'électeur vote rarement en songeant aux enseignements que journalistes, politologues et responsables tireront de son acte. Pour éviter toute surinterprétation d'un scrutin, mieux vaut partir de la question précise posée aux citoyens. Les 11 et 18 mars, ils ont choisi leur maire bien plus qu'ils n'ont arbitré entre la droite et la gauche. Une lecture politicienne des résultats, où la vague bleue a remplacé la vague rose annoncée, ne rend pas compte de l'apparente contradiction entre les succès socialistes à Paris et à Lyon et ses défaites en province. La plupart des basculements de villes, quel qu'en soit le sens, s'explique bien plus par une combinaison de deux règles très simples. La première veut que l'électeur finisse par remercier une équipe usée par le pouvoir. La seconde le conduit à sanctionner le camp qui sombre dans la division.
Ces vérités n'ont pas une validité purement locale. A une époque où les comportements électoraux sont moins lestés que naguère par des facteurs idéologiques, elles pèseront sur les échéances nationales de 2002. Au terme d'un quinquennat entier avec un gouvernement dirigé par le même homme, la gauche jospinienne risque d'être sujette à l'usure. La résistance de la popularité gouvernementale n'offre pas une garantie de succès à l'heure des choix électoraux. La gauche souffre d'être assez structurellement minoritaire dans le pays: 47 % des suffrages exprimés au premier tour des municipales, 46 % aux législatives de 1997. Elle est encore menacée dans sa base traditionnelle. Le divorce entre la gauche et le peuple est déjà une vieille histoire. Le surgissement du Front national dans les années 80 l'avait privé d'une large fraction de son électorat populaire. Une des grandes leçons des 11 et 18 mars est que la gauche se révèle impuissante à la récupérer alors que l'influence de l'extrême droite régresse. Dans leur grande majorité, les électeurs frontistes déçus ont voté à droite, à l'extrême gauche ou se sont abstenus.
La division est l'autre menace qui guette une gauche dont le pluralité devient caricaturale. Les derniers scrutins confirment que le PS demeure incapable d'être un parti électoralement dominant à la hauteur de ses positions institutionnelles. Le premier tour des cantonales lui a attribué 22 % des suffrages exprimés. Les socialistes se heurtent désormais à une triple concurrence à gauche. Si le vieux partenaire communiste est de plus en plus inoffensif, les Verts et l'extrême gauche gagnent du terrain. A cet égard, les municipales confirment les tendances révélées par les élections européennes de 1999. Celles-ci avaient vu la liste trotskiste LO-LCR passer la barre des 5 % des voix, ne se situant plus qu'à un point en dessous du PCF, tandis que la liste Cohn-Bendit grimpait à 9 % des suffrages.
La sortie de la marginalité de l'extrême gauche, spectaculaire dans certaines zones populaires, est sans doute l'événement le plus lourd de conséquences pour l'avenir. Son électorat n'est pas plus «révolutionnaire» que celui du Front national de la belle époque n'était «fasciste». Là encore, l'échelle gauche-droite n'est pas la plus pertinente. L'électorat jeune, ouvrier mais aussi composé de salariés moyens séduit par les candidats d'extrême gauche rejette avant tout une gauche de pouvoir engluée dans la gestion et satisfaite d'elle-même. D'où de mauvais reports de second tour.
Curieusement, l'électorat écologiste n'est pas si éloigné qu'on pourrait le croire de cet état d'esprit. La nouvelle géographie électorale des Verts n'est plus aussi bourgeoise que précédemment. Les enquêtes d'opinion montrent que leur audience est loin de se réduire aux fameux «bobos». Les Verts sont particulièrement populaires chez les jeunes et parmi les revenus modestes. Comme par hasard, ce sont les mêmes catégories qui ont aussi le plus massivement boudé les urnes. Sous des formes très diverses, c'est bien une réaction de défiance à l'égard de la «gauche d'en haut» qui s'est manifestée les 11 et 18 mars.
Est-ce à dire que l'électorat souhaite un virage «à gauche»? Une telle conclusion serait audacieuse après un scrutin qui a vu une quarantaine de villes basculer à droite. L'échec cuisant de la stratégie d'union expérimentée à Toulouse entre la liste des partis de gauche et celle d'une jeune et radicale fraction de la société civile montre que l'agressivité politique est sévèrement sanctionnée. Les enquêtes d'opinion indiquent d'ailleurs que seule une minorité d'électeurs de gauche souhaite une radicalisation de la politique gouvernementale.
Le choix frileux de conserver le cap serait pourtant périlleux pour la gauche. L'immobilisme ne pourrait qu'aviver les dissensions internes à la majorité plurissime. Le PCF, blessé à mort par les municipales, sera tenté par un sursaut identitaire tandis que les Verts, dopés par leurs bons résultats, se montreront de plus en plus remuants. Lionel Jospin est condamné à bouger. La question posée est essentiellement sociale. Qu'il s'agisse de l'insécurité, des bas salaires ou de la précarité, c'est aux demandes des couches populaires qu'il doit répondre. Le gouvernement a peu de chances d'y parvenir s'il décrète intouchable sa politique économique. La gauche des bons sentiments est précisément celle que ne supportent plus beaucoup d'électeurs.
Eric Dupin est journaliste à «Libération».