre universalité - se mit en quête du calcul probatoire par lequel la matière redoublerait sa puissance de parole à se "tautologiser" dans l'équation, et renforcerait, par les nombres, le discours magique des causes en elle. Mais au plus secret de la métaphysique, la question ontologique fondamentale était dès lors posée par la physique : livrés de naissance à l'Éden de leur pensée ou à la caverne platonicienne où les pommes du langage bavardent avec les choses, quels seront les anges équationnels communs à la parole et aux chiffres ? Puisque les prisonniers font parler des atomes, désormais, en quoi la pensée naturelle, donc animale, est-elle angélique - et quels sont ces corps d'anges qu'on appelle mentaux ? Si le savoir est le miroir aux anges, peut-on voir les corps de ces anges ?
 

L'avènement de la notion d'équilibre, donc de l'équation

Avec Aristote surgit une nouvelle partition de la pomme primordiale, qui prépara, par le relais de la notion d'équilibre, l'accès de la physique aux mathématiques parlantes. Car l'Un se divisa entre les quatre quartiers, ou qualités du Stagirite - le chaud, le froid, le sec et l'humide. Le Feu était devenu le chaud, l'Air le froid, la Terre le sec, et l'Eau l'humide, de sorte que la cosmologie des Éléates demeurait fondamentalement la même. Mais à la mixité épistémologique de la cause et de la matière se joignit la mixité des matières elles-mêmes - qui devinrent toutes des mélanges de chaud, de froid, de sec et d'humide dans la proportion où ces éléments primordiaux entraient dans leur composition.

L'avènement du calcul était dès lors préparé, parce que toute matière se trouvait enfin une sorte d'interlocutrice en une autre matière, en fonction de la notion d'équilibre des corps, ceux-ci se substituant les uns aux autres a partir de leur mixité, comme en vue de leur future mise en balance dans la forme désormais mathématifiable de la tautologie dont l'équation sera l'instrument universel et cosmique. La balance du futur Pascal va devenir le symbole de l'équation et de toute physique où les corps susciteront, par leur flottement calculable les uns par rapport aux autres, un univers imaginaire des chiffres, donc une effigie mathématique de l'auto-équilibrage interne du cosmos.

Les mathématiques demeureront traversées de part en part, comme les matières, par les causes, idoles motrices et statuettes mentales des physiciens classiques. Certes, le cosmos, se nombrant lui-même par l'égalisation interne des quantifications que l'équation y structure, s'est apaisé comme une mer après la tempête du verbe éléatique, pour devenir à lui-même son propre personnage et son propre discours mathématique - mais il n'y avait aucune raison pour que le miroir du calcul ne reflétât plus aucune figure de Narcisse sous le règne du chiffre, qui demeure lié au langage, et qui ne parvient jamais à le congédier : le recul révèle toujours une onto-théologie secrète de la théorie.

La corporéité angélique de l'Harmonie

La première figure angélique du moi dans la physique, devenue structurale dès Aristote, fut l'Harmonie. Les quatre corps des Eléates se dotèrent de leurs lieux naturels, et s'y rendirent spontanément, afin de garantir, par un effet de leur "nature", l'équilibre "harmonieux" de toute matière dans l'univers. Cette notion subsista dans la physique moderne jusqu'à l'avènement de la notion d'entropie, qui succéda à celle de la conservation de l'énergie : jusqu'à Clausius, tous les phénomènes qui se produisent dans un système isolé, donc dans un ensemble de corps inanimés soustrait à toute influence d'un corps étranger, étaient censés "obéir" à un état d'équilibre - et même les cycles de Carnot; car, fauute de référent absolu, l'univers de la matière ne pouvait que s'auto-équilibrer fictivement par une mise en balance universelle de toutes choses entrant en rapports mesurables entre elles, par le jeu des chiffres symbolisant leurs comportements - c'est ce qu'exprimait Aristote a l'aide du mythe de l'Harmonie, qu'il formulait à partir des notions de matière et de forme.

Adraste, Pline l'Ancien, Théon de Smyrne, Simplicius, Thomas d'Aquin et toute la scolastique médiévale ne feront que développer, après les Pères de l'Église, la théorie de l'équilibre harmonieux des corps. Dans ses Quinze Livres d'exercices exotériques de 1557, Jules César Scaliger reprenait les leçons des commentateurs de l'école d'Alexandrie, les Arabes et les philosophes du Moyen Âge. Or, Jean-Baptiste Benedetti en 1585 et enfin Galilée en 1590 ne feront que reprendre les Quinze Livres de Scaliger.

Cependant, la notion d'équilibre avait engendré celle de centre de gravité dès le XIVe siècle: il s'agissait d'une sorte de point unique qui existerait dans la matière, et dont l'action était susceptible de conférer aux calculs une plus grande précision que la "tendance naturelle" des corps entiers d'Aristote à se rendre en leur "lieu propre".

Au milieu du XIVe siècle, Albert de Saxe développera cet enseignement en Sorbonne. Thimon le Juif, Marsile d'Inghen, Pierre d'Ailly, Nipho et toute l'école nominaliste s'y rattachent (P. Duhem, Les Origines de la statistique, chap. XV). Léonard de Vinci, Guido Ubaldo del Monte et, en plein XVIIe siècle, Fermat, useront du langage animiste selon lequel un point bien déterminé, appelé centre de gravité, "souhaite" s'unir au centre de la terre. Fermat écrit à Roberval en 1636 : "La première objection consiste en ce que vous ne voulez pas accorder que le mitan d'une ligne, qui conjoint deux points égaux descendant librement s'aille unir au centre du monde. En quoi, certes, il me semble que vous faites tort à la lumière naturelle et aux premiers principes." (Fermat, Oeuvres, éd. Paul Tannery et C. Henry, t. II, Correspondance, p. 31).

 

Les tendances, inclinations, passions, appétences, désirs, propensions, sympathies, affections et instincts de la physique

Guido Ubaldo del Monte écrivait en 1588 : "Lorsque nous disons qu'un grave désire, par une propension naturelle, se placer au centre de l'Univers, nous voulons exprimer que le centre de gravité propre à ce corps pesant désire s'unir au centre de l'Univers." Et Copernic : "Je pense que la gravité n'est pas autre chose qu'une certaine appétence naturelle donnée aux parties de la Terre par la divine Providence de l'Architecte de l'Univers, afin qu'elles soient ramenées à leur unité et à leur intégrité en se réunissant sous la forme d'une sphère. Il est croyable que la même affection se trouve dans le Soleil, la Lune et les autres clartés errantes, afin que, par l'efficace de cette affection, elles persistent dans la rotondité sous laquelle elles se présentent à nous." Et Galilée encore : "Comme les parties de la terre conspirent toutes d'un commun accord à former le tout, il en résulte qu'elles concourent de toutes parts à une égale inclination ; et afin de s'unir entre elles le plus possible, elles prennent la figure sphérique [...]. De sorte que, si l'une de ces parties se trouvait, par quelque violence, séparée de son tout, n'est-il pas raisonnable de croire qu'elle y retournerait spontanément et par instinct naturel ?

La découverte du réel est toujours censée le faire comprendre : Copernic et Galilée appellent simplement "tendance des graves à s'unir au centre de la Terre" ce qui, pour Empédocle, s'appelait "sympathie du semblable pour le semblable". Kepler croit que "la gravité n'est pas une action, mais une passion de la pierre qui est tirée" ; que la gravité est une "affection mutuelle entre corps parents" ; Étienne Pascal et Roberval écrivaient : "Il peut se faire aussi et il est fort vraisemblable que la gravité est une attraction mutuelle ou un désir naturel que les corps ont de s'unir ensemble, comme il est clair au fer et à l'aimant, lesquels sont tels que, si l'aimant est arrêté, le fer n'étant point empêché, l'ira trouver; si le fer est arrêté, l'aimant ira vers lui ; et si tous deux sont libres, ils s'approcheront réciproquement, en sorte, toutefois, que le plus fort des deux fera le moins de chemin."

Il semble donc bien que les mixtes fameux de parole magique et de matière, proposés par les Eléates, aient traversé les siècles, et qu'ils continuent d'engendrer dans les cerveaux les plus solides des sortes de corporéités psychiques à puissance explicante : même les esprits assidus à dédoubler, par des mesures précises, les comportements aveugles de la matière, et à mettre sur pied de froides répliques mathématiques des comportements de l'univers, n'imaginent pas un instant que leurs productions chiffrées pourraient bien demeurer aussi muettes que les originaux la physique reste une science parlée, même chez Einstein, puisqu'on y voit des causalités agissantes mêlées à l'exactitude de plus en plus admirable que conquiert la beauté mathématique, celle des décalques symboliques auxquels seuls peuvent procéder les nombres.

Newton et l'action magique des causes dans le vide

Cependant, le problème de l'idole, donc de la matière parlante, se compliqua avec l'apparition des "actions à distance". En effet, Newton imagina que la Terre était "attirée" par le Soleil, comme un morceau de fer par un aimant, et de manière instantanée : comme cette "action" des masses et des distances se laissait décrire mathématiquement avec une exactitude fort satisfaisante, compte tenu des moyens d'observation du ciel à cette époque, la fonction intelligibilisatrice de l'exactitude mathématique continua de jouer pleinement son rôle sur les esprits, bien que le sens commun ne pût "comprendre" l'"action" des masses et des distances dans l'immensité aussi aisément qu'il s'imaginait comprendre des chocs dans l'expérience quotidienne.

La "compréhension" de l'équation de Newton se trouvait du reste facilitée par la croyance à l'existence de l'éther, sorte de corps-tampon, uniformément réparti dans l'étendue, et dont on pouvait s'imaginer qu'il subissait des chocs mystérieux, qu'il transmettait dans l'espace. Mais, en 1888, l'expérience de Michelson réfuta complètement et définitivement l'hypothèse de l'existence d'un éther dans l'univers.

