SCIENCES
Science et philosophie
Philosophie de la définition.
Le "dehors" et le "dedans" de l'animal cosmiqueHistoire des nombres et du langage dans la physique de Thalès à Newton
L'idole comme dénominateur commun de la raison animale et humaine
La poétique de la physique mathématique et l'ontologie fondamentale
Longtemps
les rapports entre la philosophie et la science furent dominés par la croyance
que la philosophie serait une manière de scientia scientiarum (science
des sciences), donc un savoir totalisateur, chargé d'embrasser tout le savoir
"intelligible" dans l'ordre temporel. L'échec de cette tentative
provoqua une crise grave entre une métaphysique encore inconsciente à l'égard
de sa dimension de quête et une science qui revendiquait de plus en plus
l'exclusivité d'un savoir qu'elle déclarait seul "objectif" et
"positif".
La
philosophie subit alors la dévalorisation qui s'attachait à tout savoir
ambigu, ou se reconnaissant lui-même comme "subjectif", même chez
les existentialistes (Kierkegaard, Sartre, Gabriel Marcel). D'ancilla
theologiae la philosophie devenait, selon l'expression de Valéry, une ancilla
scientiarum, faute de pouvoir, par une psychologie plus abyssale que celle
dont la science détenait les clés, renverser les rôles et démontrer la
subjectivité profonde de la notion collective d'"objectivité" expérimentale.
Pour sortir
de cette crise, il fallait d'abord que la philosophie, méditant enfin sur sa
fonction dérélictionnelle, et sur la critique fondamentale de l'universel qu'inaugura
le Théétète, redécouvrît sa tâche propre, qui n'est pas de fournir
un savoir conceptuel sur les pistes assurées de la "vérification" où
le savoir métaphysique se surajouterait aux connaissances partielles, mais, au
contraire, de soustraire la connaissance dite objective à la naïveté de
l'esprit naturel, qui confond instinctivement savoir et comprendre, hypostasiant
sans fin la régularité en rationalité et la rationalité en compréhensibilité
; et conférant ainsi un prétendu signifiant légal ou structural à la
constance du flux matériel. La philosophie devenait une sorte de
trans-psychanalyse de la notion même d'expérience, et se demandait enfin ce
que les sciences "vérifient" en réalité sous le nom de "vérité"
et de "réalité" ; et en quoi la "vérité" se définit
comme un certain "vérifiable". Telle fut, au plus profond, la révolution
heideggérienne, que rejoint Matisse disant : "La vérité n'est pas
l'exactitude."
La
philosophie, revenant ainsi à sa mission, proprement socratique, de
contestatrice de l'intelligibilité du vérifiable, redevint une problématique
de la finitude en tant que telle, et retourna le reproche de subjectivité au
savoir scientifique superficiel, analysé comme mythe et comme croyance, non
point en tant que ce savoir porte effectivement sur des faits dûment constatés,
soumis à la mesure et mystérieusement réguliers, donc nécessairement prévisibles,
quantifiables et généralisables par l'équation, "simulatrice d'équilibres"
(C. Grégory) dans la nature ; mais en tant que ce savoir demeure frappé de cécité
à l'égard de sa subjectivité la plus profonde - celle qui
"explique" par le passage de la cause à l'effet, ou par la mise en évidence
de structures déclarées en équilibre (statique ou en déséquilibre
(dynamique). La critique de la causalité, ensommeillée depuis Hume, devenait
la source d'une anthropologie critique du savoir chez Nietzsche. Avec Heidegger,
l'idée d'une histoire du sens commun commença de prendre forme. La métaphysique
allait-elle sombrer dans un scepticisme, ou même dans un nihilisme ?
Avec l'étude
du rite, de la loi et de l'idole, la philosophie trouva un regard nouveau sur
les mécanismes d'une oblation sacrificielle aux figures spéculaires du moi dans
la physique et les mathématiques, et renoua avec la quête spirituelle, via une
voyance sur l'Oubli, dans la postérité authentique de Socrate. Tout cela avait
été préparé, au plus profond, par Sein und Zeit, mais il y fallait un
approfondissement anthropologique susceptible de renouveler entièrement la
psychologie événementielle classique, pénétrée d'instrumentalisme par
Aristote et saint Thomas, afin que, par-delà l'expérimentation positiviste et
naïve à laquelle étaient censées donner lieu les fameuses "facultés"
psychophysiques des scolastiques, tirées des concepts d'intelligence, de volonté,
de savoir-faire etc., le rapport de l'eidos (apparence) à idea (idée)
et de l'idée à eidôlon (image, idole) réintroduisît la critique de
l'angoisse idolâtre dans la philosophie moderne.
Ainsi, la
philosophie des sciences devint une trans-psychologie (par-delà toute Weltanschauung
utilitariste) de la croyance mythique à la compréhensibilité de la matière
- en ce sens, elle se mua en une contesttation bouddhique des cosmologies
mentales dont la "raison" classique était le temple. Dans la postérité
intellectuelle d'une psychanalyse déjà philosophique chez J. Lacan, elle
continua de renverser les rôles, en faisant maigrir les métaphysiques du concept
agissant, cachées dans l'inconscient du savoir rationnel, et en réintroduisant,
par cette voie, une méditation originelle sur la condition humaine, dans une réflexion
épistémologique en devenir.
Ne pouvant esquisser ce renouvellement d'une problématique de la finitude dans tous les champs du savoir scientifique, on se bornera au principal d'entre eux, celui qui déploie une histoire de la physique, des Éléates aux mathématiques modernes.
Philosophie de la définition.
Le "dehors" et le "dedans"
de l'animal cosmique
Qu'est-ce
que le cosmique en tant que mental ?
L'homme est
un animal cosmique. De tous les êtres vivants, il est le seul dont
l'environnement n'est pas la nature qu'il voit, mais l'univers qu'il imagine.
La question des rapports entre la philosophie et la science est donc posée
par la définition même de cette espèce dont le regard spécifique est mental
du seul fait qu'il est cosmique.
Mais voici
que la question du rapport entre la philosophie et la science se fait insidieuse
: est-ce en tant que représentant de la gent philosophique, ou bien de la gent
scientifique que nous avons proposé notre définition de l'espèce, la déclarant
d'emblée cosmique ? Le choix de la définition est-il alors
philosophique ou scientifique ? Ne renvoie-t-il pas, allusivement, donc
subrepticement, à une certaine orchestration pascalienne, donc philosophique,
de la condition humaine, puisque, depuis Pascal, c'est un thème rebattu que
l'homme serait placé dans l'étendue cartésienne, entre un infini de grandeur
et un infini de petitesse ?
Mais il se
trouve que les sciences expérimentales les moins avancées et les plus proches,
encore, de leurs origines dans le sensible, comme certaines branches de la
chimie ou de la physiologie, sont celles, précisément, dont l'objet demeure,
par définition, le plus étroitement circonscrit à l'environnement animal,
alors que c'est dans leur expansion vers l'environnement imaginaire et mental,
donc vers l'infiniment grand et vers l'infiniment petit, que les sciences ont
trouvé leur développement le plus abstrait, le plus symbolique et le plus
puissant. En effet, c'est dans cette direction inaccessible seulement qu'elles
ont élaboré une formulation équationnelle à la fois de plus en plus "adéquate"
à la matière et de plus en plus cohérente.
La physique
astronomique et la physique atomique étant devenues les hauts lieux des représentations
symboliques des "lois" par les nombres, notre définition de l'homme
semble donc celle qui convient au rapport de cet être étrange avec le champ
cosmique le plus étendu et le plus parfait qu'ait conquis la science mathématique.
Le cosmique est-il un "dehors" ou un "dedans" ?
Mais cela ne
résout pas le problème du "dehors" et du "dedans". Nous
aurions pu, tout aussi bien, définir l'homme comme le seul vivant dont l'effort
le porte à plonger son regard dans ce qu'il appellerait le dedans cosmique
au lieu d'étendre sans fin sa vue vers un dehors cosmique; donc, comme
la seule variété du vivant dont l'environnement spécifique ne serait ni le
cosmos en soi, ni même la nature proxime, mais un incompréhensible vide, ou
une incompréhensible plénitude, en lesquels s'éprouveraient la finitude et la
grandeur d'une sorte d'être en suspens dans sa propre absence ou sa propre présence
à son insaisissable "moi cosmique" ... Est-ce au "dedans"
ou au "dehors" que l'homme est cosmologue et mathématicien ? Car nous
disions que c'est un environnement mental que le cosmique; ce cosmos est
donc un dedans et un dehors, aussi insaisissable d'un côté que de l'autre,
tantôt angoissé et tantôt intrépide.
Mais comment
traiter du rapport de la science à la philosophie si la définition du savant
dont la science paraît la plus "cosmique" et extérieure, à savoir
le physicien-mathématicien, exige que soit abordée au préalable la question
du "dehors" et du "dedans" ? Donc, la question de savoir si
ce savant créerait un certain univers mathématique mystérieusement vérifiable
au "dedans" et au "dehors", sans que nous sachions
quel étrange mixte de mathématiques et de matière nous sommes? Voilà posée,
en termes contemporains, la question de la Critique de la raison pure de
Kant.
Le
cosmique humain est-il un lieu ?
Bien plus :
l'être précédemment déclaré "cosmique" et situé "entre deux
infinis", où se cache-t-il ? Quel est son lieu ? N'est-il pas en tous
lieux et nulle part? Qu'on lui assigne donc son corps charnel comme
"lieu" ; il ne sera plus un être cosmique, puisque ce ne sera plus un
être imaginaire (imageant), celui qui se serait enfermé dans le jeu étroit de
ses membres, et y serait entièrement circonscrit. Mais ce serait encore une décision
tout humaine, donc imaginée, celle de s'assigner à soi-même son propre corps
comme lieu imaginaire : le César de cette superbe décision ne serait pas pour
autant immanent à l'augure qu'il prétendrait assigner à résidence dans
son corps.
Car si le
corps est conçu, donc mental, c'est d'une corporéité psychique que
l'homme est doté, même dans la science. Supposons que ce sculpteur de soi-même
qu'est l'homme ne craigne pas de tailler dans le bloc de sa propre volonté la définition
scientifique de sa corporéité psychique spécifique, et notamment celle qui le
consacrerait cosmologue et mathématicien. Dans ce cas, il resterait encore au
philosophe à s'enquérir de la nature d'une nature "scientifiquement"
capable de se choisir elle-même, et de prédéterminer activement et sans fin
sa corporéité rationnelle. Car un tel être peut sans cesse se poser plus
avant la question de savoir ce qui conditionne rationnellement en lui son auto-définition
et son auto-propulsion scientifique. Un tel être est donc construit sur la
retraite à l'infini de son esprit. Il est voué ou livré à la marche à
reculons où l'accule, dans le rationnel lui-même, la dérobade à l'infini de
la question qu'il est seul capable de se poser, et qui semble conditionner son être
scientifique. Mais si, voulant fuir le piège de son esprit, il prétend se
contempler comme une chose arrêtée et inconditionnée, et s'il cesse de se
proclamer le fabricant et le visionnaire de sa propre nature, se délivrerait-il
pour autant de sa distance toujours resurgissante, qui le prend dans sa
nasse, pour le grandir et le capturer en retour, inlassablement ? Où se
sera-t-il caché, celui qui prétendra s'être enfermé dans son essence fixe,
en homme-gigogne? Il ne pourra s'empêcher d'exister encore en quelque futur,
d'où il se verra toujours en fuite, donc conditionné par son incapacité à
s'enfermer dans l'immobilité.
La science démasque
donc le savant comme un évadé perpétuel, toujours trop à l'étroit dans
l'immensité du cosmos où il veut en vain se circonscrire comme animal
cosmique. Ce cosmos, c'est de l'"infini" qu'il le regarde malgré tous
ses efforts pour s'y enfermer; il le rejette donc, comme un jouet, par la
puissance de recul de sa raison.
Le rationnel
est cette puissance qui se retourne toujours sur l'immensité elle-même et qui
ne parvient pas à s'y barricader. Mais cette transcendance même n'est-elle pas
une finitude et une déréliction, puisqu'elle ne parvient pas à se voir comme
telle, et en tant que prison ?
D'une
anthropologie critique de l'"objectif" et du "subjectif"
À
l'emprise de la philosophie sur toute réflexion quant au statut de la science,
il serait donc bien puéril de tenter d'échapper en déclarant, une fois pour
toutes, que l'activité scientifique privilégiée, celle dont une puissante
formulation mathématique de la physique, à l'échelle cosmique, constitue la
plus idéale expression, serait "objective", tandis que serait
"subjective" l'introspection existentielle, qui rouvre le cosmos sur
le recul à l'infini du concept. Si le savant n'étudie pas le mécanisme d'une
transcendance finie, dans l'enceinte de laquelle sa science s'élabore nécessairement,
comment pourrait-il prétendre connaître le statut de la science, et comprendre
la fonction dérélictionnelle où son activité est prise d'avance? Le voilà
piégé dans une psychanalyse de l'oubli qui le montre livré à son
refus de se voir; et livré à une interprétation métaphysique de ce refus. De
quoi son oubli ontologique est-il signifiant ? Peut-on se
rendre visionnaire de la cécité volontaire ? Mais est-elle volontaire ? Sinon,
où est la responsabilité ontologique de l'oublieux ?
Et voilà
que s'impose une anthropologie fondamentale - la philosophie devient quête.
Comment tuer son regard ? Car il se trouve que les mathématiques sont des
fleurs tantôt rudimentaires et tantôt raffinées. Impossible d'éluder la
question de la beauté et de la laideur du savoir. Or la beauté et la laideur
renvoient à des corps. Le mathématicien est tantôt un Sancho qui viole la
pureté de l'existence proprement mathématique des mathématiques, tantôt un
Quichotte qui souffre, en maïeuticien, de l'accouchement difficile de
l'"idéalité" équationnelle, dont la parure est parfois bien trop
belle, hélas, pour habiller cette Maritorne qu'est souvent la nature. Et
quelquefois, Maritorne condescend à trouver parure mathématique quasi exacte,
quand le calculateur, en Quichotte fervent, est un haut couturier de l'univers.Qu'est-ce
que cette ferveur? Qu'est-ce que cet art ?
Puisque
celui qui s'applique aux sciences les plus étroites, dont la méthode n'est que
le sens commun rendu plus attentif, n'est pas de la même complexion que celui
dont l'activité scientifique, portant l'esprit à l'infiniment grand et à
l'infiniment petit, traite le cosmos comme une Dulcinée, y introduisant la
splendeur à la fois fragile et inaltérable d'une certaine expression
symbolique du mouvement dont les nombres sont le matériau et l'équation pure
la baguette magique, nos deux sortes de calculateurs renvoient donc à une
anthropologie ontologique des champs du savoir, dont les diverses esthétiques
de l'"intelligible" seront l'expression. On n'échappe pas à une
"psychanalyse" ontologique de l'"objectivité" ;
"psychanalyse" ontologique qui va bien au-delà, il va sans dire, des Weltanschauungen
(visions du monde) propres à la psychologie dite expérimentale, dont le
regard reste en deçà de la finitude existentielle.
D'une maïeutique
ironique des corporéités psychiques
Par cette
brusque entrée en matière - insolite dans une encyclopédie, genre dont le
mode dubitatif n'était pas le fort, autrefois - nous n'avons voulu que
rappeler, en passant, que la philosophie est une ironie dérélictionnelle, dont
l'esprit cathartique exige qu'elle surgisse socratiquement, c'est-à-dire à
l'improviste, et que, par une prise à revers transcendantale de sa maïeutique,
invisible à l'interlocuteur, elle pose la question du statut ontologique du
savoir, ainsi que du non-savoir sous le savoir affiché.
Nous nous
essaierons donc à une philosophie qui, loin de se voir condamnée à
l'amaigrissement par la science, sauvegarderait, au contraire, la fonction
essentielle de soumettre à l'analyse la naïveté scientifique, non point afin
de la "réfuter" (expression dépourvue de sens) - mais, au contraire,
pour la purifier des présupposés impensés de sa cécité anthropologique.
Pour cela,
nous examinerons en quoi la théorie physique, du fait même qu'elle exige, à
l'échelle astronomique et atomique, une élaboration et un déchiffrement
mathématiques de l'univers, renvoie donc à une histoire des cosmologies
mentales dans les sciences, où l'intelligibilité ne progresse
nullement avec l'efficacité du calcul. Nous étudierons donc comment se dégage,
dans la physique mathématique, la sorte d'activité symbolique et poétique
dont la quantification numérique est l'expression ; et nous nous demanderons
pourquoi l'équation semble la forme la plus propre à la rationalisation
scientifique de la mesure. Nous serons ainsi conduits à nous poser la question
du statut symbolique de l'expression mathématique dans l'Éden de la raison
naturelle, et celle du rapport poétique entre le symbole mathématique et la régularité
de la matière en sa monotonie, hier avérée, comme en ses caprices récents.
La
philosophie des sciences est-elle poison ou remède ?
Ce point
atteint, la question du statut du savoir symbolique chez l'homme s'imposera à
un niveau de réflexion plus profond et plus inquiétant - celui du rapport de
l'activité scientifique à l'activité culturelle.
Car, depuis
que Socrate s'informait auprès du devin Euthyphron de ce que pourrait bien être
la piété, nous savons du moins que celle des devins consiste en un certain
trafic spéculaire, par lequel les Athéniens rachetaient aux dieux, dûment lavée
à grande eau dans le sacrifice, leur figure innocentée.
Les autels
seraient-ils devenus invisibles d'être devenus mentaux ? Peut-on, par une
trans-psychanalyse des figures du moi qui se promèneraient dans les
bosquets de l'Éden de la raison, s'interroger sur la "purification"
dont la théorie pure, dans la physique moderne, serait le lieu ? Et ainsi,
peut-on se poser le problème de l'"objectivité" et de la
"subjectivité" propres à la plus haute activité scientifique -
celle des mathématiques cosmiques - dans le champ cathartique d'une réflexion
philosophique où la rencontre du symbole numérique avec le mouvement de
la matière cosmique, dans l'équation pure ou impure, renverrait au mystère
d'une obscure et inconsciente oblation des figures aux figures?
Quand les
dieux sont morts, l'activité sacrificielle se poursuivrait-elle donc chez
l'animal sidéral ? Où passeraient, dans cette hypothèse, l'autel, l'offrande,
le sacrificateur ? Une philosophie qui se poserait de telles questions
serait-elle une notion mortelle ? Dans quel abîme observerait-elle la liturgie
et le sacerdoce scientifiques ? S'éclairerait-elle, du même coup, sur
l'essence de la ciguë (pharmakon) et sur le secret de la métamorphose de son
poison spécifique en pharmakon (remède) ? Car, en grec, pharmakon signifie à
la fois poison et remède.
Mais alors, la gestuelle du savoir en appellerait à une anthropologie fondamentale encore insoupçonnée, celle des profondeurs de la corporalité humaine.
Histoire des nombres et du langage dans la physique de Thalès à Newton
Du
rapport de l'Un à la physique
Le premier
vocable mythique que consomma la Physique fut l'Un. De l'inceste de cet Un mémorable
avec le Tout naquirent la Matière, l'Être et le Devenir. Bientôt, chacun de
ces premiers rejetons prétendit exercer une souveraineté exclusive sur le
cosmos.
Mais l'Être
engendra le phénomène, s'engloutit en lui et disparut; le Devenir engendra le
changement et s'évanouit à son tour. C'est ainsi qu'il ne resta que les
rejetons de la Matière : l'Eau, l'Air, la Terre et le Feu des Éléates. Et
c'est ainsi que toute sagesse et toute technique (sophia et teknè) se partagèrent
entre la quête de l'Un du langage, bien que cet Être se fût dissous dans les
phénomènes et dans le changement, et la dispersion de toutes choses physiques
entre l'Eau, la Terre l'Air et le Feu. Les philosophes devinrent les devins du
langage de l'Un, et les physiciens, s'efforçant de conférer la parole aux
quatre éléments, par le moyen des nombres unifiés, se firent les devins de la
matière. Comme ces deux sortes de devins tiraient le silence à hue et à dia,
la parole ne sut que dire aux chiffres, et se plaça dans une hautaine et stérile
solitude ; et les chiffres, pour leur part, se retranchèrent à leur tour, dépités
et triomphants, dans le mutisme de la mesure.
Le premier
physicien fut Thalès, qui proclama : "L'Eau est la cause matérielle de
toutes choses." II posait du même coup, comme Nietzsche le pressentit, les
fondements incestueux et fameux de tout ce qui fut nommé science jusqu'à
Einstein. Car, par son invocation célèbre à la cause, il engendrait le
premier mixte chimique de langage et de matière dans la physique classique. Par
surcroît, il conférait à ce mixte trois puissances baptismales inouïes.
Les trois
puissances baptismales du langage
Selon la
première de ces puissances, il était déclaré que le lierre grimpant des
causes sécrétait une intelligibilité de la matière, donc du cosmos.
Selon la
deuxième, il était prononcé que cette cause illustre étant l'Eau, la cause
était donc, par nature, une réalité matérielle, et que cette réalité était
capable de rendre intelligibles les autres réalités, par la magie de son
comportement causatif, qui lui serait inhérent. Par là, une magie fut posée
au fondement de toute science, puisqu'une chose fut dotée, par la parole, d'un
comportement explicateur à l'égard des autres choses. Thalès rendit possible
l'animisme de toute science classique, du seul fait qu'une compréhensibilité,
qui ne peut exister que dans l'esprit, était désormais censée agissante au
coeur de la matière. Ainsi naquit la matière parlante, ou matérialisme, qui
dote inconsciemment d'un langage signifiant le mouvement aveugle et la métamorphose
de toutes choses.
Selon la
troisième puissance, la cause explicante - donc la compréhensibilité en soi,
et dans le mental, qu'engendrerait une matière - reçut le sacre de l'unique
et devint le substitut, ou même le frère jumeau, de l'Un mythique propre
à la parole des premiers philosophes : ainsi, par le relais de Thalès, la
physique retourna à la pomme originelle, ou parole de l'Un, par laquelle elle
avait si mal commencé. A peine cueilli, le fruit de l'arbre de la connaissance
cosmique fut donc une certaine cause parlante dans l'Éden, une idole mentale sécrétant
le signifiant.
La question
était dès lors de savoir de quelle figure du moi cet eidôlon (image),
appelé cause, ou matière parlante, était la représentation du sujet en
son corps. La philosophie fut une trans-psychologie du savoir spéculaire
propre à ce moi caché, et elle fut un regard sur la cause en tant
que miroir profond de l'idolâtre.
Car, malgré
tous ses efforts, la physique ne parvint pas à retirer à la matière la parole
fameuse de la cause intelligibilisatrice - donc à se guérir de la confusion
entre le cosmos et l'entendement dont Thalès avait engendré le mixte épistémologique.
La physique ne put que permuter entre elles les propositions d'une pensée
essentiellement animiste et magique, où tantôt une matière, tantôt une de
ses manifestations essentielles tint le discours de la cause explicante, donc
intelligente. Anaximène déclara que la matière fondamentale était l'Air, Héraclite
d'Éphèse le Feu, et Heisenberg, l'Énergie :"Nous pouvons faire remarquer
ici, écrit ce dernier, que la physique moderne est, à un certain point de vue,
très proche des doctrines d'Héraclite : si nous remplaçons le mot
"feu" par le mot "énergie", nous pouvons presque répéter
ses paroles mot pour mot. En fait, l'énergie est la substance dont sont faites
toutes les particules élémentaires, tous les atomes et, par conséquent,
toutes choses; et l'énergie est ce qui fait mouvoir. L'énergie est une
substance puisque sa quantité totale ne change pas, et les particules élémentaires
peuvent effectivement être produites à partir de cette substance, comme le
montrent de nombreuses expériences sur la création de particules élémentaires.
L'énergie peut se changer en mouvement, en chaleur, en lumière, en électricité.
L'énergie peut être appelée la cause fondamentale de tous les changements
dans le monde" (Physique et philosophie).
Ainsi, la
scolastique était introduite dès l'origine dans la physique par Thalès et par
ses successeurs qui disaient : "l'énergie est ce qui fait mouvoir",
comme l'opium est ce qui fait dormir.
Après Thalès,
une physique non dérélictionnelle, toujours essentiellement baptismale à l'égard
de la dromomanie de la matière - donc tout inconsciente, encore, à l'égard de
la propulsion verbifique de ses constats, dûment dotés d'"intelligibilité"
par leur propre universalité - se mit en quête du calcul probatoire par lequel
la matière redoublerait sa puissance de parole à se "tautologiser"
dans l'équation, et renforcerait, par les nombres, le discours magique des
causes en elle. Mais au plus secret de la métaphysique, la question ontologique
fondamentale était dès lors posée par la physique : livrés de naissance à
l'Éden de leur pensée ou à la caverne platonicienne où les pommes du langage
bavardent avec les choses, quels seront les anges équationnels communs à la
parole et aux chiffres ? Puisque les prisonniers font parler des atomes, désormais,
en quoi la pensée naturelle, donc animale, est-elle angélique - et quels sont
ces corps d'anges qu'on appelle mentaux ? Si le savoir est le miroir aux anges,
peut-on voir les corps de ces anges ?
L'avènement
de la notion d'équilibre, donc de l'équation
Avec
Aristote surgit une nouvelle partition de la pomme primordiale, qui prépara,
par le relais de la notion d'équilibre, l'accès de la physique aux mathématiques
parlantes. Car l'Un se divisa entre les quatre quartiers, ou qualités du
Stagirite - le chaud, le froid, le sec et l'humide. Le
Feu était devenu le chaud, l'Air le froid, la Terre le
sec, et l'Eau l'humide, de sorte que la cosmologie des Éléates
demeurait fondamentalement la même. Mais à la mixité épistémologique de la
cause et de la matière se joignit la mixité des matières elles-mêmes - qui
devinrent toutes des mélanges de chaud, de froid, de sec et d'humide dans la
proportion où ces éléments primordiaux entraient dans leur composition.