Dès lors, la question se posait de savoir si le sens commun - sorte d'intelligibilisateur "naturel" - ne serait pas le fruit mythique des dépôts millénaires de la coutume (donc de la constance de la matière) dans le langage et si les "lumières naturelles" ne seraient pas une instance magique en toutes circonstances, même au niveau de l'expérience banale, qui serait donc fondamentalement animiste. L'action à distance des masses dans le vide ne pouvait être ramenée à aucun "instinct" de la "raison", et l'anthropomorphisme, jusqu'alors inconscient, du langage de la physique semblait jeter un ridicule sur l'entendement humain naturel, dès que l'on prétendait étendre aux espaces sidéraux le vocabulaire sentimental de Gilbert, Kepler, Galilée, Copernic, Roberval, etc.

Il fallait donc opérer un choix cruel : ou bien se livrer à une généalogie critique du sens commun, dans la postérité de Hume, et entrer dans une épistémologie dérélictionnelle, où la pensée de Heidegger aurait trouvé tout son sens, comme "problématique de la finitude" et ontologie fondamentale de l'Oubli ; ou bien, distinguer artificiellement deux sens communs, l'un qui fournirait dans l'intelligibilité aux hommes sur la terre, l'autre qui laisserait les mathématiques astronomiques sans aucun support dans le langage.

Mais comment proposer une telle dichotomie du savoir ? La réussite de l'exactitude mathématique opérait de la même manière sur terre et dans le ciel, puisque le calcul se vérifiait dans l'un et l'autre camp. Comment ne pas se poser, dès lors, la question de savoir ce que la vérification mathématique vérifie réellement, puisque ce serait, croyait-on l'"intelligibilité" sur la terre et l'inintelligibilité dans le ciel? Comment une même logique mathématique "collait-elle" ici-bas avec le sens commun, et non point dans le système solaire ?

Kant, Copernic et la revanche de Hume

Kant s'éleva avec violence contre la dictature du sens commun. Contre Hume, dit-il, "qui ne fut compris de personne", ses adversaires "manquèrent complètement le fond du problème". "Ils inventèrent donc un moyen plus commode pour affecter de la morgue sans aucun savoir, ce fut d'en appeler au sens commun [...] ; le plus fade bavard peut ainsi braver en toute sécurité le cerveau le plus solide et lui tenir tête [...]. Considéré de plus près, cet appel consiste en somme à s'en rapporter au jugement de la foule; applaudissement dont rougit le philosophe; sujet de triomphe et d'orgueil pour le bouffon populaire." (Prolégomènes, introduction).

Mais Kant, voulant sauvegarder les principes universels de la raison humaine au niveau phénoménal dans l'étendue cosmique de la physique newtonienne, se donna, dans la métaphysique, le rôle d'un Copernic dans la physique astronomique, en prétendant placer le cerveau humain au centre de toute critique de la connaissance et en faisant tourner l'univers autour de lui. "Il en est ici, précisément, comme avec les premières pensées de Copernic qui, ne pouvant progresser dans l'explication des mouvements du ciel, quand il admettait que toute l'armée des étoiles tournait autour de l'observateur, essaya s'il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spectateur et en rendant par contre les étoiles immobiles. Dans la métaphysique, on peut maintenant, en ce qui concerne la représentation (Anschauung) des objets, s'essayer de semblable manière [...]. Si l'objet (en tant qu'objet du sens) s'accommode à l'état de notre capacité de représentation, je peux fort bien me représenter cette possibilité." (Critique de la raison pure, Introduction à la 2e édition.)

Cette idée eut une fécondité inouïe, mais nullement celle à laquelle Kant songeait. Car Kant conférait, à nouveau, au sens commun le caractère ontologique que Hume lui avait retiré. Les lumières naturelles survécurent dans un entendement transformé en casemate des catégories a priori, qui, jouant le rôle de soleils et de la raison, "expliquèrent" derechef dogmatiquement les seuls phénomènes. Les phénomènologues tentèrent de tirer de la Critique de la raison pure à la fois une problématique de la finitude humaine et une réouverture sur l'Être, mais ils ne purent jamais dénouer - au sens husserlien - cette ambiguïté de Kant (cf. Heidegger, Qu'est-ce qu'une chose ?).

Car la révolution newtonienne réintroduisait, en réalité, dans la métaphysique, la critique de la causalité, que Socrate y avait inaugurée par une maïeutique du non-savoir, et que Hume avait retrouvée dans l'Essai sur l'entendement humain.

En effet, sitôt abandonnées par le sens commun, et laissées à elles-mêmes, dans une déréliction épistémologique absolue, les causes se révélaient entièrement magiques, et ne se fondaient plus que sur la parole mythique de Thalès au coeur de la matière : c'était, enfin, l'astuce originelle de l'Ulysse du savoir naturel, l'astuce qui avait fondé toute la science sur Thalès depuis trois mille ans, qui se démasquait si, dans l'étendue cosmique, des corps se mettaient à obéir à l'exactitude des mathématiques newtoniennes sans qu'aucune intelligibilité a priori des actions à distance des masses dans l'étendue pût se fonder sur l'essence même du sens commun - à savoir sur le sentiment d'évidence. L'évidence était l'animisme mental durci par les millénaires, la stratification de la constance en ontologie de l'induction.

La philosophie comme maïeutique du vide et l'apparition du thème de l'idole

Dès lors, le cerveau humain se plaçait bel et bien au "centre", comme Kant l'avait compris ; et toutes choses tournaient effectivement autour de lui - mais d'une manière inconcevable à Kant. Elles tournaient en ce que la raison naturelle se révélait idolâtre de la répétition, et conférait la parole à la monotonie. L'ontologie fondamentale du Dasein esquissée comme "problématique de la finitude" par Heidegger, devenait une anthropologie abyssale de l'idolâtrie de l'entendement "animal" chez l'homme. Au coeur d'une déréliction totale du savoir naturel, les rapports de la philosophie à la théologie comme à la poétique étaient bouleversés, parce que la philosophie, devenue un enfantement du non-savoir au sens socratique, ne pouvait trouver d'interlocuteur valable dans une théologie positive, elle-même fondée sur le sens commun (l'onto-théologie que critique Heidegger après Kant); mais seulement dans la théologie mystique et dans le génie prophétique. Le signifiant devenait symbolique; et rien, hors du symbolique, ne conférait le signifiant.

Mais comment introduire le symbolique dans la métaphysique occidentale ? Comment préciser le statut de l'exactitude de telle sorte que le terme de vérité serait réservé au signifiant ? La métaphysique y résistait elle-même de toutes ses forces - Kant, en récupérant le causalisme en tant que garant de l'universalité dogmatique de l'expérience scientifique de son temps, Heidegger en se disant qu'un philosophe doit, certes, "sauter par-dessus son ombre", mais ne le peut. " Seul Hegel a apparemment réussi à sauter par-dessus cette ombre - mais seulement en l'écartant, c'est-à-dire en écartant la finitude de l'homme, et en sautant dans le soleil lui-même. Hegel a sauté l'ombre, mais il n'a pas sauté par-dessus l'ombre pour autant. Et pourtant c'est cela que tout philosophe doit (muss) vouloir. Ce "il faut" est sa vocation. Plus longue est l'ombre, plus loin va le saut." (Heidegger, Qu'est-ce qu'une chose ? p. 160.)

C'est que l'ombre est idole - et l'on ne bondit pas par-dessus elle "dans le soleil". On ne peut qu'explorer la causalité, en tant que gestuelle symbolique de la violence césarienne de la finitude et de son innocence - ce qui suppose une généalogie de la loi encore en attente de sa formulation dérélictionnelle.

Pourtant, Kant avait marqué un tournant capital dans l'histoire de la philosophie occidentale : pour la première fois la réflexion fondamentale sur la valeur de la connaissance - donc l'objet premier de la métaphysique - s'inspirait de la physique mathématique inaugurée par Copernic. La question de Kant était en effet celle-ci : pourquoi donc les mathématiques s'appliquaient-elles à la nature, alors que rien ne permettait a priori de conclure à partir de l'expérience seule que l'univers dût "obéir" à la "logique de l'esprit humain" ? II s'agissait donc, pour Kant, de formuler, à nouveaux frais, la fameuse adaequatio rei et intellectus de la scolastique, mais de manière à sauver les phénomènes, et eux seuls.
 

Cependant, à partir de Newton, le problème se renversa entièrement : il n'y eut plus de grand philosophe capable de méditer sur la physique mathématique, tronc central de toute philosophie des sciences. Or, cette carence de la métaphysique se produisit précisément au moment où la physique avait maille à partir avec la "raison", puisque la notion de "cause", agissant à distance dans le vide, ne fournissait pas d'intelligibilité "naturelle" à l'esprit.

L'effort des physiciens philosophes

L'enceinte de l'"adaequatio rei et intellectus" dans la physique 

Ce fut donc la physique, laissée à ses propres forces, qui devint une histoire "philosophique", et qui affronta seule le problème de ses rapports avec la nature d'une part, avec la "raison" de l'autre.

Elle le fit avec une grande vaillance et une grande impréparation philosophique, se posant ses problèmes épistémologiques dans un cadre thomiste et kantien, celui que cernait d'avance l'antique croyance selon laquelle l'adaequatio rei et intellectus fournirait le lieu naturel et évident de la question de la "vérité" : l'adaequatio de l'"esprit" aux "choses" était censée engendrer ipso facto l'intelligibilité, et tout le problème était de réussir à opérer cette convergence.

Mais la question posée par la complexité croissante de l'univers était celle de savoir ce qu'est l'intellectus et ce qu'est la res (chose). Quelle était donc la sorte de "raison" capable de cautionner l'expérience, et quelle était la sorte de. "nature" capable de cautionner l'"esprit" ? Les physiciens ne parvenaient pas (faute de pouvoir sortir de la psychologie de l'adaequatio classique, et faute de toute anthropologie fondamentale capable de poser une telle question) à se demander pourquoi une prétendue adéquation de l'"esprit" aux "choses" engendrait le convaincant dans l'esprit du savant, et pourquoi la "vérité intelligible" était définie par un certain "rapport" entre l'expérience et l'équation.