L'avènement
du calcul était dès lors préparé, parce que toute matière se trouvait enfin
une sorte d'interlocutrice en une autre matière, en fonction de la notion d'équilibre
des corps, ceux-ci se substituant les uns aux autres a partir de leur
mixité, comme en vue de leur future mise en balance dans la forme désormais
mathématifiable de la tautologie dont l'équation sera l'instrument universel
et cosmique. La balance du futur Pascal va devenir le symbole de
l'équation et de toute physique où les corps susciteront, par leur flottement
calculable les uns par rapport aux autres, un univers imaginaire des chiffres,
donc une effigie mathématique de l'auto-équilibrage interne du cosmos.
Les mathématiques
demeureront traversées de part en part, comme les matières, par les causes,
idoles motrices et statuettes mentales des physiciens classiques. Certes, le
cosmos, se nombrant lui-même par l'égalisation interne des quantifications que
l'équation y structure, s'est apaisé comme une mer après la tempête du verbe
éléatique, pour devenir à lui-même son propre personnage et son propre
discours mathématique - mais il n'y avait aucune raison pour que le miroir du
calcul ne reflétât plus aucune figure de Narcisse sous le règne du chiffre,
qui demeure lié au langage, et qui ne parvient jamais à le congédier : le
recul révèle toujours une onto-théologie secrète de la théorie.
La corporéité
angélique de l'Harmonie
La première
figure angélique du moi dans la physique, devenue structurale dès
Aristote, fut l'Harmonie. Les quatre corps des Eléates se dotèrent de leurs
lieux naturels, et s'y rendirent spontanément, afin de garantir, par un effet
de leur "nature", l'équilibre "harmonieux" de toute matière
dans l'univers. Cette notion subsista dans la physique moderne jusqu'à l'avènement
de la notion d'entropie, qui succéda à celle de la conservation de l'énergie
: jusqu'à Clausius, tous les phénomènes qui se produisent dans un système
isolé, donc dans un ensemble de corps inanimés soustrait à toute influence
d'un corps étranger, étaient censés "obéir" à un état d'équilibre
- et même les cycles de Carnot; car, fauute de référent absolu, l'univers de
la matière ne pouvait que s'auto-équilibrer fictivement par une mise en
balance universelle de toutes choses entrant en rapports mesurables entre elles,
par le jeu des chiffres symbolisant leurs comportements - c'est ce qu'exprimait
Aristote a l'aide du mythe de l'Harmonie, qu'il formulait à partir des notions
de matière et de forme.
Adraste,
Pline l'Ancien, Théon de Smyrne, Simplicius, Thomas d'Aquin et toute la
scolastique médiévale ne feront que développer, après les Pères de l'Église,
la théorie de l'équilibre harmonieux des corps. Dans ses Quinze Livres d'exercices
exotériques de 1557, Jules César Scaliger reprenait les leçons des
commentateurs de l'école d'Alexandrie, les Arabes et les philosophes du Moyen
Âge. Or, Jean-Baptiste Benedetti en 1585 et enfin Galilée en 1590 ne feront
que reprendre les Quinze Livres de Scaliger.
Cependant,
la notion d'équilibre avait engendré celle de centre de gravité dès
le XIVe siècle: il s'agissait d'une sorte de point unique qui existerait dans
la matière, et dont l'action était susceptible de conférer aux calculs une
plus grande précision que la "tendance naturelle" des corps entiers
d'Aristote à se rendre en leur "lieu propre".
Au milieu du
XIVe siècle, Albert de Saxe développera cet enseignement en Sorbonne. Thimon
le Juif, Marsile d'Inghen, Pierre d'Ailly, Nipho et toute l'école nominaliste
s'y rattachent (P. Duhem, Les Origines de la statistique, chap. XV). Léonard
de Vinci, Guido Ubaldo del Monte et, en plein XVIIe siècle, Fermat, useront du
langage animiste selon lequel un point bien déterminé, appelé centre de
gravité, "souhaite" s'unir au centre de la terre. Fermat écrit
à Roberval en 1636 : "La première objection consiste en ce que vous ne
voulez pas accorder que le mitan d'une ligne, qui conjoint deux points égaux
descendant librement s'aille unir au centre du monde. En quoi, certes, il me
semble que vous faites tort à la lumière naturelle et aux premiers
principes." (Fermat, Oeuvres, éd. Paul Tannery et C. Henry, t. II, Correspondance,
p. 31).
Les
tendances, inclinations, passions, appétences, désirs, propensions,
sympathies, affections et instincts de la physique
Guido Ubaldo
del Monte écrivait en 1588 : "Lorsque nous disons qu'un grave désire, par
une propension naturelle, se placer au centre de l'Univers, nous voulons
exprimer que le centre de gravité propre à ce corps pesant désire s'unir au
centre de l'Univers." Et Copernic : "Je pense que la gravité n'est
pas autre chose qu'une certaine appétence naturelle donnée aux parties de la
Terre par la divine Providence de l'Architecte de l'Univers, afin qu'elles
soient ramenées à leur unité et à leur intégrité en se réunissant sous la
forme d'une sphère. Il est croyable que la même affection se trouve dans le
Soleil, la Lune et les autres clartés errantes, afin que, par l'efficace de
cette affection, elles persistent dans la rotondité sous laquelle elles se présentent
à nous." Et Galilée encore : "Comme les parties de la terre
conspirent toutes d'un commun accord à former le tout, il en résulte qu'elles
concourent de toutes parts à une égale inclination ; et afin de s'unir entre
elles le plus possible, elles prennent la figure sphérique [...]. De sorte que,
si l'une de ces parties se trouvait, par quelque violence, séparée de son
tout, n'est-il pas raisonnable de croire qu'elle y retournerait spontanément et
par instinct naturel ?
La découverte
du réel est toujours censée le faire comprendre : Copernic et Galilée
appellent simplement "tendance des graves à s'unir au centre de la
Terre" ce qui, pour Empédocle, s'appelait "sympathie du semblable
pour le semblable". Kepler croit que "la gravité n'est pas une
action, mais une passion de la pierre qui est tirée" ; que la gravité est
une "affection mutuelle entre corps parents" ; Étienne Pascal et
Roberval écrivaient : "Il peut se faire aussi et il est fort vraisemblable
que la gravité est une attraction mutuelle ou un désir naturel que les corps
ont de s'unir ensemble, comme il est clair au fer et à l'aimant, lesquels sont
tels que, si l'aimant est arrêté, le fer n'étant point empêché, l'ira
trouver; si le fer est arrêté, l'aimant ira vers lui ; et si tous deux sont
libres, ils s'approcheront réciproquement, en sorte, toutefois, que le plus
fort des deux fera le moins de chemin."
Il semble
donc bien que les mixtes fameux de parole magique et de matière, proposés par
les Eléates, aient traversé les siècles, et qu'ils continuent d'engendrer
dans les cerveaux les plus solides des sortes de corporéités psychiques à
puissance explicante : même les esprits assidus à dédoubler, par des mesures
précises, les comportements aveugles de la matière, et à mettre sur pied de
froides répliques mathématiques des comportements de l'univers, n'imaginent
pas un instant que leurs productions chiffrées pourraient bien demeurer aussi
muettes que les originaux la physique reste une science parlée, même
chez Einstein, puisqu'on y voit des causalités agissantes mêlées à
l'exactitude de plus en plus admirable que conquiert la beauté mathématique,
celle des décalques symboliques auxquels seuls peuvent procéder les nombres.
Newton et
l'action magique des causes dans le vide
Cependant,
le problème de l'idole, donc de la matière parlante, se compliqua avec
l'apparition des "actions à distance". En effet, Newton imagina que
la Terre était "attirée" par le Soleil, comme un morceau de fer par
un aimant, et de manière instantanée : comme cette "action" des
masses et des distances se laissait décrire mathématiquement avec une
exactitude fort satisfaisante, compte tenu des moyens d'observation du ciel à
cette époque, la fonction intelligibilisatrice de l'exactitude mathématique
continua de jouer pleinement son rôle sur les esprits, bien que le sens commun
ne pût "comprendre" l'"action" des masses et des
distances dans l'immensité aussi aisément qu'il s'imaginait comprendre des
chocs dans l'expérience quotidienne.
La
"compréhension" de l'équation de Newton se trouvait du reste facilitée
par la croyance à l'existence de l'éther, sorte de corps-tampon, uniformément
réparti dans l'étendue, et dont on pouvait s'imaginer qu'il subissait des
chocs mystérieux, qu'il transmettait dans l'espace. Mais, en 1888, l'expérience
de Michelson réfuta complètement et définitivement l'hypothèse de
l'existence d'un éther dans l'univers.
Dès lors,
la question se posait de savoir si le sens commun - sorte d'intelligibilisateur
"naturel" - ne serait pas le fruit mythique des dépôts millénaires
de la coutume (donc de la constance de la matière) dans le langage et si les
"lumières naturelles" ne seraient pas une instance magique en toutes
circonstances, même au niveau de l'expérience banale, qui serait donc
fondamentalement animiste. L'action à distance des masses dans le vide ne
pouvait être ramenée à aucun "instinct" de la "raison",
et l'anthropomorphisme, jusqu'alors inconscient, du langage de la physique
semblait jeter un ridicule sur l'entendement humain naturel, dès que l'on prétendait
étendre aux espaces sidéraux le vocabulaire sentimental de Gilbert, Kepler,
Galilée, Copernic, Roberval, etc.
Il fallait
donc opérer un choix cruel : ou bien se livrer à une généalogie critique du
sens commun, dans la postérité de Hume, et entrer dans une épistémologie dérélictionnelle,
où la pensée de Heidegger aurait trouvé tout son sens, comme "problématique
de la finitude" et ontologie fondamentale de l'Oubli ; ou bien, distinguer
artificiellement deux sens communs, l'un qui fournirait dans l'intelligibilité
aux hommes sur la terre, l'autre qui laisserait les mathématiques astronomiques
sans aucun support dans le langage.
Mais comment
proposer une telle dichotomie du savoir ? La réussite de l'exactitude mathématique
opérait de la même manière sur terre et dans le ciel, puisque le calcul
se vérifiait dans l'un et l'autre camp. Comment ne pas se poser, dès lors, la
question de savoir ce que la vérification mathématique vérifie réellement,
puisque ce serait, croyait-on l'"intelligibilité" sur la terre et
l'inintelligibilité dans le ciel? Comment une même logique mathématique
"collait-elle" ici-bas avec le sens commun, et non point dans le système
solaire ?
Kant,
Copernic et la revanche de Hume
Kant s'éleva
avec violence contre la dictature du sens commun. Contre Hume, dit-il, "qui
ne fut compris de personne", ses adversaires "manquèrent complètement
le fond du problème". "Ils inventèrent donc un moyen plus commode
pour affecter de la morgue sans aucun savoir, ce fut d'en appeler au sens commun
[...] ; le plus fade bavard peut ainsi braver en toute sécurité le cerveau le
plus solide et lui tenir tête [...]. Considéré de plus près, cet appel
consiste en somme à s'en rapporter au jugement de la foule; applaudissement
dont rougit le philosophe; sujet de triomphe et d'orgueil pour le bouffon
populaire." (Prolégomènes, introduction).
Mais Kant,
voulant sauvegarder les principes universels de la raison humaine au niveau phénoménal
dans l'étendue cosmique de la physique newtonienne, se donna, dans la métaphysique,
le rôle d'un Copernic dans la physique astronomique, en prétendant placer le
cerveau humain au centre de toute critique de la connaissance et en faisant
tourner l'univers autour de lui. "Il en est ici, précisément, comme avec
les premières pensées de Copernic qui, ne pouvant progresser dans
l'explication des mouvements du ciel, quand il admettait que toute l'armée des
étoiles tournait autour de l'observateur, essaya s'il ne réussirait pas mieux
en faisant tourner le spectateur et en rendant par contre les étoiles
immobiles. Dans la métaphysique, on peut maintenant, en ce qui concerne la représentation
(Anschauung) des objets, s'essayer de semblable manière [...]. Si l'objet
(en tant qu'objet du sens) s'accommode à l'état de notre capacité de représentation,
je peux fort bien me représenter cette possibilité." (Critique de la
raison pure, Introduction à la 2e édition.)
Cette idée
eut une fécondité inouïe, mais nullement celle à laquelle Kant songeait. Car
Kant conférait, à nouveau, au sens commun le caractère ontologique que Hume
lui avait retiré. Les lumières naturelles survécurent dans un entendement
transformé en casemate des catégories a priori, qui, jouant le rôle de
soleils et de la raison, "expliquèrent" derechef dogmatiquement les
seuls phénomènes. Les phénomènologues tentèrent de tirer de la Critique
de la raison pure à la fois une problématique de la finitude humaine et
une réouverture sur l'Être, mais ils ne purent jamais dénouer - au sens
husserlien - cette ambiguïté de Kant (cf. Heidegger, Qu'est-ce qu'une chose
?).