Les physiciens firent donc successivement deux sortes d'erreurs, selon qu'ils se tournaient vers la "nature" pour y chercher leur réponse, ou selon qu'ils se tournaient vers la "raison".

La première espèce d'esprits se partageait entre ceux qui prétendaient pénétrer la nature des choses (thomistes) et ceux qui déclaraient qu'ils n'y parvenaient pas (kantiens). Mais, dans cette catégorie de physiciens, les uns et les autres croyaient que l'adaequatio entre l'"esprit" et le "fond des choses" - car l'intelligibilité était censée se cacher au plus secret du réel. Ainsi, Duhem écrivait que "l'observation des phénomènes physiques ne nous met pas en rapport avec la réalité même qui se cache sous les apparences sensibles prises sous forme particulière et concrète [...]. Dépouillant, déchirant les voiles des apparences sensibles, la théorie va, en elles, chercher ce qui est réellement dans les corps." (La Théorie physique, son objet, sa structure).

Dans ce système de pensée, le physicien déplore que "le plus souvent, la théorie physique ne peut atteindre la perfection ; elle ne peut se donner par une explication certaine des apparences sensibles". Mais là où elle y parvient, comme dans les théories acoustiques, où l'on saisit "un mouvement périodique très petit et très rapide", les "théories physiques sont des explications".

Les physiciens ne parvenaient donc pas à soumettre à un examen critique l'idée même d'explication quand ils se tournaient vers la nature pour lui "arracher ses secrets" comme ils disaient.

Or, la vue ne cessait de s'étendre et le cosmos de fournir du spectacle; il n'en résultait qu'une plus grande étendue en "longueur, largeur et profondeur" , comme Descartes dit de l'espace et saint Ignace de l'enfer. L'équilibrage des corps, astucieusement mis en balance par des simulateurs équationnels, devenait de plus en plus complexe, de sorte que la prévisibilité de la représentation ne cessait d'augmenter, mais non l'intelligence de la pièce. Dans ces conditions, même les physiciens qui voulaient s'en tenir aux phénomènes, et ceux qui voulaient pénétrer plus avant dans les "entrailles de la nature", commencèrent de se tourner vers ceux, parmi eux, qui interrogeaient la raison plutôt que la nature dans la physique : car la notion d'explication renvoie nécessairement à un esprit qui croit expliquer.

La raison classique et la raison dans la nature

Cette seconde catégorie de physiciens se heurta pourtant à une nouvelle difficulté: elle rencontra, sur le chemin de sa "raison", une dame idéale, une sorte de Dulcinée épistémologique, dont le corps schématique, théorique et symbolique se prêtait, croyait-on, à "l'application des formules de la physique et du raisonnement" (Duhem).

Car Newton avait écrit : "Jusqu'ici, j'ai exposé les phénomènes qui présentent les cieux et la mer à l'aide de la force de gravité, mais à cette gravité je n'ai pas encore assigné de cause..." Et il ajoutait que, dans sa philosophie, "les propositions sont tirées des phénomènes et généralisées par l'induction" (Principes de philosophie naturelle). La raison, en physique, était donc inductive; mais qu'était-ce donc, sur le plan du fonctionnement de l'esprit, qu'une logique de l'induction, et qui procéderait par "généralisation" ?

En réalité, la raison ainsi conçue était un produit hérité de Thalès, et qui s'inscrivait dans le droit fil du mythe des causes explicantes, qui se tiendraient cachées non seulement dans la matière, et que le physicien irait y chercher, comme des manières de truffes exquises du savoir, mais encore dans l'entendement lui-même. Ce mélange épistémologique fameux continuait de livrer la théorie physique à son ambiguïté idolâtre. Duhem écrivait que "le bon sens est juge des hypothèses qui doivent être abandonnées", comme si le calcul newtonien ressortissait au bon sens. Car, ajoutait-il, "en toute circonstance, la science serait impuissante à établir la légitimité des principes mêmes qui tracent ses méthodes, et dirigent ses recherches, si elle ne recourait au sens commun". Il ajoutait même : "Les vérités que ce sens commun nous révèle sont si claires et si certaines que nous ne pouvons ni les méconnaître ni les révoquer en doute; bien plus, toute clarté et toute certitude scientifique sont un reflet de leur clarté et un prolongement de leur certitude." Et il concluait précisément en citant Pascal : certes, disait-il, "la raison n'a point d'argument logique pour arrêter une théorie physique qui voudrait briser les chaînes de la rigueur logique, mais "la nature soutient la raison impuissante et l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point" (La Théorie physique). Mais Lévi-Strauss dit de même : "L'identité postulée des lois du monde et de l'esprit humain constitue le fondement de la science."

Ainsi, l'on vit le statut de la loi physique se dédoubler et prendre l'allure d'un mixte chimique d'un nouveau genre : la loi est présentée, d'une part, comme un constat aveugle, une réplique numérique, donc tautologique, de ce qui se passe en effet de "mathématique" dans la nature, puisqu'elle exprime, à l'aide d'une équation, par exemple, "quelle relation existe entre les dimensions de deux cordes" (Duhem). Mais, dans la lancée même de ce constat chiffré, il est admis que la fonction d'abstraire et de généraliser créerait une intelligibilité de cette relation, suivant les lois qui "président au fonctionnement de l'esprit". Dans cette cacophonie épistémologique, les "lois expérimentales" deviennent expressément explicatrices dans le cadre des lois de la logique inductive, puisque la nature, d'un côté, l'esprit, de l'autre, paraissent avoir scellé alliance, ayant décidé, par un pacte respecté de part et d'autre, d'obéir d'un commun accord, avec fidélité et bonne volonté réciproques, aux lois de la raison innée. Ce cadre kantien de la recherche épistémologique dans la physique remonte, en réalité, à Pascal, qui avait déjà forgé le mixte dont Kant s'est emparé - puisque Pascal est le théoricien qui s'efforça d'accorder la logique tirée de la géométrie d'Euclide avec les lois de la nature, et à les confondre dans un savoir rationnel cautionné par les "lumières naturelles" de l'évidence et du sens commun. La logique inductive est une dame pascalienne : en vérité, la Dulcinée de la raison classique, c'est le mixte d'une logique "innée" et de la même logique censée régner sur la matière.
 

La théorie physique était plongée dans une impasse épistémologique dont rien ne pouvait la tirer, si ce n'est une anthropologie philosophique dont la notion même d'induction ferait l'objet. Mais comment soumettre l'induction à la généalogie critique, puisque cette notion constituait le tronc commun de la nature et de la raison, donc de l'expérience et de la logique ?

 

Tout se passait comme si la loi s'accommodait du statut qui la constituait tout ensemble en constat généralisé et en produit de la logique. Il suffisait de répéter le plus souvent et le plus minutieusement possible l'expérience pour obtenir un constat imperturbable, puis de greffer ce constat sur l'induction, par une extrapolation syllogistique, afin que la loi parût accordée à la "logique" commune à la nature et à l'"esprit humain" . Puisque l'induction paraissait possible en raison du caractère logicien de la nature elle-même; puisque le réel semblait construit sur le modèle de l'esprit, on jugeait parfaitement clair et naturel que l'univers tendît à la raison humaine le plat idéal de l'induction, afin de doter la théorie physique du merveilleux accord de l'intelligence mathématique avec le cosmos.


La physique classique et "l'enfant au miroir" de Nietzsche


Mais le chemin d'une anthropologie fondamentale de la physique mathématique était ouvert à la métaphysique, à condition qu'elle étudiât la logique liturgique et sacerdotale censée innerver la matière - à savoir la logique de l'induction euclidienne, en laquelle se promènent des figures du moi, lesquelles s'exercent au sacrifice rituel à l'égard d'elles-mêmes et en vue de leur auto-consolidation. Il devait exister un miroir mental en lequel se réfléchissait la théorie physique - et il devait être possible de descendre assez profondément dans ce miroir pour qu'y surgît le "démon grimaçant" dont parle Nietzsche. Mais, pour cela, il fallait que la loi généralisante, pacifiante et législatrice, propre à la physique classique, apparût comme personnage aux yeux d'une anthropologie fondamentale.

Ce personnage, se considérant lui-même au miroir, ne commence-t-il pas de se dessiner dans ces lignes étranges ? "Lorsqu'un physicien fait une expérience, deux représentations bien distinctes de l'instrument sur lequel il opère occupent simultanément son esprit ; l'une est l'image de l'instrument concret qu'il manipule en réalité; l'autre est un type schématique du même instrument, construit au moyen de symboles fournis par les théories ; et c'est sur cet instrument idéal et symbolique qu'il raisonne, c'est à lui qu'il applique les lois et les formules de la Physique." (Duhem, La Théorie physique, p. 235.)

En effet, les corps doctrinaux de la physique, jouant le rôle d'intermédiaires théoriques entre l'esprit et l'expérience, ne constituent-ils pas le "corps constitué" de la physique, son corps propre, donc mental - et ne serait-ce pas à l'aide de cette corporéité abstraite et symbolique, jouant le rôle de miroir cérébral, que les réalités concrètes seraient perçues et représentées par une logique de l'induction, donc "réfléchies" dans la théorie ? Ne peut-on, à ce niveau de profondeur, soumettre la métaphysique kantienne à une mutation fondamentale, par laquelle l'esprit, placé au centre par la révolution copernicienne que fut l'agnosticisme kantien, se révélerait, non plus comme la forteresse d'un dogmatisme phénoménologique, mais comme le lieu du ritualisme liturgique par lequel la raison s'institue en un sacerdoce cosmique - donc comme source de l'image spéculaire du moi; et cela au niveau d'un sacrifice à l'idole que la raison est à elle-même en tant qu'elle rêve "d'intelligibiliser" la matière dans la postérité de Thalès ?

Mais cela suppose une anthropologie capable d'observer, au niveau de l'induction, le rapport entre l'intelligence humaine et l'intelligence animale - et donc de cerner la notion d'idole au niveau animal de l'esprit.

L'idole comme dénominateur commun de la raison animale et humaine

Hume et le problème de l'intelligence animale chez l'homme

Voici comment Hume, le premier, établit le rapport entre l'idolâtrie et la raison animale, et cela au niveau du mécanisme même de l'induction, source naturelle de la croyance à l'intelligibilité de l'expérience: "Premièrement, il semble évident que les animaux, aussi bien que les hommes, apprennent beaucoup de l'expérience, et infèrent que les mêmes événements suivront toujours des mêmes causes. C'est par ce principe qu'ils se familiarisent avec les propriétés les plus évidentes des objets extérieurs et que, peu à peu, à partir de leur naissance, ils amassent leur connaissance de la nature du feu, de l'eau, de la terre, des pierres, des hauteurs, des profondeurs, etc., et des effets qui résultent de leur action. On peut manifestement distinguer ici l'ignorance et l'inexpérience des jeunes de l'habileté et de la sagacité des vieux, qui ont appris, par une longue observation, à éviter ce qui les blesse et à poursuivre ce qui leur a donné aise et plaisir. Un cheval accoutumé à la campagne se familiarise avec la hauteur propre qu'il peut sauter, et il ne tentera jamais de franchir ce qui dépasse ses forces et ses possibilités. Un vieux lévrier confiera la partie la plus fatigante de la chasse à un plus jeune, et il se placera pour rencontrer le lièvre dans ses crochets ; les conjectures qu'il forme en cette occasion ne se fondent sur rien d'autre que sur son observation et son expérience." (Essai sur 1'entendement humain.)

Afin de démontrer irréfutablement que seule la régularité aveugle des séquences naturelles engendre la croyance à l'intelligibilité - alors censée fournie par la logique classique, l'induction n'étant que l'extrapolation de la constance de la matière en une logique et une raison -, Hume fait observer que les animaux, en tirant une sorte d'"entendement" des pistes de la monotonie ne sauraient concevoir une raison "parlante", et fondée sur une "légalité" de la "nécessité" - mais cela ne les empêche nullement de raisonner selon le modèle dont se sert l'homme naturel : "Secondement, il est impossible que cette inférence de l'animal puisse se fonder sur aucun progrès d'argumentation et de raisonnement qui lui fasse conclure que des événements semblables doivent s'en suivre d'objets semblables, et que le cours de la nature sera toujours régulier dans ses opérations [...]. C'est la coutume seule qui engage les animaux à inférer, de chaque objet qui frappe leurs sens, l'objet qui l'accompagne habituellement et porte leur imagination à concevoir l'un à l'apparition de l'autre, de cette manière particulière que nous appelons croyance." (ibid.). 

De l'intelligibilité comme croyance animale 

Avec Hume, pour la première fois, l'"intelligibilité" en physique se mit à ressortir à la croyance. Cependant, déjà, cette croyance n'était plus seulement le mythe ou la fable, mais l'idole ; et cette idole était ritualiste du seul fait que la nature est répétitive d'elle-même et s'exprime en une sorte de liturgie des choses, fournisseuse de la constance.

Puisque c'est donc la constance de la matière qui implique la possibilité de tenir à son égard le pari du syllogisme - lequel généralise le constant par extrapolation ; puisque c'est cela seul qui rend possible le recours à l'induction, la ritualisation de la raison et donc le fruit de la prévision constante. Il en résulte que c'est seulement parce qu'elle est censée fournir la constance que la cause est tenue pour explicante. D'où l'affolement des causalistes lorsque la nature cessa de se montrer régulière.

Mais pourquoi le causalisme et la constance avaient-ils partie liée depuis des millénaires dans la raison naturelle? Non point parce que la nature serait raisonnable, au sens de "légale" mais parce qu'elle est dromomane. L'induction fonde l'"intelligibilité" des "causes" sur leur prévisibilité, donc sur leur monotonie muette : le rite, donc le répétitif, est la vraie source liturgique de l'idolâtrie fondamentale de la physique à l'égard d'une raison telle qu'un sens intelligible est toujours conféré, en réalité, à ce qui se "redit". Précisément, à l'instar de l'idolâtre, l'animal " croit" à ce qui, se ritualisant, se laisse prévoir - et ainsi se "redit". À sa manière, il salue nécessairement le répétitif comme "signifiant" et "intelligible". Seule l'étude du comportement du cerveau animal permet donc une analyse critique des cosmologies scientifiques, puisque les rites auxquels la matière "obéit" ont puissance sur les cerveaux animal et humain.

L'anthropologie philosophique dont l'objet est la théorie dans la physique mathématique ne peut donc s'éclairer qu'à l'instant où des figures de l'ego apparaissent projetées dans l'expérience, donc dans le miroir de la théorie. L'histoire entière de la physique des Éléates à Einstein, exige alors une étude de l'évolution du sacrifice rituel - ou oblation du moi - au coeur des métamorphoses propres aux cosmologies scientifiques.

C'était précisément ce qui était apparu chez notre physicien dédoublé, qui considérait d'un oeil, chez Duhem, l'outil de l'expérience, et de l'autre l'instrument idéal qu'était la théorie elle-même, comme un Sancho dont les yeux fixeraient la Dame parfaite du chevalier, tandis qu'il tiendrait le harnais de Rossinante. La logique euclidienne, sorte de corporéité idéale de la physique et de ses instruments, était la Dulcinée de la raison innée, donc une cosmologie mentale. Le chevalier de la physique considérait, en réalité, son propre esprit, statufié par l'induction dans la théorie. Ce qu'il vérifiait dans le miroir forgé par le mythe de l'adaequatio rei et intellectus classique, c'était que la Dulcinée de son esprit fonctionnait conformément au comportement idéal de la matière. Le physicien, sorte de prêtre du savoir expérimental, était l'arbitre entre deux cosmologies fondées sur une seule et même régularité : celle de l'univers et celle d'une logique fondée sur l'induction.

De l'intelligence proprement humaine 

Mais, du coup, l'homme est nécessairement idolâtre et en même temps, il ne l'est nécessairement pas, puisqu'il parvient, seul de toutes les espèces, et par une mutation proprement maïeuticienne de l'intelligence en lui, à conquérir un certain regard en perpétuel devenir sur la corporéité mentale propre non seulement à la raison classique, mais à la naïveté de l'esprit naturel. L'homme est un être indéfiniment dédoublé entre une cécité et une conscience - et il n'y a pas d'anthropologie concevable du savoir en tant que leurre, hors d'une philosophie de la conscience à la fois transcendante et finie.

Où serait la différence, en effet, qui porterait sur la nature même de l'intelligence, entre une raison animale et une raison humaine, si la seconde se distinguait seulement de la première par une capacité plus considérable d'enregistrer, de mémoriser et de classer les événements mystérieusement réguliers ou irréguliers dont l'univers alimente à profusion la mémoire des hommes et des bêtes?

La vraie question posée par Hume n'est pas celle que Kant a reprise; c'est celle de connaître l'intelligence humaine en tant que seule capable de voir en elle-même la bête attribuer le signifiant au mouvement de la matière. Seule est proprement humaine la faculté d'un être de prendre du recul à l'égard de son propre esprit et de le voir fonctionner dans l'Oubli.

En écrivant que "le naturel est toujours historial", Heidegger a eu l'intuition d'une telle recherche métaphysique - de lui on pourrait redire ce que Kant dit de Hume : "Il fit jaillir une étincelle à laquelle on aurait bien pu avoir de la lumière, si elle avait atteint une mèche inflammable dont la lueur eût été entretenue et augmentée avec soin." (Prolégomènes.)

En effet, "si nous appelons "naturel" ce qui se comprend "de soi" sans plus, dans le cerce de l'intelligibilité quotidienne", et si "le naturel n'est absolument pas "naturel", c'est-à-dire ici compréhensible de soi pour tout homme existant, quel qu'il soit" (Heidegger), il doit devenir possible à la philosophie d'articuler une certaine histoire de la raison naturelle sur une gestuelle des idoles, et cela de telle sortequ'un devenir de l'oblation comique de la théorie physique se laisserait déchiffrer, des Éléates à Einstein. Mais, en réalité, cette possibilité est déjà impliquée dans l'"étincelle" humienne - Hume demeure le père, avant Nietzsche, de toute généalogie de la raison naturelle. Ce qui donne tout son poids à la phrase de Kant disant que "depuis l'apparition de la métaphysique, aussi loin que remonte son histoire, il ne s'est rien passéqui eût pu devenir plus décisif pour les destinées de cette science que l'agression à laquelle se livra sur elle David Hume". (Prolégomènes, Introduction, 257.)


 

D'une anthropologie critique de la physique mathématique

La notion d'oblation mythique du moi spéculaire dans la physique 

Qu'est-ce qu'une oblation cosmique de la raison spéculaire ? On entend par là l'offrande au néant ou aux dieux d'une certaine figure cosmique du moi, symbolisée par l'idée de rationalité; cette oblation de la raison présente au cosmos un miroir mental en lequel le sujet se réfléchit et s'arrime à la constance de la matière dans la dérive (le flux héraclitéen) de toutes choses.

Puisque la notion de raison est l'"historiale" par définition, il est possible à l'intelligence transcendantale des corps nonobstant sa finitude - de suivre à la trace, dans la durée, les métamorphoses de l'oblation cosmique du rationnel dont la physique théorique constitue le lieu privilégié ; donc, d'observer, dans le temps, les transformations que subit la figure du penseur dans les mathématiques de l'univers; d'analyser, en outre, les mutations de la forme d'unité et de constance que l'homme naturel rachète aux dieux dans le miroir cosmique de sa "pensée", où se réfléchit son leurre - à savoir, l'ego imaginaire dont le savoir équationnel constitue le décalque.