Car la révolution
newtonienne réintroduisait, en réalité, dans la métaphysique, la critique de
la causalité, que Socrate y avait inaugurée par une maïeutique du non-savoir,
et que Hume avait retrouvée dans l'Essai sur l'entendement humain.
En effet,
sitôt abandonnées par le sens commun, et laissées à elles-mêmes,
dans une déréliction épistémologique absolue, les causes se révélaient
entièrement magiques, et ne se fondaient plus que sur la parole mythique de
Thalès au coeur de la matière : c'était, enfin, l'astuce originelle de
l'Ulysse du savoir naturel, l'astuce qui avait fondé toute la science sur Thalès
depuis trois mille ans, qui se démasquait si, dans l'étendue cosmique, des
corps se mettaient à obéir à l'exactitude des mathématiques newtoniennes
sans qu'aucune intelligibilité a priori des actions à distance des masses dans
l'étendue pût se fonder sur l'essence même du sens commun - à savoir sur le
sentiment d'évidence. L'évidence était l'animisme mental durci par les millénaires,
la stratification de la constance en ontologie de l'induction.
La
philosophie comme maïeutique du vide et l'apparition du thème de l'idole
Dès lors,
le cerveau humain se plaçait bel et bien au "centre", comme Kant
l'avait compris ; et toutes choses tournaient effectivement autour de lui - mais
d'une manière inconcevable à Kant. Elles tournaient en ce que la raison
naturelle se révélait idolâtre de la répétition, et conférait la parole à
la monotonie. L'ontologie fondamentale du Dasein esquissée comme
"problématique de la finitude" par Heidegger, devenait une
anthropologie abyssale de l'idolâtrie de l'entendement "animal" chez
l'homme. Au coeur d'une déréliction totale du savoir naturel, les rapports de
la philosophie à la théologie comme à la poétique étaient bouleversés,
parce que la philosophie, devenue un enfantement du non-savoir au sens
socratique, ne pouvait trouver d'interlocuteur valable dans une théologie
positive, elle-même fondée sur le sens commun (l'onto-théologie que critique
Heidegger après Kant); mais seulement dans la théologie mystique et dans le génie
prophétique. Le signifiant devenait symbolique; et rien, hors du symbolique, ne
conférait le signifiant.
Mais comment
introduire le symbolique dans la métaphysique occidentale ? Comment préciser
le statut de l'exactitude de telle sorte que le terme de vérité serait
réservé au signifiant ? La métaphysique y résistait elle-même de
toutes ses forces - Kant, en récupérant le causalisme en tant que garant de
l'universalité dogmatique de l'expérience scientifique de son temps, Heidegger
en se disant qu'un philosophe doit, certes, "sauter par-dessus son
ombre", mais ne le peut. " Seul Hegel a apparemment réussi à sauter
par-dessus cette ombre - mais seulement en l'écartant, c'est-à-dire en écartant
la finitude de l'homme, et en sautant dans le soleil lui-même. Hegel a sauté
l'ombre, mais il n'a pas sauté par-dessus l'ombre pour autant. Et pourtant
c'est cela que tout philosophe doit (muss) vouloir. Ce "il
faut" est sa vocation. Plus longue est l'ombre, plus loin va le saut."
(Heidegger, Qu'est-ce qu'une chose ? p. 160.)
C'est que
l'ombre est idole - et l'on ne bondit pas par-dessus elle "dans le
soleil". On ne peut qu'explorer la causalité, en tant que gestuelle
symbolique de la violence césarienne de la finitude et de son innocence - ce
qui suppose une généalogie de la loi encore en attente de sa formulation dérélictionnelle.
Pourtant,
Kant avait marqué un tournant capital dans l'histoire de la philosophie
occidentale : pour la première fois la réflexion fondamentale sur la valeur de
la connaissance - donc l'objet premier de la métaphysique - s'inspirait de la
physique mathématique inaugurée par Copernic. La question de Kant était en
effet celle-ci : pourquoi donc les mathématiques s'appliquaient-elles à la
nature, alors que rien ne permettait a priori de conclure à partir de l'expérience
seule que l'univers dût "obéir" à la "logique de l'esprit
humain" ? II s'agissait donc, pour Kant, de formuler, à nouveaux frais, la
fameuse adaequatio rei et intellectus de la scolastique, mais de manière
à sauver les phénomènes, et eux seuls.
Cependant, à partir de Newton, le problème se renversa entièrement : il n'y eut plus de grand philosophe capable de méditer sur la physique mathématique, tronc central de toute philosophie des sciences. Or, cette carence de la métaphysique se produisit précisément au moment où la physique avait maille à partir avec la "raison", puisque la notion de "cause", agissant à distance dans le vide, ne fournissait pas d'intelligibilité "naturelle" à l'esprit.
L'effort des physiciens philosophes
L'enceinte
de l'"adaequatio rei et intellectus" dans la physique
Ce fut donc
la physique, laissée à ses propres forces, qui devint une histoire
"philosophique", et qui affronta seule le problème de ses rapports
avec la nature d'une part, avec la "raison" de l'autre.
Elle le fit
avec une grande vaillance et une grande impréparation philosophique, se posant
ses problèmes épistémologiques dans un cadre thomiste et kantien, celui que
cernait d'avance l'antique croyance selon laquelle l'adaequatio rei et
intellectus fournirait le lieu naturel et évident de la question de la
"vérité" : l'adaequatio de l'"esprit" aux
"choses" était censée engendrer ipso facto l'intelligibilité,
et tout le problème était de réussir à opérer cette convergence.
Mais la
question posée par la complexité croissante de l'univers était celle de
savoir ce qu'est l'intellectus et ce qu'est la res (chose). Quelle
était donc la sorte de "raison" capable de cautionner l'expérience,
et quelle était la sorte de. "nature" capable de cautionner
l'"esprit" ? Les physiciens ne parvenaient pas (faute de pouvoir
sortir de la psychologie de l'adaequatio classique, et faute de toute
anthropologie fondamentale capable de poser une telle question) à se demander
pourquoi une prétendue adéquation de l'"esprit" aux
"choses" engendrait le convaincant dans l'esprit du savant, et
pourquoi la "vérité intelligible" était définie par un certain
"rapport" entre l'expérience et l'équation.
Les
physiciens firent donc successivement deux sortes d'erreurs, selon qu'ils se
tournaient vers la "nature" pour y chercher leur réponse, ou selon
qu'ils se tournaient vers la "raison".
La première
espèce d'esprits se partageait entre ceux qui prétendaient pénétrer la
nature des choses (thomistes) et ceux qui déclaraient qu'ils n'y parvenaient
pas (kantiens). Mais, dans cette catégorie de physiciens, les uns et les autres
croyaient que l'adaequatio entre l'"esprit" et le "fond
des choses" - car l'intelligibilité était censée se cacher au plus
secret du réel. Ainsi, Duhem écrivait que "l'observation des phénomènes
physiques ne nous met pas en rapport avec la réalité même qui se cache sous
les apparences sensibles prises sous forme particulière et concrète [...]. Dépouillant,
déchirant les voiles des apparences sensibles, la théorie va, en elles,
chercher ce qui est réellement dans les corps." (La Théorie physique,
son objet, sa structure).
Dans ce système
de pensée, le physicien déplore que "le plus souvent, la théorie
physique ne peut atteindre la perfection ; elle ne peut se donner par une explication
certaine des apparences sensibles". Mais là où elle y parvient, comme
dans les théories acoustiques, où l'on saisit "un mouvement périodique
très petit et très rapide", les "théories physiques sont des
explications".
Les
physiciens ne parvenaient donc pas à soumettre à un examen critique l'idée
même d'explication quand ils se tournaient vers la nature pour lui
"arracher ses secrets" comme ils disaient.
Or, la vue
ne cessait de s'étendre et le cosmos de fournir du spectacle; il n'en résultait
qu'une plus grande étendue en "longueur, largeur et profondeur" ,
comme Descartes dit de l'espace et saint Ignace de l'enfer. L'équilibrage des
corps, astucieusement mis en balance par des simulateurs équationnels, devenait
de plus en plus complexe, de sorte que la prévisibilité de la représentation
ne cessait d'augmenter, mais non l'intelligence de la pièce. Dans ces
conditions, même les physiciens qui voulaient s'en tenir aux phénomènes, et
ceux qui voulaient pénétrer plus avant dans les "entrailles de la
nature", commencèrent de se tourner vers ceux, parmi eux, qui
interrogeaient la raison plutôt que la nature dans la physique :
car la notion d'explication renvoie nécessairement à un esprit qui croit
expliquer.
La
raison classique et la raison dans la nature
Cette
seconde catégorie de physiciens se heurta pourtant à une nouvelle difficulté:
elle rencontra, sur le chemin de sa "raison", une dame idéale, une
sorte de Dulcinée épistémologique, dont le corps schématique, théorique et
symbolique se prêtait, croyait-on, à "l'application des formules de la
physique et du raisonnement" (Duhem).
Car Newton
avait écrit : "Jusqu'ici, j'ai exposé les phénomènes qui présentent
les cieux et la mer à l'aide de la force de gravité, mais à cette gravité
je n'ai pas encore assigné de cause..." Et il ajoutait que, dans sa
philosophie, "les propositions sont tirées des phénomènes et généralisées
par l'induction" (Principes de philosophie naturelle). La raison, en
physique, était donc inductive; mais qu'était-ce donc, sur le plan du
fonctionnement de l'esprit, qu'une logique de l'induction, et qui procéderait
par "généralisation" ?
En réalité,
la raison ainsi conçue était un produit hérité de Thalès, et qui
s'inscrivait dans le droit fil du mythe des causes explicantes, qui se
tiendraient cachées non seulement dans la matière, et que le physicien irait y
chercher, comme des manières de truffes exquises du savoir, mais encore dans
l'entendement lui-même. Ce mélange épistémologique fameux continuait de
livrer la théorie physique à son ambiguïté idolâtre. Duhem écrivait que
"le bon sens est juge des hypothèses qui doivent être abandonnées",
comme si le calcul newtonien ressortissait au bon sens. Car, ajoutait-il,
"en toute circonstance, la science serait impuissante à établir la légitimité
des principes mêmes qui tracent ses méthodes, et dirigent ses recherches, si
elle ne recourait au sens commun". Il ajoutait même : "Les vérités
que ce sens commun nous révèle sont si claires et si certaines que nous ne
pouvons ni les méconnaître ni les révoquer en doute; bien plus, toute clarté
et toute certitude scientifique sont un reflet de leur clarté et un
prolongement de leur certitude." Et il concluait précisément en citant
Pascal : certes, disait-il, "la raison n'a point d'argument logique pour
arrêter une théorie physique qui voudrait briser les chaînes de la rigueur
logique, mais "la nature soutient la raison impuissante et l'empêche
d'extravaguer jusqu'à ce point" (La Théorie physique). Mais Lévi-Strauss
dit de même : "L'identité postulée des lois du monde et de l'esprit
humain constitue le fondement de la science."
Ainsi, l'on
vit le statut de la loi physique se dédoubler et prendre l'allure d'un mixte
chimique d'un nouveau genre : la loi est présentée, d'une part, comme un
constat aveugle, une réplique numérique, donc tautologique, de ce qui se passe
en effet de "mathématique" dans la nature, puisqu'elle exprime, à
l'aide d'une équation, par exemple, "quelle relation existe entre les
dimensions de deux cordes" (Duhem). Mais, dans la lancée même de ce
constat chiffré, il est admis que la fonction d'abstraire et de généraliser
créerait une intelligibilité de cette relation, suivant les lois qui "président
au fonctionnement de l'esprit". Dans cette cacophonie épistémologique,
les "lois expérimentales" deviennent expressément explicatrices dans
le cadre des lois de la logique inductive, puisque la nature, d'un côté,
l'esprit, de l'autre, paraissent avoir scellé alliance, ayant décidé, par un
pacte respecté de part et d'autre, d'obéir d'un commun accord, avec fidélité
et bonne volonté réciproques, aux lois de la raison innée. Ce cadre kantien
de la recherche épistémologique dans la physique remonte, en réalité, à
Pascal, qui avait déjà forgé le mixte dont Kant s'est emparé - puisque
Pascal est le théoricien qui s'efforça d'accorder la logique tirée de la géométrie
d'Euclide avec les lois de la nature, et à les confondre dans un savoir
rationnel cautionné par les "lumières naturelles" de l'évidence et
du sens commun. La logique inductive est une dame pascalienne : en vérité, la
Dulcinée de la raison classique, c'est le mixte d'une logique "innée"
et de la même logique censée régner sur la matière.
La théorie
physique était plongée dans une impasse épistémologique dont rien ne pouvait
la tirer, si ce n'est une anthropologie philosophique dont la notion même d'induction
ferait l'objet. Mais comment soumettre l'induction à la généalogie
critique, puisque cette notion constituait le tronc commun de la nature et de la
raison, donc de l'expérience et de la logique ?