Par surcroît, la raison ayant pour fonction symbolique de rendre apaisant un ordre qui passera pour légalité rassurante ou justice, l'oblation dont la théorie physique est l'expression constitue une projection de la cité, structurée d'avance et en profondeur par son rêve d'auto-arrimage à l'immensité. Ainsi, la métaphysique des formes de la physique oblative permet de déchiffrer en retour l'histoire du sacrifice rituel au niveau anthropologique où l'eidôlon (l'image du moi) exprime l'auto-salutation liturgique dont la pensée politique et l'idée sacerdotale de justice sont l'expression. Car, comme l'avait pressenti Valéry, "qu'il s'agisse des lois naturelles ou des lois civiles, le type même de la loi a été précisé par des esprits méditerranéens. Nulle part ailleurs, la puissance de la parole, consciemment disciplinée et dirigée, n'a été plus pleinement et utilement développée : la parole ordonnée à la logique, employée à la découverte de vérités abstraites, construisant l'univers de la géométrie ou celui des relations qui permettent la justice; ou bien maîtresse du forum, moyen politique essentiel, instrument régulier de l'acquisition et de la conservation du pouvoir".

La théorie physique sera dite sacrificielle - ou sacerdotale, ou liturgique - en ceci qu'elle offre en oblation au cosmos, sur l'autel du mental, non point l'intelligibilité de la copie mathématique en sa beauté poétique, mais une certaine image du sujet croyant, qui s'inscrit comme mythe dans l'histoire des figures tapies dans la théorie physique. Ce qui sera racheté au néant ou aux dieux par ce trafic des figures, c'est l'ego du savoir tautologique en son auto-célébration narcissique. L'ontologie fondamentale devient une anthropologie du comportement de la raison dans l'Éden du savoir naturel.

La physique oblative chez Thalès

Quelle était donc la forme de la raison et la figure de son oblation chez Thalès, si toute physique est une épistémologie oblative?

Dans cette physique, c'était l'Eau primordiale qui remplissait la fonction symbolique de fournir au physicien un savoir unifié, assuré, exact et juste : matière unique et agissante, l'Eau, en son offrande à l'Un, était donc une parole de l'intelligence. Elle cautionnait par la Cause; elle contenait l'Un signifiant. Elle unifiait donc le champ mental du cosmologue par la magie de la raison primordiale, à la manière du langage.

Car l'épistémologie sacrificielle et liturgique de la physique est issue de la fascination qu'éprouvait Parménide le pur devant la parole unificatrice, qui se disperse ensuite inexplicablement dans le multiple des choses et s'y émiette à l'infini : ramener le cosmos à un discours qui rassemble, c'est lui conférer l'unité des cités humaines que les murailles et les lois rassemblent. Tout se passe comme si, dès l'origine, chez les Éléates, le physicien faisait au cosmos l'offrande de l'unification par le verbe, afin que le cosmos renvoyât au sacrificateur, en retour, sa propre image unifiée par la parole.

Cependant, la notion même de raison n'était pas encore dégagée, chez Thalès. Par quelle métamorphose du langage de la physique, la raison, lovée dans la science de Thalès sous forme d'Eau causative est-elle donc devenue l'instrument spécifique de l'oblation et l'autel du sacrifice à l'Olympe dans le plat de Tantale de l'esprit ?

Pour que la raison se formulât sa propre essence, il fallait au préalable que la physique devînt structurale, c'est-à-dire que l'univers devînt à lui-même son propre fondement - ce qu'elle fit avec Aristote, qui y introduisit l'idée d'équilibre universel et d'harmonie. Le cosmos cessa d'être propulsé par l'Un du langage, symbolisé par la transparence de l'eau ; il devint giratoire et s'exprima par le cercle.

La physique de l'équilibre et la gestuelle du principe d'identité (l'anthropologie fondamentale de la logique et la sacralisation de l'induction) 

Sitôt que l'univers se formule comme une structure en état d'équilibre, quelque chose comme une logique doit naître, à titre de référent dont le rôle sera de conjuration du désordre et du non-être: la logique d'Aristote exprime, sous forme de propositions et de principes, deux fantasmes fondamentaux de toute structure - la hantise de l'évanouissement de la matière et celle du chaos universel qu'engendrerait le mélange anarchique des matières. Ainsi apparaissent deux formulations fondamentales de cette logique : le principe de contradiction, qui affirme qu'une chose ne peut être et ne pas être en même temps et sous le même rapport, et le principe d'identité, qui exprime la même idée sous une autre forme, à savoir qu'une chose ne peut en être une autre. Sitôt conjurés ces deux cauchemars - le néant (ou non-être) et la confusion de toutes choses existantes -, la logique peut engendrer une "raison" dont le destin oblatif sera observable.

En effet, une ontologie fondamentale est un observatoire de la gestuelle de la finitude; elle observe l'épistémologie spéculaire propre à la raison naturelle. La logique d'Aristote réfléchit - au sens où un miroir réfléchit -l'option anthropologique originelle, celle de conjurer la déréliction cosmique et de promouvoir l'Oubli du non-être. Avec Aristote, la vérité fut donc définie comme l'être-là des choses, et la raison se mit à garantir le Dasein. Dans le mythe d'un auto-équilibrage universel des structures de la matière, quel autre référent cosmique imaginer, sinon une certaine logique qui garantira précisément la présence et l'ordre ? Tels seront également les objectifs anthropologiques cachés de la raison classique, dont la logique d'Aristote est précisément la génitrice nécessaire et dont le principe d'identité constitue l'expression symbolique fondamentale.

Mais comment la raison aristotélicienne deviendra-t-elle l'instrument d'une oblation de la physique mathématique classique, alors que cette raison demeurera en quelque sorte immanente aux structures, chez Aristote comme chez les modernes? Afin que cette raison devienne le miroir des figures classiques du moi, et l'instrument naturel du trafic de l'Oubli avec les dieux - donc l'instrument d'une liturgie savante de la logique -, il fallait que l'induction devint l'instrument d'une oblation de la raison à Dieu ; qu'elle cessât d'être seulement l'extrapolation généralisatrice, par le syllogisme parieur, de l'expérience - généralisation que rend seule possiblee la monotonie de la matière. On aboutissait ainsi à la sacralisation de la logique chez Pascal et Descartes - mais ce sera sur Euclide que s'appuiera la logique d'Aristote. Ainsi, ce sera précisément dans la physique mathématique que la raison inductive recevra garantie de l'Olympe des modernes.

Nous retrouvons Regnault en son miroir théorique - mais le sens oblatif et sacrificiel de son attitude se précise dans une anthropologie des liturgies du savoir. Car, s'il demeure les yeux fixés sur le corps rationnel de la physique, comme sur la cosmologie en miniature qu'est son propre esprit, c'est parce que la monotonie de matière, devenue idéale, et fondée sur l'entendement naturel, l'assure que la physique et l'entendement font, mélangés, un plat divin de se fonder tous deux sur l'induction. La logique d'Euclide a trouvé son garant théologique - les dieux cautionnent leur valeur théoologique de la raison. On rejoint le comportement sacrificiel des Éléates à l'égard de l'Un - les mathématiques, de Descartes à Einstein, assureront le rachat aux dieux, à peu de frais, des figures édéniques du savoir, récompenses de l'oblation du calcul sur l'autel de l'ontologie.

Quel sera le rapport aux cités de ce nouveau type de physique oblative ? L'innocente justice des principes et de leur constance, également régnants dans le cosmos et dans la cité, met en place un Éden de la logique divine dans le temporel : autel nouveau de la science, où les sacrificateurs demandent à l'Éden du sens commun qu'est la logique elle-même, de garantir le moi narcissique des États et le trafic de leur figure dans la politique. La logique classique jouant le rôle d'une châsse cosmique, la rationalité euclidienne est portée par les prêtres dans le tabernacle de son auto-garantie par l'induction. La raison normative sera la psychophysiologie des États fondés en "droit".


 

La poétique de la physique mathématique et l'ontologie fondamentale

La physique dérélictionnelle 

Quelle sera maintenant la gestuelle oblative de la théorie, si la physique mathématique renonce à son offrande aux dieux géomètres et logiciens ? En quoi cette science demeurera-t-elle sacrificielle et liturgique en son comportement profond? Comment se manifestera sa corporéité sacerdotale si elle s'exprime par une structuration non sacrale de la matière? Comment se formulera enfin l'auto-valorisation mythique du savoir dans la théorie immanente à sa propre corporéité épistémologique, si les corps psychiques qui croissent et prennent figure entre le théoricien et sa formulation théorique semblent se tenir volontairement à l'écart de toute théologie spéculaire ?

Cette physique devrait être dérélictionnelle et se fonder sur une ontologie fondamentale de la finitude. Car, pour la première fois dans l'histoire de la physique cosmique, on observe une sorte de désarrimage de la théorie. L'équation semble quitter soudain ses anciens parapets; la matière se résout en figures des nombres; les chiffres, se donnant rendez-vous à eux-mêmes dans l'esprit des mathématiciens, illustrent un univers qui poursuit son expansion solitaire parmi les floraisons esthétiques des équations. Les équivalences numériques perdent leur "âme" quand leur balance s'isole dans l'immensité délivrée de tout statut du calculable.

Par un coup de sonde génial, Valéry avait esquissé l'avenir des figures dans la postérité de la physique mathématique cartésienne. En 1941, il écrivait dans Variété : "La représentation cartésienne de toutes sortes de variations mesurables a pris une importance toujours plus grande dans la pratique, qu'il s'agisse des cours de la Bourse, de la température d'une maladie fébrile, de la répartition des observations statistiques, des fluctuations météorologiques, etc. La traduction des chiffres, relevés en figures de courbe, qui permet d'apprécier d'un seul coup d'oeil la marche d'une transformation, est devenue familière et presque indispensable à un état d'organisation du monde humain où la prévision rapide est exigée par la complication extrême de l'organisme social. Descartes est certainement l'un des hommes les plus responsables de l'allure et de la physionomie de l'ère moderne, que l'on peut trouver particulièrement caractérisée par ce que je nommerai la "quantification de la vie."

Car, dans l'univers où la Production, avec sa majuscule, est devenue un Quichotte immanent à l'auto-gérance de l'Éden, et où la Consommation est un Sancho qui engloutit les exploits de son maître, la physique mathématique, livrée au calcul du probable, n'est-elle pas emportée dans l'obscure giration d'un sacrifice de l'équation pure aux figures titanesques du nombre se dévorant lui-même ? Ne serait-il pas temps de libérer la poétique des mathématiques des figures magiques qui animent encore l'équation, afin que naisse une certaine humilité de l'ascèse poétique, dans une nudité épistémologique du probable ? Il y faut une anthropologie critique, capable de séparer, dans la poétique de la théorie mathématique, ce qui est catharsis de ce qui est figure. Sinon la physique moderne sera oblative du probable sur l'autel où la consommation cyclopéenne du savoir dévore sa propre figure - et le sacrifice rituel du savoir au savoir demeurera aveugle à lui-même.

Wittgenstein, Russell et le problème de l'anthropologie fondamentale des mathématiques 

Faute de puissance visionnaire de la philosophie à l'égard de ce que font réellement les mathématiques - elles mettent sur pied et emploient avec art une somme ingénieusement diversifiée de procédures de calcul, utilisables depuis des siècles avec "succès" et dont la "réussite" n'a pas besoin de justification "transcendantale", mais d'un regard transcendantal sur leur succès - il n'est pas étonnant qu'il ait fallu attendre Wittgenstein pour entendre des propositions "anthropologiques" encore timides ou étroites, mais soulignant du moins que "la causalité ne joue aucun rôle dans la démonstration mathématique" (Remarques, III, 41) ; que c'est déja "le fait caractéristique de l'alchimie mathématique, que les propositions mathématiques soient considérées comme des énoncés sur des objets - et la mathématique, par conséquent, comme l'exploration de ces objets (Remarques, IV, 16) ; qu'on "n'apprend pas à suivre une règle en apprenant d'abord l'usage du mot concorder (Ubereinstimmung) ; mais qu'on apprend bien plutôt la signification de concorder en apprenant à suivre une règle" (Remarques, V, 32) ; que se demander comment les mathématiques sont possibles, c'est se demander naïvement "comment le système métrique est possible" ; que "la logique mathématique n'a fait que continuer de bâtir sur la logique aristotélicienne" (IV, 48) ; enfin que les mathématiques sont poétiques et que "les problèmes mathématiques du soi-disant fondement des mathématiques sont aussi peu au fondement des mathématiques que le rocher peint supporte le château peint" (IV, 13).

Mais l'"anthropologie" de Wittgenstein est inexistante; elle oublie simplement que le statut poétique des mathématiques renvoie nécessairement à une ontologie du poétique, du seul fait que si les mathématiques ne sont, certes pas, "ontologiques" en elles-mêmes - comme une pierre est pierre - l'homme qui les emploie, par contre, est bel et bien un être ontologique, puisqu'il faut constater qu'il est - quelquefois - capable de se mettre à distance de ses propres opérations mentales. Si les mathématiques étaient "ontologiques", elles seraient oraculaires, comme la statue de Nabuchodonosor, et l'on verrait " satrapes, préfets, juges, magistrats, gouverneurs" se prosterner devant l'opérationnel au milieu de "toute espèce de musique". Nous voulons nous montrer aussi durs d'oreille à l'égard de la cithare, du sambuque, de la cornemuse et du psaltérion qui résonnent autour des mathématiques opérationnelles, quand elles s'imaginent que l'opérationnel ne renvoie pas au sujet, que nous voulons demeurer sourds à la musique des mathématiques platoniciennes.
 

Que les mathématiques soient donc constructivistes ou platoniciennes en leur mythologie, elles sont les expressions symboliques du mathématicien, à une profondeur ontologique que pourra seule dévoiler une anthropologie fondamentale du mythique. La dégénérescence du platonisme dans les mathématiques nées d'Aristote et de la logique du Moyen Âge renvoyait à une anthropologie de l'arrimage mythique au cosmos, donc à une idolâtrie très cachée (une idolâtrie idéologique), alors que les mathématiques constructivistes renvoient à une ontologie dérélictionnelle, qui soumet précisément l'anthropologie axée sur le cramponnement "idéologique" à une analyse existentielle (critique) des mythes de la raison.

La philosophie ne parviendra à approfondir le statut poétique des mathématiques qu'en les délivrant de l'édénisme de la raison idéologique dans un champ ontologique post-newtonien nullement rétréci par l'"opérationnel", mais, au contraire, bien plus vaste et plus inquiétant qu'autrefois. Elle ne libérera pas le calcul, emprisonné dans l'univers "paradisiaque" (Wittgenstein) d'une logique terrifiée par la contradiction - et sur laquelle Frege, Whitehead et Russell, kantiens sans le savoir, avaient cru pouvoir fonder une reconstruction de l'édifice mathématique étroitement dépendant de la raison pure - si les mathématiciens continuent d'ignorer l'essence même de la philosophie en tant qu'englobant anthropologique.

Quand Wittgenstein écrit : "Ma tâche n'est pas d'attaquer la logique de Russell de l'intérieur, mais de l'extérieur. C'est-à-dire qu'elle ne consiste pas à l'attaquer mathématiquement - car alors je ferais des mathématiques - mais à attaquer sa position, sa fonction. Ce n'est pas ma tâche de discourir sur la démonstration de Gödel, par exemple; mais de tenir un discours qui passe à côté d'elle [an ihm vorbei zu reden]" (Remarques, v, 16), il scandalise les mathématiciens, qui voient même dans cette phrase une plaisanterie. Pourtant, Wittgenstein se montre ici anthropologue, donc philosophe. C'est la qualité de l'englobant anthropologique qui fait question chez lui. Les mathématiciens oublient sans cesse l'apologue de Socrate se comparant à un médecin qui expliquerait à des enfants flattés par un cuisinier que la succulence des plats est mauvaise pour la santé. II n'y aura pas de philosophie des mathématiques si les cuisiniers se mettent à démontrer qu'un plat est d'autant meilleur pour la santé qu'il est plus raffiné pour le palais. Les logiciens mathématiciens sont les gastronomes des mathématiques : bons gastronomes, mais mauvais médecins de la raison, puisque la raison en tant que telle (et sa place dans le corps) ils ne la voient pas mieux que le cuisinier ne voit le palais des enfants. La métaphysique est une amère médication - et il est à peu près impossible de connvaincre les enfants qu'une potion aussi drastique est excellente pour la santé de l'intelligence.

Ce n'est donc pas en tombant dans une nouvelle forme de cécité anthropologique - celle d'une poétique non méditée de l'opérationnel dans les mathématiques - qu'on délivrera le calcul du platonismme latent de l'équation, de l'essentialisme aristotélicien, de l'idéographie de Frege ou du mysticisme de Russell, qui ne craignait pas de s'écrier : "Mais les mathématiques nous font passer davantage encore de ce qui est humain dans la région de la nécessité absolue, à laquelle non seulement le monde actuel, mais encore tout monde possible doit se conformer; et là précisément elles construisent une demeure ou plutôt trouvent une demeure éternellement debout, dans laquelle nos idéaux sont pleinement satisfaits et nos meilleures espérances non déçues" (Mysticism and Logic, p. 55).

Pour observer ce que font réellement en profondeur les mathématiques délivrées de 1'édénisme platonicien, il faut donc contempler l'homo poeticus à un niveau abyssal. Alors seulement les mathématiques seront arrachées à "l'hérésie contemplative liée aux origines grecques de la mathématique, qui consiste a croire que celle-ci s'occupe d'"essences" , d'"universaux" , d'"objets idéaux" (Wittgenstein). Mais, si les mathématiques "constructivistes" cessaient d'être "contemplatives", au sens qu'il serait interdit d'en faire un objet de contemplation ontologique, comment le statut du "constructif" et de l'opérationnel serait-il jamais élaboré en profondeur, et précisément à partir d'une "contemplation" un peu plus sérieuse que celle d'un Bertrand Russell, qui s'imaginait que la logique a un fondement mystique en soi et qu'il existerait donc des "opérations mystiques" dans les mathématiques ?

Car sans cesse renaît, dans les mathématiques tantôt édéniques et tantôt "constructivistes", la naïveté de la pensée naturelle, selon laquelle il serait possible, croit-on, d'apprendre ce que sont en profondeur les mathématiques sans se demander ce qu'est en profondeur le mathématicien. 

Les figures "modernes" du moi dans la physique mathématique 

L'anthropologie fondamentale découvre précisément deux figures du moi puissamment projetées dans l'univers de la physique, celle du Quichotte et celle de Sancho. Le premier de ces personnages est pareil à un assoiffé du désert : il voit sans cesse s'éloigner le Chanaan de la vérification terrestre dans l'idéalité des mathématiques pures, tandis que le second en prend terriblement à son aise avec la rigueur équationnelle. André Lichnerowicz soulignait cette dichotomie de la théorie physique avec un humour cervantesque : "À partir des postulats d'une grande théorie physique, le savant peut vouloir parvenir, le plus rapidement possible, à une comparaison numérique avec l'expérience; il est alors conduit à penser que la fin physique justifie les moyens mathématiques, souvent peu orthodoxes, employés. Mais du moins, à l'aide d'approximations et d'opérations qui scandalisent généralement le mathématicien, et qu'un certain sens physique, difficile à analyser, préserve cependant de l'arbitraire, il applique sa théorie au concret, et l'accord numérique des résultats calculés et mesurés rassure sa conscience. Il a mis à l'épreuve sa théorie, qui n'est point vaine, qui n'est pas celle d'un monde imaginaire..." (Leçon inaugurale au Collège de France, 3 déc. 1952).