Tout
se passait comme si la loi s'accommodait du statut qui la constituait tout
ensemble en constat généralisé et en produit de la logique. Il suffisait de répéter
le plus souvent et le plus minutieusement possible l'expérience pour obtenir un
constat imperturbable, puis de greffer ce constat sur l'induction, par une
extrapolation syllogistique, afin que la loi parût accordée à la
"logique" commune à la nature et à l'"esprit humain" .
Puisque l'induction paraissait possible en raison du caractère logicien de la
nature elle-même; puisque le réel semblait construit sur le modèle de
l'esprit, on jugeait parfaitement clair et naturel que l'univers tendît à la
raison humaine le plat idéal de l'induction, afin de doter la théorie physique
du merveilleux accord de l'intelligence mathématique avec le cosmos.
La physique classique et "l'enfant au miroir" de Nietzsche
Mais le chemin d'une anthropologie fondamentale de la physique mathématique était
ouvert à la métaphysique, à condition qu'elle étudiât la logique liturgique
et sacerdotale censée innerver la matière - à savoir la logique de
l'induction euclidienne, en laquelle se promènent des figures du moi,
lesquelles s'exercent au sacrifice rituel à l'égard d'elles-mêmes et en vue
de leur auto-consolidation. Il devait exister un miroir mental en lequel se réfléchissait
la théorie physique - et il devait être possible de descendre assez profondément
dans ce miroir pour qu'y surgît le "démon grimaçant" dont parle
Nietzsche. Mais, pour cela, il fallait que la loi généralisante, pacifiante et
législatrice, propre à la physique classique, apparût comme personnage aux
yeux d'une anthropologie fondamentale.
Ce
personnage, se considérant lui-même au miroir, ne commence-t-il pas de se
dessiner dans ces lignes étranges ? "Lorsqu'un physicien fait une expérience,
deux représentations bien distinctes de l'instrument sur lequel il opère
occupent simultanément son esprit ; l'une est l'image de l'instrument concret
qu'il manipule en réalité; l'autre est un type schématique du même
instrument, construit au moyen de symboles fournis par les théories ; et c'est
sur cet instrument idéal et symbolique qu'il raisonne, c'est à lui qu'il
applique les lois et les formules de la Physique." (Duhem, La Théorie
physique, p. 235.)
En effet,
les corps doctrinaux de la physique, jouant le rôle d'intermédiaires théoriques
entre l'esprit et l'expérience, ne constituent-ils pas le "corps constitué"
de la physique, son corps propre, donc mental - et ne serait-ce pas à l'aide de
cette corporéité abstraite et symbolique, jouant le rôle de miroir cérébral,
que les réalités concrètes seraient perçues et représentées par une
logique de l'induction, donc "réfléchies" dans la théorie ? Ne
peut-on, à ce niveau de profondeur, soumettre la métaphysique kantienne à une
mutation fondamentale, par laquelle l'esprit, placé au centre par la révolution
copernicienne que fut l'agnosticisme kantien, se révélerait, non plus comme la
forteresse d'un dogmatisme phénoménologique, mais comme le lieu du ritualisme
liturgique par lequel la raison s'institue en un sacerdoce cosmique - donc comme
source de l'image spéculaire du moi; et cela au niveau d'un sacrifice à
l'idole que la raison est à elle-même en tant qu'elle rêve "d'intelligibiliser"
la matière dans la postérité de Thalès ?
Mais cela suppose une anthropologie capable d'observer, au niveau de l'induction, le rapport entre l'intelligence humaine et l'intelligence animale - et donc de cerner la notion d'idole au niveau animal de l'esprit.
L'idole comme dénominateur commun de la raison animale et humaine
Hume et
le problème de l'intelligence animale chez l'homme
Voici
comment Hume, le premier, établit le rapport entre l'idolâtrie et la raison
animale, et cela au niveau du mécanisme même de l'induction, source naturelle
de la croyance à l'intelligibilité de l'expérience: "Premièrement, il
semble évident que les animaux, aussi bien que les hommes, apprennent beaucoup
de l'expérience, et infèrent que les mêmes événements suivront toujours des
mêmes causes. C'est par ce principe qu'ils se familiarisent avec les propriétés
les plus évidentes des objets extérieurs et que, peu à peu, à partir de leur
naissance, ils amassent leur connaissance de la nature du feu, de l'eau, de la
terre, des pierres, des hauteurs, des profondeurs, etc., et des effets qui résultent
de leur action. On peut manifestement distinguer ici l'ignorance et l'inexpérience
des jeunes de l'habileté et de la sagacité des vieux, qui ont appris, par une
longue observation, à éviter ce qui les blesse et à poursuivre ce qui leur a
donné aise et plaisir. Un cheval accoutumé à la campagne se familiarise avec
la hauteur propre qu'il peut sauter, et il ne tentera jamais de franchir ce qui
dépasse ses forces et ses possibilités. Un vieux lévrier confiera la partie
la plus fatigante de la chasse à un plus jeune, et il se placera pour
rencontrer le lièvre dans ses crochets ; les conjectures qu'il forme en cette
occasion ne se fondent sur rien d'autre que sur son observation et son expérience."
(Essai sur 1'entendement humain.)
Afin de démontrer
irréfutablement que seule la régularité aveugle des séquences naturelles
engendre la croyance à l'intelligibilité - alors censée fournie par la
logique classique, l'induction n'étant que l'extrapolation de la constance de
la matière en une logique et une raison -, Hume fait observer que les animaux,
en tirant une sorte d'"entendement" des pistes de la monotonie ne
sauraient concevoir une raison "parlante", et fondée sur une "légalité"
de la "nécessité" - mais cela ne les empêche nullement de raisonner
selon le modèle dont se sert l'homme naturel : "Secondement, il est
impossible que cette inférence de l'animal puisse se fonder sur aucun progrès
d'argumentation et de raisonnement qui lui fasse conclure que des événements
semblables doivent s'en suivre d'objets semblables, et que le cours de la nature
sera toujours régulier dans ses opérations [...]. C'est la coutume seule qui
engage les animaux à inférer, de chaque objet qui frappe leurs sens, l'objet
qui l'accompagne habituellement et porte leur imagination à concevoir l'un à
l'apparition de l'autre, de cette manière particulière que nous appelons croyance."
(ibid.).
De
l'intelligibilité comme croyance animale
Avec Hume,
pour la première fois, l'"intelligibilité" en physique se mit à
ressortir à la croyance. Cependant, déjà, cette croyance n'était plus
seulement le mythe ou la fable, mais l'idole ; et cette idole était ritualiste
du seul fait que la nature est répétitive d'elle-même et s'exprime en une
sorte de liturgie des choses, fournisseuse de la constance.
Puisque
c'est donc la constance de la matière qui implique la possibilité de tenir à
son égard le pari du syllogisme - lequel généralise le constant par
extrapolation ; puisque c'est cela seul qui rend possible le recours à
l'induction, la ritualisation de la raison et donc le fruit de la prévision
constante. Il en résulte que c'est seulement parce qu'elle est censée fournir
la constance que la cause est tenue pour explicante. D'où l'affolement
des causalistes lorsque la nature cessa de se montrer régulière.
Mais
pourquoi le causalisme et la constance avaient-ils partie liée depuis des millénaires
dans la raison naturelle? Non point parce que la nature serait raisonnable, au
sens de "légale" mais parce qu'elle est dromomane. L'induction fonde
l'"intelligibilité" des "causes" sur leur prévisibilité,
donc sur leur monotonie muette : le rite, donc le répétitif, est la vraie
source liturgique de l'idolâtrie fondamentale de la physique à l'égard d'une
raison telle qu'un sens intelligible est toujours conféré, en réalité, à ce
qui se "redit". Précisément, à l'instar de l'idolâtre, l'animal
" croit" à ce qui, se ritualisant, se laisse prévoir - et ainsi se
"redit". À sa manière, il salue nécessairement le répétitif comme
"signifiant" et "intelligible". Seule l'étude du
comportement du cerveau animal permet donc une analyse critique des cosmologies
scientifiques, puisque les rites auxquels la matière "obéit" ont
puissance sur les cerveaux animal et humain.
L'anthropologie
philosophique dont l'objet est la théorie dans la physique mathématique ne
peut donc s'éclairer qu'à l'instant où des figures de l'ego
apparaissent projetées dans l'expérience, donc dans le miroir de la théorie.
L'histoire entière de la physique des Éléates à Einstein, exige alors une étude
de l'évolution du sacrifice rituel - ou oblation du moi - au coeur des métamorphoses
propres aux cosmologies scientifiques.
C'était précisément
ce qui était apparu chez notre physicien dédoublé, qui considérait d'un
oeil, chez Duhem, l'outil de l'expérience, et de l'autre l'instrument idéal
qu'était la théorie elle-même, comme un Sancho dont les yeux fixeraient la
Dame parfaite du chevalier, tandis qu'il tiendrait le harnais de Rossinante. La
logique euclidienne, sorte de corporéité idéale de la physique et de ses
instruments, était la Dulcinée de la raison innée, donc une cosmologie
mentale. Le chevalier de la physique considérait, en réalité, son propre
esprit, statufié par l'induction dans la théorie. Ce qu'il vérifiait dans le
miroir forgé par le mythe de l'adaequatio rei et intellectus classique,
c'était que la Dulcinée de son esprit fonctionnait conformément au
comportement idéal de la matière. Le physicien, sorte de prêtre du savoir expérimental,
était l'arbitre entre deux cosmologies fondées sur une seule et même régularité
: celle de l'univers et celle d'une logique fondée sur l'induction.
De
l'intelligence proprement humaine
Mais, du
coup, l'homme est nécessairement idolâtre et en même temps, il ne l'est nécessairement
pas, puisqu'il parvient, seul de toutes les espèces, et par une mutation
proprement maïeuticienne de l'intelligence en lui, à conquérir un certain
regard en perpétuel devenir sur la corporéité mentale propre non seulement à
la raison classique, mais à la naïveté de l'esprit naturel. L'homme est un être
indéfiniment dédoublé entre une cécité et une conscience - et il n'y a pas
d'anthropologie concevable du savoir en tant que leurre, hors d'une philosophie
de la conscience à la fois transcendante et finie.
Où serait
la différence, en effet, qui porterait sur la nature même de
l'intelligence, entre une raison animale et une raison humaine, si la
seconde se distinguait seulement de la première par une capacité plus considérable
d'enregistrer, de mémoriser et de classer les événements mystérieusement réguliers
ou irréguliers dont l'univers alimente à profusion la mémoire des hommes et
des bêtes?
La vraie
question posée par Hume n'est pas celle que Kant a reprise; c'est celle de
connaître l'intelligence humaine en tant que seule capable de voir en elle-même
la bête attribuer le signifiant au mouvement de la matière. Seule est
proprement humaine la faculté d'un être de prendre du recul à l'égard de son
propre esprit et de le voir fonctionner dans l'Oubli.
En écrivant
que "le naturel est toujours historial", Heidegger a eu l'intuition
d'une telle recherche métaphysique - de lui on pourrait redire ce que Kant dit
de Hume : "Il fit jaillir une étincelle à laquelle on aurait bien pu
avoir de la lumière, si elle avait atteint une mèche inflammable dont la lueur
eût été entretenue et augmentée avec soin." (Prolégomènes.)
En effet, "si nous appelons "naturel" ce qui se comprend "de soi" sans plus, dans le cerce de l'intelligibilité quotidienne", et si "le naturel n'est absolument pas "naturel", c'est-à-dire ici compréhensible de soi pour tout homme existant, quel qu'il soit" (Heidegger), il doit devenir possible à la philosophie d'articuler une certaine histoire de la raison naturelle sur une gestuelle des idoles, et cela de telle sortequ'un devenir de l'oblation comique de la théorie physique se laisserait déchiffrer, des Éléates à Einstein. Mais, en réalité, cette possibilité est déjà impliquée dans l'"étincelle" humienne - Hume demeure le père, avant Nietzsche, de toute généalogie de la raison naturelle. Ce qui donne tout son poids à la phrase de Kant disant que "depuis l'apparition de la métaphysique, aussi loin que remonte son histoire, il ne s'est rien passéqui eût pu devenir plus décisif pour les destinées de cette science que l'agression à laquelle se livra sur elle David Hume". (Prolégomènes, Introduction, 257.)
D'une anthropologie critique de la physique mathématique
La notion
d'oblation mythique du moi spéculaire dans la physique
Qu'est-ce
qu'une oblation cosmique de la raison spéculaire ? On entend par là l'offrande
au néant ou aux dieux d'une certaine figure cosmique du moi, symbolisée
par l'idée de rationalité; cette oblation de la raison présente au cosmos un
miroir mental en lequel le sujet se réfléchit et s'arrime à la constance de
la matière dans la dérive (le flux héraclitéen) de toutes choses.
Puisque la
notion de raison est l'"historiale" par définition, il est possible
à l'intelligence transcendantale des corps nonobstant sa finitude - de suivre
à la trace, dans la durée, les métamorphoses de l'oblation cosmique du
rationnel dont la physique théorique constitue le lieu privilégié ; donc,
d'observer, dans le temps, les transformations que subit la figure du penseur
dans les mathématiques de l'univers; d'analyser, en outre, les mutations de la
forme d'unité et de constance que l'homme naturel rachète aux dieux dans le
miroir cosmique de sa "pensée", où se réfléchit son leurre - à
savoir, l'ego imaginaire dont le savoir équationnel constitue le décalque.
Par surcroît,
la raison ayant pour fonction symbolique de rendre apaisant un ordre qui passera
pour légalité rassurante ou justice, l'oblation dont la théorie physique est
l'expression constitue une projection de la cité, structurée d'avance et en
profondeur par son rêve d'auto-arrimage à l'immensité. Ainsi, la métaphysique
des formes de la physique oblative permet de déchiffrer en retour l'histoire du
sacrifice rituel au niveau anthropologique où l'eidôlon (l'image du moi)
exprime l'auto-salutation liturgique dont la pensée politique et l'idée
sacerdotale de justice sont l'expression. Car, comme l'avait pressenti Valéry,
"qu'il s'agisse des lois naturelles ou des lois civiles, le type même de
la loi a été précisé par des esprits méditerranéens. Nulle part ailleurs,
la puissance de la parole, consciemment disciplinée et dirigée, n'a été plus
pleinement et utilement développée : la parole ordonnée à la logique, employée
à la découverte de vérités abstraites, construisant l'univers de la géométrie
ou celui des relations qui permettent la justice; ou bien maîtresse du forum,
moyen politique essentiel, instrument régulier de l'acquisition et de la
conservation du pouvoir".
La théorie
physique sera dite sacrificielle - ou sacerdotale, ou liturgique - en ceci
qu'elle offre en oblation au cosmos, sur l'autel du mental, non point
l'intelligibilité de la copie mathématique en sa beauté poétique, mais une
certaine image du sujet croyant, qui s'inscrit comme mythe dans l'histoire des
figures tapies dans la théorie physique. Ce qui sera racheté au néant ou aux
dieux par ce trafic des figures, c'est l'ego du savoir tautologique en
son auto-célébration narcissique. L'ontologie fondamentale devient une
anthropologie du comportement de la raison dans l'Éden du savoir naturel.
La
physique oblative chez Thalès
Quelle était
donc la forme de la raison et la figure de son oblation chez Thalès, si toute
physique est une épistémologie oblative?
Dans cette
physique, c'était l'Eau primordiale qui remplissait la fonction symbolique de
fournir au physicien un savoir unifié, assuré, exact et juste : matière
unique et agissante, l'Eau, en son offrande à l'Un, était donc une parole de
l'intelligence. Elle cautionnait par la Cause; elle contenait l'Un signifiant.
Elle unifiait donc le champ mental du cosmologue par la magie de la raison
primordiale, à la manière du langage.
Car l'épistémologie
sacrificielle et liturgique de la physique est issue de la fascination qu'éprouvait
Parménide le pur devant la parole unificatrice, qui se disperse ensuite
inexplicablement dans le multiple des choses et s'y émiette à l'infini :
ramener le cosmos à un discours qui rassemble, c'est lui conférer l'unité des
cités humaines que les murailles et les lois rassemblent. Tout se passe comme
si, dès l'origine, chez les Éléates, le physicien faisait au cosmos
l'offrande de l'unification par le verbe, afin que le cosmos renvoyât au
sacrificateur, en retour, sa propre image unifiée par la parole.
Cependant,
la notion même de raison n'était pas encore dégagée, chez Thalès. Par
quelle métamorphose du langage de la physique, la raison, lovée dans la
science de Thalès sous forme d'Eau causative est-elle donc devenue l'instrument
spécifique de l'oblation et l'autel du sacrifice à l'Olympe dans le plat
de Tantale de l'esprit ?
Pour que la
raison se formulât sa propre essence, il fallait au préalable que la physique
devînt structurale, c'est-à-dire que l'univers devînt à lui-même son propre
fondement - ce qu'elle fit avec Aristote, qui y introduisit l'idée d'équilibre
universel et d'harmonie. Le cosmos cessa d'être propulsé par l'Un du langage,
symbolisé par la transparence de l'eau ; il devint giratoire et s'exprima par
le cercle.
La
physique de l'équilibre et la gestuelle du principe d'identité
(l'anthropologie fondamentale de la logique et la sacralisation de l'induction)
Sitôt que
l'univers se formule comme une structure en état d'équilibre, quelque chose
comme une logique doit naître, à titre de référent dont le rôle sera de
conjuration du désordre et du non-être: la logique d'Aristote exprime, sous
forme de propositions et de principes, deux fantasmes fondamentaux de toute
structure - la hantise de l'évanouissement de la matière et celle du chaos
universel qu'engendrerait le mélange anarchique des matières. Ainsi
apparaissent deux formulations fondamentales de cette logique : le principe de
contradiction, qui affirme qu'une chose ne peut être et ne pas être en même
temps et sous le même rapport, et le principe d'identité, qui exprime la même
idée sous une autre forme, à savoir qu'une chose ne peut en être une autre.
Sitôt conjurés ces deux cauchemars - le néant (ou non-être) et la confusion
de toutes choses existantes -, la logique peut engendrer une "raison"
dont le destin oblatif sera observable.
En effet,
une ontologie fondamentale est un observatoire de la gestuelle de la finitude;
elle observe l'épistémologie spéculaire propre à la raison naturelle. La
logique d'Aristote réfléchit - au sens où un miroir réfléchit -l'option
anthropologique originelle, celle de conjurer la déréliction cosmique et de
promouvoir l'Oubli du non-être. Avec Aristote, la vérité fut donc définie
comme l'être-là des choses, et la raison se mit à garantir le Dasein. Dans
le mythe d'un auto-équilibrage universel des structures de la matière, quel
autre référent cosmique imaginer, sinon une certaine logique qui garantira précisément
la présence et l'ordre ? Tels seront également les objectifs
anthropologiques cachés de la raison classique, dont la logique d'Aristote est
précisément la génitrice nécessaire et dont le principe d'identité
constitue l'expression symbolique fondamentale.
Mais comment
la raison aristotélicienne deviendra-t-elle l'instrument d'une oblation
de la physique mathématique classique, alors que cette raison demeurera en
quelque sorte immanente aux structures, chez Aristote comme chez les modernes?
Afin que cette raison devienne le miroir des figures classiques du moi,
et l'instrument naturel du trafic de l'Oubli avec les dieux - donc l'instrument
d'une liturgie savante de la logique -, il fallait que l'induction devint
l'instrument d'une oblation de la raison à Dieu ; qu'elle cessât d'être
seulement l'extrapolation généralisatrice, par le syllogisme parieur, de l'expérience
- généralisation que rend seule possiblee la monotonie de la matière. On
aboutissait ainsi à la sacralisation de la logique chez Pascal et Descartes -
mais ce sera sur Euclide que s'appuiera la logique d'Aristote. Ainsi, ce sera précisément
dans la physique mathématique que la raison inductive recevra garantie de
l'Olympe des modernes.
Nous
retrouvons Regnault en son miroir théorique - mais le sens oblatif et
sacrificiel de son attitude se précise dans une anthropologie des liturgies du
savoir. Car, s'il demeure les yeux fixés sur le corps rationnel de la physique,
comme sur la cosmologie en miniature qu'est son propre esprit, c'est parce que
la monotonie de matière, devenue idéale, et fondée sur l'entendement naturel,
l'assure que la physique et l'entendement font, mélangés, un plat divin de se
fonder tous deux sur l'induction. La logique d'Euclide a trouvé son garant théologique
- les dieux cautionnent leur valeur théoologique de la raison. On rejoint le
comportement sacrificiel des Éléates à l'égard de l'Un - les mathématiques,
de Descartes à Einstein, assureront le rachat aux dieux, à peu de frais, des
figures édéniques du savoir, récompenses de l'oblation du calcul sur l'autel
de l'ontologie.
Quel sera le rapport aux cités de ce nouveau type de physique oblative ? L'innocente justice des principes et de leur constance, également régnants dans le cosmos et dans la cité, met en place un Éden de la logique divine dans le temporel : autel nouveau de la science, où les sacrificateurs demandent à l'Éden du sens commun qu'est la logique elle-même, de garantir le moi narcissique des États et le trafic de leur figure dans la politique. La logique classique jouant le rôle d'une châsse cosmique, la rationalité euclidienne est portée par les prêtres dans le tabernacle de son auto-garantie par l'induction. La raison normative sera la psychophysiologie des États fondés en "droit".
La poétique de la physique mathématique et l'ontologie fondamentale
La
physique dérélictionnelle
Quelle sera
maintenant la gestuelle oblative de la théorie, si la physique mathématique
renonce à son offrande aux dieux géomètres et logiciens ? En quoi cette
science demeurera-t-elle sacrificielle et liturgique en son comportement
profond? Comment se manifestera sa corporéité sacerdotale si elle s'exprime
par une structuration non sacrale de la matière? Comment se formulera enfin l'auto-valorisation
mythique du savoir dans la théorie immanente à sa propre corporéité épistémologique,
si les corps psychiques qui croissent et prennent figure entre le théoricien
et sa formulation théorique semblent se tenir volontairement à l'écart de
toute théologie spéculaire ?
Cette
physique devrait être dérélictionnelle et se fonder sur une ontologie
fondamentale de la finitude. Car, pour la première fois dans l'histoire de la
physique cosmique, on observe une sorte de désarrimage de la théorie. L'équation
semble quitter soudain ses anciens parapets; la matière se résout en figures
des nombres; les chiffres, se donnant rendez-vous à eux-mêmes dans l'esprit
des mathématiciens, illustrent un univers qui poursuit son expansion solitaire
parmi les floraisons esthétiques des équations. Les équivalences numériques
perdent leur "âme" quand leur balance s'isole dans l'immensité délivrée
de tout statut du calculable.
Par un coup
de sonde génial, Valéry avait esquissé l'avenir des figures dans la postérité
de la physique mathématique cartésienne. En 1941, il écrivait dans Variété
: "La représentation cartésienne de toutes sortes de variations
mesurables a pris une importance toujours plus grande dans la pratique, qu'il
s'agisse des cours de la Bourse, de la température d'une maladie fébrile, de
la répartition des observations statistiques, des fluctuations météorologiques,
etc. La traduction des chiffres, relevés en figures de courbe, qui permet
d'apprécier d'un seul coup d'oeil la marche d'une transformation, est devenue
familière et presque indispensable à un état d'organisation du monde humain où
la prévision rapide est exigée par la complication extrême de l'organisme
social. Descartes est certainement l'un des hommes les plus responsables de
l'allure et de la physionomie de l'ère moderne, que l'on peut trouver particulièrement
caractérisée par ce que je nommerai la "quantification de la vie."
Car, dans
l'univers où la Production, avec sa majuscule, est devenue un Quichotte
immanent à l'auto-gérance de l'Éden, et où la Consommation est un Sancho qui
engloutit les exploits de son maître, la physique mathématique, livrée au
calcul du probable, n'est-elle pas emportée dans l'obscure giration d'un
sacrifice de l'équation pure aux figures titanesques du nombre se dévorant
lui-même ? Ne serait-il pas temps de libérer la poétique des mathématiques
des figures magiques qui animent encore l'équation, afin que naisse une
certaine humilité de l'ascèse poétique, dans une nudité épistémologique du
probable ? Il y faut une anthropologie critique, capable de séparer, dans la poétique
de la théorie mathématique, ce qui est catharsis de ce qui est figure. Sinon
la physique moderne sera oblative du probable sur l'autel où la consommation
cyclopéenne du savoir dévore sa propre figure - et le sacrifice rituel du
savoir au savoir demeurera aveugle à lui-même.
Wittgenstein,
Russell et le problème de l'anthropologie fondamentale des mathématiques
Faute de
puissance visionnaire de la philosophie à l'égard de ce que font réellement
les mathématiques - elles mettent sur pied et emploient avec art une somme ingénieusement
diversifiée de procédures de calcul, utilisables depuis des siècles avec
"succès" et dont la "réussite" n'a pas besoin de
justification "transcendantale", mais d'un regard transcendantal
sur leur succès - il n'est pas étonnant qu'il ait fallu attendre
Wittgenstein pour entendre des propositions "anthropologiques" encore
timides ou étroites, mais soulignant du moins que "la causalité ne joue
aucun rôle dans la démonstration mathématique" (Remarques, III, 41)
; que c'est déja "le fait caractéristique de l'alchimie mathématique,
que les propositions mathématiques soient considérées comme des énoncés sur
des objets - et la mathématique, par conséquent, comme l'exploration de ces
objets (Remarques, IV, 16) ; qu'on "n'apprend pas à suivre une règle
en apprenant d'abord l'usage du mot concorder (Ubereinstimmung) ; mais qu'on
apprend bien plutôt la signification de concorder en apprenant à suivre une règle"
(Remarques, V, 32) ; que se demander comment les mathématiques sont possibles,
c'est se demander naïvement "comment le système métrique est
possible" ; que "la logique mathématique n'a fait que continuer de bâtir
sur la logique aristotélicienne" (IV, 48) ; enfin que les mathématiques
sont poétiques et que "les problèmes mathématiques du soi-disant
fondement des mathématiques sont aussi peu au fondement des mathématiques que
le rocher peint supporte le château peint" (IV, 13).