Il s'agit donc d'éclairer les figures qui l'animent cette science tantôt sanchique et tantôt quichottesque, où l'on ne sait pas, au juste, qui détient les critères mêmes de la "logique", du "vérifiable" de la "mise à l'épreuve", de la "théorie", de l'"expérience", du "sens physique", de ce qui est "vain" de ce qui est "expérimental", et enfin de ce qu'il s'agit, au fait, de "vérifier", puisqu'on n'y sait pas très bien séparer ce qui est de l'ordre de la vérification des fins et ce qui est de l'ordre de la vérification des moyens.

Qui tient ici des discours si contraires ? Qui décide que le signifiant sera fourni par la cohérence proprement mathématique (l'existence mathématique de l'équation, vérifiant sa propre logique interne), et qui décidera, au contraire, que la pureté de la coupe vestimentaire de la nature importera peu, pourvu que le vêtement du calcul colle effectivement au corps ? Comment répondre à ces questions, sinon par l'"invention" d'un regard portant sur les corps mentaux qui parlent là - donc par une anthropologie critique à l'égard des impasses pseudo-ontologiques des mathématiques ?

Voici donc comment le mathématicien-poète parle de l'enfantement du poème équationnel pur : "Une théorie physique à l'état naissant lui apparaît comme constituée par des bribes de structures mathématiques, reliées, recouvertes par un discours; un discours où il s'agit, selon les époques, de forces instantanées à distance ou d'éther, d'ondes étranges ou de ces corpuscules qui obsèdent notre temps, le neutron, mais aussi le neutrino, le neutretto, ou cette famille encore bien obscure des mésons pi, mu ou taû ... L'ambition du physicien mathématicien est de refouler le plus possible ce mystérieux discours, de détruire, autant que faire se peut, cet échafaudage, cette superstructure, et de transmuer la théorie physique naissante en une théorie mathématique du réel... Lorsqu'une théorie physique qui fut "vraie" est englobée par une autre, c'est avant tout le discours qui subit une mutation. C'est le discours antérieur qui nous paraît brusquement sommaire, enfantin; évanoui l'éther, et le savant ne comprend plus par quelle aberration il avait conçu cet être bourré des propriétés les plus saugrenues. La structure mathématique, au contraire, conserve, dans une large mesure, sa valeur" (A. Lichnerowicz).

La création mathématique profonde s'inscrit donc dans une maieia (délivrance) socratique à l'égard du langage abusif des "causes" que Thalès introduisit dans la physique, et qui y régna jusqu'à Newton. De 1a raison causale, nous avons pu suivre le destin oblatif et sacerdotal - celui d'un savoir qui procédait à une pseudo-légalisation ontologique du cosmos. Les figures légales du moi nous sont apparues historialement comme l'objet d'un trafic liturgique avec l'Olympe, en vue d'une récupération de la raison édénique - celle-ci étant fabriquée d'avance par une anthropologie de l'arrimage, donc comme un fruit de l'angoisse dérélictionnelle que l'idolâtre veut fuir en conférant une parole "signifiante" et innocentiste au cosmos.

Une généalogie plus profonde de la Loi ne peut pas être esquissée ici. Au niveau de la réflexion sur le rapport de "la philosophie" à "la science" qui fait l'objet de cet article, deux questions se posent cependant, qui feront fonction de signe en direction d'une méditation radicale : d'une part, comment les mathématiques conquerront-elles l'ubiquité opérationnelle en se délivrant du pompiérisme mathématique, ou "réalisme", qui exigerait des copies "ressemblantes" des divers compartimentages du réel auxquels procèdent sans cesse les augures des cités ; d'autre part, comment le statut ontologique de l'opérationnel sera-t-il précisé dans une anthropologie dérélictionnelle ?

Poétique et finitude
La science comme champ de l'anthropologie fondamentale 

À la première question, il faut répondre que le "payant", donc le "prévisible" en mathématiques n'est nullement fourni par le "ressemblant", et que l'équation peut unifier des champs de la physique complètement étrangers les uns aux autres, et sans lien entre eux dans l'étendue. Les mathématiques ne sont pas topologiques ; le poème propre au nombre est étranger par nature au compartimentage usuel des choses, donc aux comportements coutumiers des prisonniers de Platon, qui ont délimité selon leurs besoins leurs divers champs d'arrimage à leur caverne. L'équation, unifiant la constance, passe en toute liberté d'un lieu à l'autre sans souci des labeurs. C'est ce que soulignait avec force Lichnerowicz dès 1952 : "La structure mathématique ne s'applique pas seulement à un domaine bien déterminé du réel, optique, électricité ou magnétisme, astronomie ou physique corpusculaire, génétique ou phénomènes économiques. Bien souvent, les mêmes structures apparaissent dans des domaines bien éloignés les uns des autres. C'est ainsi que l'équation de Laplace et la théorie du potentiel ont servi à représenter des phénomènes aussi différents que les phénomènes gravitationnels dans leur conception newtonienne, les phénomènes électrostatiques ou certains phénomènes hydrodynamiques."

Il s'ensuit que le véritable artiste du calcul n'a pas besoin que la matière cosmique suive un cours imperturbable ; l'aspect de la matière qui obéit à la monotonie ou qui la rejoint à l'échelle des grands nombres est "mathématifiable" par définition, puisqu'elle est susceptible de prendre place sur les plateaux d'une balance tautologique où le poète dispose astucieusement des équivalences quantifiées par cette admirable simulatrice de fonctions qu'est l'équation. Dans la transcendance délivrée des figures de la parole, le calcul conquiert la liberté de sa rigueur sur tout ordre ou désordre du cosmos.

La réponse à la seconde question pose le délicat problème du degré de conscience du mathématicien à l'égard de la finitude - qui rend signifiante une formulation mathématique délivrée de "Sancho" et du "Quichotte", figures qui exprimaient, au coeur du calculable, un rêve d'arrimage du sujet à la matière "parlante".

La "pureté" du calcul est obtenue, non point par la logique idéale, mais par la convention qui consiste à suivre des règles, comme au jeu d'échecs - il n'est pas permis de prendre à leur égard, sans le dire, des libertés qui "feraient recaler un candidat au certificat de calcul différentiel et intégral" (Lichnerowicz). Mais on pourrait utiliser aussi bien les contradictions, comme règles, si l'univers physique l'exigeait.

Sancho calculateur était ce paysan qui habillait la matière cosmique de vêtements rapiécés et bariolés, pourvu que l'équation bâtarde masquât la nudité ontologique de la théorie. Mais le Quichotte ressemblait à un peintre pris de folie qui prétendrait planter un arbre réel sur la toile des mathématiques idéales. Le Quichotte mathématicien voulait que Dulcinée existât dans la nature - c'est-à-dire que l'univers fût, en soi, mathématicien. Faute de véritable puissance créatrice dans l'ordre de la cohérence mathématique, il ne rencontrait que cette Maritorne indocile qu'est la nature, et il s'en fâchait ou s'en désespérait. Mais les vrais poètes conquièrent l'existence poétique - ils enfantent Béatrice au lieu de Dulccinée. "La campagne n'est pas sur le Monte Vecino, mais sur la palette de Claude le Lorrain" disait Chateaubriand.

Autrement dit : les poètes ne font pas chanter la nature, mais le poème; les musiciens n'orchestrent pas le "réel", mais la symphonie; le mathématicien orchestre l'équation, non le cosmos.

C'est à l'équation de conquérir la rigueur, non à l'univers, qui n'est pas "rigoureux", lui, mais seulement, tour à tour, monotone ou capricieux, "déchiré" entre l'ennui et le chaos.

Celui qui s'imagine que la régularité fait des mathématiques dans la nature ne saurait se formuler le statut poétique de la théorie physique dans une anthropologie de la finitude. Faute de regard sur la condition humaine, pas de philosophie des mathématiques. Et faute de regard sur les corporéités mentales, pas de regard sur la condition humaine.

Un jour, se dit l'anthropologue des idoles, Adam mangea dans l'Éden le fruit de l'arbre de la connaissance - et ce fruit étrange lui fit croire aussitôt que la matière "parlait". Telle fut la chute de la physique mathématique dans l'Éden de la raison. Mais les dieux eurent pitié d'Adam : ils lui montrèrent que seuls les animaux croient des choses pareilles ; et que l'homme se rendrait semblable aux bêtes s'il se mettait à croire de telles fables, à leur image et ressemblance, pour avoir mangé, lui, la pomme du langage.

Le mathématicien qui pense les mathématiques porte un certain regard sur son corps, et se voit enfin nu dans l'Éden.