Mais
l'"anthropologie" de Wittgenstein est inexistante; elle oublie
simplement que le statut poétique des mathématiques renvoie nécessairement à
une ontologie du poétique, du seul fait que si les mathématiques ne sont,
certes pas, "ontologiques" en elles-mêmes - comme une pierre
est pierre - l'homme qui les emploie, par contre, est bel et bien un être
ontologique, puisqu'il faut constater qu'il est - quelquefois - capable de se
mettre à distance de ses propres opérations mentales. Si les mathématiques étaient
"ontologiques", elles seraient oraculaires, comme la statue de
Nabuchodonosor, et l'on verrait " satrapes, préfets, juges, magistrats,
gouverneurs" se prosterner devant l'opérationnel au milieu de "toute
espèce de musique". Nous voulons nous montrer aussi durs d'oreille à l'égard
de la cithare, du sambuque, de la cornemuse et du psaltérion qui résonnent
autour des mathématiques opérationnelles, quand elles s'imaginent que l'opérationnel
ne renvoie pas au sujet, que nous voulons demeurer sourds à la musique des mathématiques
platoniciennes.
Que les mathématiques
soient donc constructivistes ou platoniciennes en leur mythologie, elles sont
les expressions symboliques du mathématicien, à une profondeur ontologique que
pourra seule dévoiler une anthropologie fondamentale du mythique. La dégénérescence
du platonisme dans les mathématiques nées d'Aristote et de la logique du Moyen
Âge renvoyait à une anthropologie de l'arrimage mythique au cosmos, donc à
une idolâtrie très cachée (une idolâtrie idéologique), alors que les mathématiques
constructivistes renvoient à une ontologie dérélictionnelle, qui soumet précisément
l'anthropologie axée sur le cramponnement "idéologique" à une
analyse existentielle (critique) des mythes de la raison.
La
philosophie ne parviendra à approfondir le statut poétique des mathématiques
qu'en les délivrant de l'édénisme de la raison idéologique dans un champ
ontologique post-newtonien nullement rétréci par l'"opérationnel", mais,
au contraire, bien plus vaste et plus inquiétant qu'autrefois. Elle ne libérera
pas le calcul, emprisonné dans l'univers "paradisiaque"
(Wittgenstein) d'une logique terrifiée par la contradiction - et sur laquelle
Frege, Whitehead et Russell, kantiens sans le savoir, avaient cru pouvoir fonder
une reconstruction de l'édifice mathématique étroitement dépendant de la
raison pure - si les mathématiciens continuent d'ignorer l'essence même de la
philosophie en tant qu'englobant anthropologique.
Quand
Wittgenstein écrit : "Ma tâche n'est pas d'attaquer la logique de Russell
de l'intérieur, mais de l'extérieur. C'est-à-dire qu'elle ne consiste
pas à l'attaquer mathématiquement - car alors je ferais des mathématiques -
mais à attaquer sa position, sa fonction. Ce n'est pas ma tâche de discourir
sur la démonstration de Gödel, par exemple; mais de tenir un discours qui
passe à côté d'elle [an ihm vorbei zu reden]" (Remarques, v, 16), il
scandalise les mathématiciens, qui voient même dans cette phrase une
plaisanterie. Pourtant, Wittgenstein se montre ici anthropologue, donc
philosophe. C'est la qualité de l'englobant anthropologique qui fait
question chez lui. Les mathématiciens oublient sans cesse l'apologue de Socrate
se comparant à un médecin qui expliquerait à des enfants flattés par un
cuisinier que la succulence des plats est mauvaise pour la santé. II n'y aura
pas de philosophie des mathématiques si les cuisiniers se mettent à démontrer
qu'un plat est d'autant meilleur pour la santé qu'il est plus raffiné pour le
palais. Les logiciens mathématiciens sont les gastronomes des mathématiques :
bons gastronomes, mais mauvais médecins de la raison, puisque la raison en tant
que telle (et sa place dans le corps) ils ne la voient pas mieux que le
cuisinier ne voit le palais des enfants. La métaphysique est une amère médication
- et il est à peu près impossible de connvaincre les enfants qu'une potion
aussi drastique est excellente pour la santé de l'intelligence.
Ce n'est
donc pas en tombant dans une nouvelle forme de cécité anthropologique - celle
d'une poétique non méditée de l'opérationnel dans les mathématiques
- qu'on délivrera le calcul du platonismme latent de l'équation, de
l'essentialisme aristotélicien, de l'idéographie de Frege ou du mysticisme de
Russell, qui ne craignait pas de s'écrier : "Mais les mathématiques nous
font passer davantage encore de ce qui est humain dans la région de la nécessité
absolue, à laquelle non seulement le monde actuel, mais encore tout monde
possible doit se conformer; et là précisément elles construisent une demeure
ou plutôt trouvent une demeure éternellement debout, dans laquelle nos idéaux
sont pleinement satisfaits et nos meilleures espérances non déçues" (Mysticism
and Logic, p. 55).
Pour
observer ce que font réellement en profondeur les mathématiques délivrées
de 1'édénisme platonicien, il faut donc contempler l'homo poeticus à
un niveau abyssal. Alors seulement les mathématiques seront arrachées à
"l'hérésie contemplative liée aux origines grecques de la mathématique,
qui consiste a croire que celle-ci s'occupe d'"essences" ,
d'"universaux" , d'"objets idéaux" (Wittgenstein). Mais, si
les mathématiques "constructivistes" cessaient d'être
"contemplatives", au sens qu'il serait interdit d'en faire un objet
de contemplation ontologique, comment le statut du "constructif"
et de l'opérationnel serait-il jamais élaboré en profondeur, et précisément
à partir d'une "contemplation" un peu plus sérieuse que celle d'un
Bertrand Russell, qui s'imaginait que la logique a un fondement mystique en
soi et qu'il existerait donc des "opérations mystiques" dans les
mathématiques ?
Car sans
cesse renaît, dans les mathématiques tantôt édéniques et tantôt
"constructivistes", la naïveté de la pensée naturelle, selon
laquelle il serait possible, croit-on, d'apprendre ce que sont en profondeur les
mathématiques sans se demander ce qu'est en profondeur le mathématicien.
Les
figures "modernes" du moi dans la physique mathématique
L'anthropologie
fondamentale découvre précisément deux figures du moi puissamment
projetées dans l'univers de la physique, celle du Quichotte et celle de Sancho.
Le premier de ces personnages est pareil à un assoiffé du désert : il voit
sans cesse s'éloigner le Chanaan de la vérification terrestre dans l'idéalité
des mathématiques pures, tandis que le second en prend terriblement à son aise
avec la rigueur équationnelle. André Lichnerowicz soulignait cette dichotomie
de la théorie physique avec un humour cervantesque : "À partir des
postulats d'une grande théorie physique, le savant peut vouloir parvenir, le
plus rapidement possible, à une comparaison numérique avec l'expérience; il
est alors conduit à penser que la fin physique justifie les moyens mathématiques,
souvent peu orthodoxes, employés. Mais du moins, à l'aide d'approximations et
d'opérations qui scandalisent généralement le mathématicien, et qu'un
certain sens physique, difficile à analyser, préserve cependant de
l'arbitraire, il applique sa théorie au concret, et l'accord numérique des résultats
calculés et mesurés rassure sa conscience. Il a mis à l'épreuve sa théorie,
qui n'est point vaine, qui n'est pas celle d'un monde imaginaire..." (Leçon
inaugurale au Collège de France, 3 déc. 1952).
Il s'agit
donc d'éclairer les figures qui l'animent cette science tantôt sanchique et
tantôt quichottesque, où l'on ne sait pas, au juste, qui détient les critères
mêmes de la "logique", du "vérifiable" de la "mise à
l'épreuve", de la "théorie", de l'"expérience", du
"sens physique", de ce qui est "vain" de ce qui est
"expérimental", et enfin de ce qu'il s'agit, au fait, de "vérifier",
puisqu'on n'y sait pas très bien séparer ce qui est de l'ordre de la vérification
des fins et ce qui est de l'ordre de la vérification des moyens.
Qui tient
ici des discours si contraires ? Qui décide que le signifiant sera fourni par
la cohérence proprement mathématique (l'existence mathématique de
l'équation, vérifiant sa propre logique interne), et qui décidera, au
contraire, que la pureté de la coupe vestimentaire de la nature importera peu,
pourvu que le vêtement du calcul colle effectivement au corps ? Comment répondre
à ces questions, sinon par l'"invention" d'un regard portant sur les
corps mentaux qui parlent là - donc par une anthropologie critique à l'égard
des impasses pseudo-ontologiques des mathématiques ?
Voici donc
comment le mathématicien-poète parle de l'enfantement du poème équationnel
pur : "Une théorie physique à l'état naissant lui apparaît comme
constituée par des bribes de structures mathématiques, reliées, recouvertes
par un discours; un discours où il s'agit, selon les époques, de forces
instantanées à distance ou d'éther, d'ondes étranges ou de ces corpuscules
qui obsèdent notre temps, le neutron, mais aussi le neutrino, le neutretto, ou
cette famille encore bien obscure des mésons pi, mu ou taû ... L'ambition du
physicien mathématicien est de refouler le plus possible ce mystérieux
discours, de détruire, autant que faire se peut, cet échafaudage, cette
superstructure, et de transmuer la théorie physique naissante en une théorie
mathématique du réel... Lorsqu'une théorie physique qui fut "vraie"
est englobée par une autre, c'est avant tout le discours qui subit une
mutation. C'est le discours antérieur qui nous paraît brusquement sommaire,
enfantin; évanoui l'éther, et le savant ne comprend plus par quelle aberration
il avait conçu cet être bourré des propriétés les plus saugrenues. La
structure mathématique, au contraire, conserve, dans une large mesure, sa
valeur" (A. Lichnerowicz).
La création
mathématique profonde s'inscrit donc dans une maieia (délivrance) socratique
à l'égard du langage abusif des "causes" que Thalès introduisit
dans la physique, et qui y régna jusqu'à Newton. De 1a raison causale, nous
avons pu suivre le destin oblatif et sacerdotal - celui d'un savoir qui procédait
à une pseudo-légalisation ontologique du cosmos. Les figures légales
du moi nous sont apparues historialement comme l'objet d'un trafic
liturgique avec l'Olympe, en vue d'une récupération de la raison édénique -
celle-ci étant fabriquée d'avance par une anthropologie de l'arrimage, donc
comme un fruit de l'angoisse dérélictionnelle que l'idolâtre veut fuir en
conférant une parole "signifiante" et innocentiste au cosmos.
Une généalogie
plus profonde de la Loi ne peut pas être esquissée ici. Au niveau de la réflexion
sur le rapport de "la philosophie" à "la science"
qui fait l'objet de cet article, deux questions se posent cependant,
qui feront fonction de signe en direction d'une méditation radicale : d'une
part, comment les mathématiques conquerront-elles l'ubiquité opérationnelle
en se délivrant du pompiérisme mathématique, ou "réalisme", qui
exigerait des copies "ressemblantes" des divers compartimentages du réel
auxquels procèdent sans cesse les augures des cités ; d'autre part, comment le
statut ontologique de l'opérationnel sera-t-il précisé dans une anthropologie
dérélictionnelle ?
Poétique
et finitude
La science comme champ de l'anthropologie fondamentale
À la première
question, il faut répondre que le "payant", donc le "prévisible"
en mathématiques n'est nullement fourni par le "ressemblant", et que
l'équation peut unifier des champs de la physique complètement étrangers les
uns aux autres, et sans lien entre eux dans l'étendue. Les mathématiques ne
sont pas topologiques ; le poème propre au nombre est étranger par nature au
compartimentage usuel des choses, donc aux comportements coutumiers des
prisonniers de Platon, qui ont délimité selon leurs besoins leurs divers
champs d'arrimage à leur caverne. L'équation, unifiant la constance, passe en
toute liberté d'un lieu à l'autre sans souci des labeurs. C'est ce que
soulignait avec force Lichnerowicz dès 1952 : "La structure mathématique
ne s'applique pas seulement à un domaine bien déterminé du réel, optique, électricité
ou magnétisme, astronomie ou physique corpusculaire, génétique ou phénomènes
économiques. Bien souvent, les mêmes structures apparaissent dans des domaines
bien éloignés les uns des autres. C'est ainsi que l'équation de Laplace et la
théorie du potentiel ont servi à représenter des phénomènes aussi différents
que les phénomènes gravitationnels dans leur conception newtonienne, les phénomènes
électrostatiques ou certains phénomènes hydrodynamiques."
Il s'ensuit
que le véritable artiste du calcul n'a pas besoin que la matière cosmique
suive un cours imperturbable ; l'aspect de la matière qui obéit à la
monotonie ou qui la rejoint à l'échelle des grands nombres est
"mathématifiable" par définition, puisqu'elle est susceptible de
prendre place sur les plateaux d'une balance tautologique où le poète dispose
astucieusement des équivalences quantifiées par cette admirable simulatrice de
fonctions qu'est l'équation. Dans la transcendance délivrée des figures de la
parole, le calcul conquiert la liberté de sa rigueur sur tout ordre ou désordre
du cosmos.
La réponse
à la seconde question pose le délicat problème du degré de conscience du
mathématicien à l'égard de la finitude - qui rend signifiante une formulation
mathématique délivrée de "Sancho" et du "Quichotte",
figures qui exprimaient, au coeur du calculable, un rêve d'arrimage du sujet à
la matière "parlante".
La
"pureté" du calcul est obtenue, non point par la logique idéale,
mais par la convention qui consiste à suivre des règles, comme au jeu d'échecs
- il n'est pas permis de prendre à leur égard, sans le dire, des libertés
qui "feraient recaler un candidat au certificat de calcul différentiel et
intégral" (Lichnerowicz). Mais on pourrait utiliser aussi bien les
contradictions, comme règles, si l'univers physique l'exigeait.
Sancho
calculateur était ce paysan qui habillait la matière cosmique de vêtements
rapiécés et bariolés, pourvu que l'équation bâtarde masquât la nudité
ontologique de la théorie. Mais le Quichotte ressemblait à un peintre pris de
folie qui prétendrait planter un arbre réel sur la toile des mathématiques idéales.
Le Quichotte mathématicien voulait que Dulcinée existât dans la nature -
c'est-à-dire que l'univers fût, en soi, mathématicien. Faute de véritable
puissance créatrice dans l'ordre de la cohérence mathématique, il ne
rencontrait que cette Maritorne indocile qu'est la nature, et il s'en fâchait
ou s'en désespérait. Mais les vrais poètes conquièrent l'existence poétique
- ils enfantent Béatrice au lieu de Dulccinée. "La campagne n'est pas sur
le Monte Vecino, mais sur la palette de Claude le Lorrain" disait
Chateaubriand.
Autrement
dit : les poètes ne font pas chanter la nature, mais le poème; les musiciens
n'orchestrent pas le "réel", mais la symphonie; le mathématicien
orchestre l'équation, non le cosmos.
C'est à l'équation
de conquérir la rigueur, non à l'univers, qui n'est pas "rigoureux",
lui, mais seulement, tour à tour, monotone ou capricieux, "déchiré"
entre l'ennui et le chaos.
Celui qui
s'imagine que la régularité fait des mathématiques dans la nature ne
saurait se formuler le statut poétique de la théorie physique dans une
anthropologie de la finitude. Faute de regard sur la condition humaine, pas de
philosophie des mathématiques. Et faute de regard sur les corporéités
mentales, pas de regard sur la condition humaine.
Un jour, se
dit l'anthropologue des idoles, Adam mangea dans l'Éden le fruit de l'arbre de
la connaissance - et ce fruit étrange lui fit croire aussitôt que la matière
"parlait". Telle fut la chute de la physique mathématique dans l'Éden
de la raison. Mais les dieux eurent pitié d'Adam : ils lui montrèrent que
seuls les animaux croient des choses pareilles ; et que l'homme se rendrait
semblable aux bêtes s'il se mettait à croire de telles fables, à leur image
et ressemblance, pour avoir mangé, lui, la pomme du langage.
Le mathématicien
qui pense les mathématiques porte un certain regard sur son corps, et se voit
enfin nu dans l'Éden.
MANUEL DE DIÉGUEZ
Métaphysique
des sciences
M. DE DIÉGUEZ,
Science et nescience, Gallimard, Paris, 1970 / M. HEIDEGGER, L'Être
et le Temps (Sein und Zeit, 1927), trad. R. Boehm et A. De Waelhens,
Gallimard, 1964 ; Qu'est-ce que la métaphysique ? (Was
ist Metaphysik ?, 1929), trad. H. Corbin, ibid., 1938 ; Kant
et le problème de la métaphysique (Kant und das Problem der Metaphysik,
1929), trad. A. De Waelhens et W. Biemel, ibid., 1953 ; De l'essence
de la vérité (Vom Wesen der Warheit, 1932), trad. A. De Waelhens et W.
Biemel, Nauwelaerts, Louvain-Paris, 1948 ; Qu'est-ce qu'une chose ? (Die
Frage nach dem Ding, zu Kants Lehre von den transzendentalen Grundsätzen,
1962), trad. J. Reboul et J. Taminiaux, Gallimard, 1971 / D.
HUME, Traité de la nature humaine (A Treatise of Human Nature, 1739),
trad. A. Leroy, Paris, 1946 ; Enquête sur l'entendement humain (An
Enquiry Concerning Human Understanding, 1748), trad. A. Leroy,
Montaigne, Paris, 1947 / E. KANT, Critique de la raison pure (Kritik
der reinen Vernunft, 1re éd. 1781, 2e éd. 1787), trad.
A. Trémesaygues et B. Pacaud, P.U.F., Paris, 1965 ; Prolégomènes à toute
métaphysique future qui pourra se présenter comme science (Prolegomena
zu einer jeden künftigen Metaphysik die als Wissenschaft wird auftreten können,
1781), trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1969 / F. NIETZSCHE, Ainsi parlait
Zarathoustra. Un livre pour tous et pour personne (Also sprach
Zarathustra. Ein Buch für Allé
und Keine, 1883-1885),
trad. G. Bianquis, Aubier-Montaigne, Paris, 1953 ; Le Gai Savoir (Die
fröhliche Wissenschaft, 1881-1887), trad. A. Vialatte, Paris, 1950 ; La
Volonté de puissance, trad. G. Bianquis, 2 vol., Gallimard, 1947-1948 /
PLATON, Phédon, Parménide, Théétète / B. SPINOZA, Éthique (Ethica
ordine geometrico demonstrata, 1677), éd. C. Appuhn, Paris, 1964 ;
Traité de la reforme de l'entendement et de la meilleure voie à suivre pour
parvenir à la vraie connaissance des choses (De emendatione intellectus,
1660), éd. A. Koyré , Paris, 1964 / L. WITTGENSTEIN, Tractatus
logico philosophicus (1921), suivi de Investigations philosophiques (Philosophical
lnvestigations, 1953), trad. P. Klossowski, Gallimard, 1961 ;
Carnets 1914-1916 (Tagebücher, 1914-1916), trad., introd. et notes
G. G. Granger, ibid., 1971; Leçons et conversations et Conférences
sur l'éthique, éd. G. E. M.
Anscombe et G. H. von Wright, trad. J. Fauve, ibid., 1971 ; Remarks on
the Foundations of Mathematics (Bemerken über die Grundlagen der Mathematik 1937-1944),
trad. G.E.M. Anscombe, Oxford, 1956, 2e
éd. 1964.
Méthodologie scientifique non critique
Formalisation pure
ARISTOTE, Analytiques;
8 livres de la Physique (Physica auscultatio) ; 4 livres du Traité
du Ciel (De Caelo) ; 2 livres du Traité de la génération et de la
destruction des substances (De generatione et corruptione), ), 4 livres de
la Science des météores (Meteorologia) ; 13 livres qu'Aristote désignait
comme traitant de la Philosophie première (Péri tès prôtès
philosophia) et qui, depuis Nicolas de Damas, sont désignés sous le nom de Métaphysique
(Meta ta physika) / J. M. BOCHENSKI, Formale Logik, Fribourg-Munich,
1956 / G. CANTOR & R. DEDEKIND, Correspondance, E. Noether &
J. Cavaillès éd., Paris, 1937 / R. DESCARTES, Regulae ad directionem
ingenii ; Recherche de la vérité par la lumière naturelle / A.
EINSTEIN & M. BORN, Correspondance 1916-1955 (Briefwechsel 1916-1955,
1969), trad. P. Leccia, introd. B. Russell, préf. W. Heisenberg, Seuil,
Paris, 1972 / G. FREGE, Les Fondements de l'arithmétique (Die
Grundlagen der Arithmetik. Eine
logisch-mathematische Untersuchung über den Begriff der Zahl, 1844),
trad. C. Imbert, ibid., 1970 ; Begriffsschrift. Eine der
arithmetischen nachgebildeten Formelsprachen des reinen Denkens, Halle, 1879
/ G. W. F. HEGEL, La Science de la logique (Wissenschaft der Logik, 1812-1916),
trad. S. Jankélévitch, Aubier, Paris, 1949 / A. HEYTING, Les
Fondements des mathématiques. Intuitionnisme. Théorie de la démonstration, Gauthier-Villars,
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Philosophy of Mathematics", in R. Schoenman, A. J. Ayer et al., Bertrand
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philosophie naturelle (Philosophiae naturalis principia mathematica 1687), trad.
Mme du Chastellet Paris, 1756-1759, éd. Fac-similé, Blanchard, Paris, 1966 /
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Histoires des formes
G. BACHELARD, L'Expérience de l'espace dans la physique contemporaine, Paris, 1937 ; L'Activité rationaliste de la physique contemporaine, P.U.F., Paris, 1951 / L. BARNETT, Einstein et l'univers (The Universe and Dr. Einstein, 1948), trad. J. Nequand, Gallimard, 1951 / L. DE BROGLIE, Étude critique des bases de l'interprétation actuelle de la mécanique ondulatoire, Gauthier-Villars, 1963 / R. CARNAP, "Intellectual Autobiography", in The Philosophy of Rudolf Carnap, éd. P. A. Schilpp, La Salle (I11.), 1964 / P. DUHEM, Le Système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, 10 vol., Paris, 1956-1959 ; La Théorie physique, son objet, sa structure, Paris, 1906, 2e éd. 1914 ; " Sôdzein ta pheinomena. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée", in Ann. philosophie chrétienne,1908 / A. EINSTEIN & L. INFELD, Évolution des idées en physique, Flammarion, Paris, 1955 / F. ENRIQUES, L'Évolution de la logique, Paris, 1926 / W. HEISENBERG, Physique et philosophie. La Science moderne en révolution (Physics and Philosophy. The Revolution in Modern Science, 1958), trad. J. Hadamard, Albin-Michel, 1961 ; La Nature dans la physique contemporaine (Dos Naturbild der heutigen Physik, 1955), trad. U. Karvelis et A. E. Leroy, Gallimard, 1962 / T. KOTARBINSKI, Leçons sur l'histoire de la logique (Wyklady z dziejow logiki), trad. A. Posner, P.U.F., 1964 / A. KOYRÉ, Études newtoniennes, Gallimard, 1968 ; Études d'histoire de la pensée philosophique, ibid., 1971 /P. LANGEVIN, "L'Évolution de l'espace et du temps", in Scientia, no 10, 1911 / P. S. DE LAPLACE, Exposition du système du monde, Paris, 1796 / E. MACH, La Mécanique. Exposé historique et critique de son développement (Die Principien der Wärmelehre, historisch-kritisch entwickelt, 1896), trad. E. Bertrand sur 4e éd. et introd. E. Picard, Paris, 1904 / E. MEYERSON, Identité et réalité, Paris, 1908 / B. RUSSELL, Signification et vérité (An Inquiry into Meaning and Truth, 1940), trad. P.Devaux, Flammarion, 1969 ; Ma Conception du monde (Bertrand Russell Speaks His Mind, 1960), trad. L. Evrard, Gallimard, 1962 ; Human Knowledge. Its Scope and Limits, Londres-New York, 1948 ; Histoire de mes idées philosophiques (My Philosophical Development, 1959), trad. G. Auclair, Gallimard, 1961; Le Mysticisme et la logique (Mysticism and Logic, 1919), trad. J. de Menasce, Paris, 1922.
Corrélats
ANTHROPOLOGIE, ARISTOTE, CATÉGORIE, CAUSALITÉ (philosophie), CONCEPT, COPERNIC (N.), EINSTEIN (A.), ÉLÉATES, ÉPISTÉMOLOGIE, GALILÉE, HEIDEGGER (M.), HUME (D.), IMAGINAIRE ET IMAGINATION, INDUCTION (philosophie), KANT (E), LOGIQUE, LOI (épistémologie), MATHÉMATIQUES (FONDEMENTS DES ), MÉTAPHYSIQUE, MOI, MYTHE, NARCISSISME, NEWTON (I.), NIETZSCHE (F.), OBJET, PHILOSOPHIE, PHYSIQUE, PLATON, RAISON, RÉALITÉ PHYSIQUE, RELATION, REPRÉSENTATION ET CONNAISSANCE, RUSSELL (B.), SYMBOLE, THOMISME, VÉRITÉ (logique), WITTGENSTEIN (L.).
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