MANUEL DE DIÉGUEZ

Bibliographie

Métaphysique des sciences
 

M. DE DIÉGUEZ, Science et nescience, Gallimard, Paris, 1970 / M. HEIDEGGER, L'Être et le Temps (Sein und Zeit, 1927), trad. R. Boehm et A. De Waelhens, Gallimard, 1964 ; Qu'est-ce que la métaphysique ? (Was ist Metaphysik ?, 1929), trad. H. Corbin, ibid., 1938 ; Kant et le problème de la métaphysique (Kant und das Problem der Metaphysik, 1929), trad. A. De Waelhens et W. Biemel, ibid., 1953 ; De l'essence de la vérité (Vom Wesen der Warheit, 1932), trad. A. De Waelhens et W. Biemel, Nauwelaerts, Louvain-Paris, 1948 ; Qu'est-ce qu'une chose ? (Die Frage nach dem Ding, zu Kants Lehre von den transzendentalen Grundsätzen, 1962), trad. J. Reboul et J. Taminiaux, Gallimard, 1971 / D. HUME, Traité de la nature humaine (A Treatise of Human Nature, 1739), trad. A. Leroy, Paris, 1946 ; Enquête sur l'entendement humain (An Enquiry Concerning Human Understanding, 1748), trad. A. Leroy, Montaigne, Paris, 1947 / E. KANT, Critique de la raison pure (Kritik der reinen Vernunft, 1re éd. 1781, 2e éd. 1787), trad. A. Trémesaygues et B. Pacaud, P.U.F., Paris, 1965 ; Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science (Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik die als Wissenschaft wird auftreten können, 1781), trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1969 / F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre pour tous et pour personne (Also sprach Zarathustra. Ein Buch für Allé und Keine, 1883-1885), trad. G. Bianquis, Aubier-Montaigne, Paris, 1953 ; Le Gai Savoir (Die fröhliche Wissenschaft, 1881-1887), trad. A. Vialatte, Paris, 1950 ; La Volonté de puissance, trad. G. Bianquis, 2 vol., Gallimard, 1947-1948 / PLATON, Phédon, Parménide, Théétète / B. SPINOZA, Éthique (Ethica ordine geometrico demonstrata, 1677), éd. C. Appuhn, Paris, 1964 ; Traité de la reforme de l'entendement et de la meilleure voie à suivre pour parvenir à la vraie connaissance des choses (De emendatione intellectus, 1660), éd. A. Koyré , Paris, 1964 / L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico philosophicus (1921), suivi de Investigations philosophiques (Philosophical lnvestigations, 1953), trad. P. Klossowski, Gallimard, 1961 ; Carnets 1914-1916 (Tagebücher, 1914-1916), trad., introd. et notes G. G. Granger, ibid., 1971; Leçons et conversations et Conférences sur l'éthique, éd. G. E. M. Anscombe et G. H. von Wright, trad. J. Fauve, ibid., 1971 ; Remarks on the Foundations of Mathematics (Bemerken über die Grundlagen der Mathematik 1937-1944), trad. G.E.M. Anscombe, Oxford, 1956, 2e éd. 1964.

Méthodologie scientifique non critique

Formalisation pure

ARISTOTE, Analytiques; 8 livres de la Physique (Physica auscultatio) ; 4 livres du Traité du Ciel (De Caelo) ; 2 livres du Traité de la génération et de la destruction des substances (De generatione et corruptione), ), 4 livres de la Science des météores (Meteorologia) ; 13 livres qu'Aristote désignait comme traitant de la Philosophie première (Péri tès prôtès philosophia) et qui, depuis Nicolas de Damas, sont désignés sous le nom de Métaphysique (Meta ta physika) / J. M. BOCHENSKI, Formale Logik, Fribourg-Munich, 1956 / G. CANTOR & R. DEDEKIND, Correspondance, E. Noether & J. Cavaillès éd., Paris, 1937 / R. DESCARTES, Regulae ad directionem ingenii ; Recherche de la vérité par la lumière naturelle / A. EINSTEIN & M. BORN, Correspondance 1916-1955 (Briefwechsel 1916-1955, 1969), trad. P. Leccia, introd. B. Russell, préf. W. Heisenberg, Seuil, Paris, 1972 / G. FREGE, Les Fondements de l'arithmétique (Die Grundlagen der Arithmetik. Eine logisch-mathematische Untersuchung über den Begriff der Zahl, 1844), trad. C. Imbert, ibid., 1970 ; Begriffsschrift. Eine der arithmetischen nachgebildeten Formelsprachen des reinen Denkens, Halle, 1879 / G. W. F. HEGEL, La Science de la logique (Wissenschaft der Logik, 1812-1916), trad. S. Jankélévitch, Aubier, Paris, 1949 / A. HEYTING, Les Fondements des mathématiques. Intuitionnisme. Théorie de la démonstration, Gauthier-Villars, Paris, 1955 / G. KREISEL, "Mathematical Logic : What Has It Done for the Philosophy of Mathematics", in R. Schoenman, A. J. Ayer et al., Bertrand Russell, Philosopher of the Century, Londres, 1967 / G. W. LEIBNIZ, Leibnizens mathematische Schriften, C. I. Gerhardt éd., t. I et II, Londres-Berlin, 1850, t. III à VII, Halle, 1855-1863 / H. MINKOWSKI "Raum und Zeit" , in Physiks, vol. X, 1909 / I. NEWTON, Principes mathématiques de la philosophie naturelle (Philosophiae naturalis principia mathematica 1687), trad. Mme du Chastellet Paris, 1756-1759, éd. Fac-similé, Blanchard, Paris, 1966 / PLATON, Timée / B. RUSSELL, L'ABC de la relativité (The A.B.C. of Relativity, 1925), trad. P. Clinquart, U.G.E., Paris, 1965 ; The Principles of Mathematics, Londres, 1903, 2e éd.1938 / B. SCHWABE, Mathesis universalis. Abhandlungen zut Philosophie als strenger Wissenschaft, Bâle-Stuttgart, 1961 / A. N. WHITEHEAD & B. RUSSELL, Principia mathematica, 3 vol., Cambridge, 1910-1913, 2e éd. 1925-1927.
 

Sciences de la mesure

N. BOHR, Physique atomique et connaissance humaine (Atomic Physics and Human Knowledge, 1960), trad. E. Bauer et R. Omnès, Gonthier, Paris, 1961 / L. DE BROGLIE, Physique et microphysique, Albin-Michel, Paris, 1947 / N. COPERNIC, Des révolutions des orbites célestes (De revolutionibus orbium coelestium lubri sex), trad. A. Koyré, Paris, 1934 / A. EINSTEIN, Sur l'électrodynamique des corps en mouvement ("Elektrodynamik bewegter Körper", in Annalen der Physik, vol. XVII, 1905), Paris, 1925 ; La Théorie de la relativité restreinte et généralisée (Über die spezielle und die allgemeine Relativitäts-Theorie, gemeinverständlich), Gauthier-Villars, 1921 / G. GALILÉE, Le Opere di Galileo Galilei, A. Favaro éd., 20 vol., 2e éd., Florence, 1929-1939 / J. KEPLER, Opera omnia, C. Frisch éd., 8 vol., Stuttgart, 1858-1871 / G. W. LEIBNIZ, Der Briefwechsel von Gottfried Wilhelm Leibniz mit Mathematikern, C. I. Gerhardt éd., Berlin, 1899 ; Leibnizens nachgelassene Schriften physikalischen, mechanischen und technischen Inhalts, éd. Gerland, Leipzig, 1906 / B. PASCAL, Traité des ordres numériques.

Histoires des formes

G. BACHELARD, L'Expérience de l'espace dans la physique contemporaine, Paris, 1937 ; L'Activité rationaliste de la physique contemporaine, P.U.F., Paris, 1951 / L. BARNETT, Einstein et l'univers (The Universe and Dr. Einstein, 1948), trad. J. Nequand, Gallimard, 1951 / L. DE BROGLIE, Étude critique des bases de l'interprétation actuelle de la mécanique ondulatoire, Gauthier-Villars, 1963 / R. CARNAP, "Intellectual Autobiography", in The Philosophy of Rudolf Carnap, éd. P. A. Schilpp, La Salle (I11.), 1964 / P. DUHEM, Le Système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, 10 vol., Paris, 1956-1959 ; La Théorie physique, son objet, sa structure, Paris, 1906, 2e éd. 1914 ; " Sôdzein ta pheinomena. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée", in Ann. philosophie chrétienne,1908 / A. EINSTEIN & L. INFELD, Évolution des idées en physique, Flammarion, Paris, 1955 / F. ENRIQUES, L'Évolution de la logique, Paris, 1926 / W. HEISENBERG, Physique et philosophie. La Science moderne en révolution (Physics and Philosophy. The Revolution in Modern Science, 1958), trad. J. Hadamard, Albin-Michel, 1961 ; La Nature dans la physique contemporaine (Dos Naturbild der heutigen Physik, 1955), trad. U. Karvelis et A. E. Leroy, Gallimard, 1962 / T. KOTARBINSKI, Leçons sur l'histoire de la logique (Wyklady z dziejow logiki), trad. A. Posner, P.U.F., 1964 / A. KOYRÉ, Études newtoniennes, Gallimard, 1968 ; Études d'histoire de la pensée philosophique, ibid., 1971 /P. LANGEVIN, "L'Évolution de l'espace et du temps", in Scientia, no 10, 1911 / P. S. DE LAPLACE, Exposition du système du monde, Paris, 1796 / E. MACH, La Mécanique. Exposé historique et critique de son développement (Die Principien der Wärmelehre, historisch-kritisch entwickelt, 1896), trad. E. Bertrand sur 4e éd. et introd. E. Picard, Paris, 1904 / E. MEYERSON, Identité et réalité, Paris, 1908 / B. RUSSELL, Signification et vérité (An Inquiry into Meaning and Truth, 1940), trad. P.Devaux, Flammarion, 1969 ; Ma Conception du monde (Bertrand Russell Speaks His Mind, 1960), trad. L. Evrard, Gallimard, 1962 ; Human Knowledge. Its Scope and Limits, Londres-New York, 1948 ; Histoire de mes idées philosophiques (My Philosophical Development, 1959), trad. G. Auclair, Gallimard, 1961; Le Mysticisme et la logique (Mysticism and Logic, 1919), trad. J. de Menasce, Paris, 1922.

Corrélats
 

ANTHROPOLOGIE, ARISTOTE, CATÉGORIE, CAUSALITÉ (philosophie), CONCEPT, COPERNIC (N.), EINSTEIN (A.), ÉLÉATES, ÉPISTÉMOLOGIE, GALILÉE, HEIDEGGER (M.), HUME (D.), IMAGINAIRE ET IMAGINATION, INDUCTION (philosophie), KANT (E), LOGIQUE, LOI (épistémologie), MATHÉMATIQUES (FONDEMENTS DES ), MÉTAPHYSIQUE, MOI, MYTHE, NARCISSISME, NEWTON (I.), NIETZSCHE (F.), OBJET, PHILOSOPHIE, PHYSIQUE, PLATON, RAISON, RÉALITÉ PHYSIQUE, RELATION, REPRÉSENTATION ET CONNAISSANCE, RUSSELL (B.), SYMBOLE, THOMISME, VÉRITÉ (logique), WITTGENSTEIN (L.).

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