Livre. Le polyvalent Alain Minc finit par être moins antipathique grâce à ce portrait fouillé, critique féroce de l'establishment.
Un capitaliste français
Stéphane Marchand: «Le Commerce des illusions»,
éd. Lattès, 264 pp., 119 F.
e titre est nul, le livre passionnant. L'auteur est journaliste au Figaro. L'ouvrage est une critique féroce de l'establishment. Apparemment mince en est le sujet: Alain Minc. Autrement consistant est son vrai objet: les réseaux du pouvoir français. Il serait dommage et injuste de s'en tenir aux défauts caricaturaux du héros de ce livre. Stéphane Marchand n'est assurément pas tendre pour Alain Minc. «C'est en général à la suite d'un échec professionnel qu'on devient consultant», note-t-il pour éclairer le parcours du fondateur d'A.M. Conseil. Il compare cruellement «l'homme qui murmurait aux patrons» à un «chat castré». Son enquête fouillée, et menée avec le concours du principal intéressé, dévoile les secrets de ce «Renaissance Man», selon l'ironique expression des Anglo-Saxons. Exaspéré par la prétention du «manipulateur de symboles» qu'est Minc, un expert new-yorkais lui lança un jour : «Vous ne savez pas le faire ? Alors, enseignez-le !»
Notre habile homme a choisi une activité plus rémunératrice. Sachant que «le grand patron hexagonal est un monarque» persuadé qu'il «ne sera jamais respecté pour son seul rôle de chef d'entreprise», «Minc le gourou le coache, Minc le penseur le briefe». Bien entendu, «le soir, Minc le mondain». Ce consultant polyvalent travaille au forfait. C'est le prix de sa liberté, dit-il. Comptez en moyenne un demi-million de francs par an, primes de succès exclues. Les clients ne sont pas nombreux (seulement 17), mais ils rapportent beaucoup (33 millions en 1998). «Ayant fini par admettre son incapacité de gérer, il gagne de l'argent en vendant de l'intelligence et de l'influence», diagnostique Marchand. Les conseillés sont les payeurs.
Et ça marche. Fourmillant d'anecdotes savoureuses, le livre prend ici tout son sens. Le succès de Minc est la plus formidable illustration des penchants incestueux des élites françaises. Son système ne peut prospérer que dans «le vieux capitalisme à la française, opaque et consanguin». Contrairement aux apparences, le théoricien du «cercle de la raison», qui ne touche jamais à un ordinateur, n'a rien de moderne. Il n'est qu'une plaque tournante des féodaux de la société parisienne. Pour fêter ses 50 ans, Minc réunit à la table du Grand Véfour, le 14 avril 1999, un «nectar de Who's Who». Par ordre alphabétique, citons Martine Aubry, Pierre Bergé, Vincent Bolloré, Michel Bon, Jean-Marie Colombani, Jean Drucker, Franz-Olivier Giesbert, Bernard Kouchner, Philippe Labro, Pascal Lamy, Gérard Mestrallet, Jean-Charles Naouri, Jean Peyrelevade, François Pinault, David de Rothschild, Ernest-Antoine Seillière, Louis Schweitzer, Anne Sinclair, Dominique Strauss-Kahn et Jean-Claude Trichet. Attention, précise un de ces heureux invités, ce n'étaient pas pures mondanités: «C'est vrai qu'Alain est snob comme un pot de chambre», mais «les gens qui étaient là n'auraient normalement jamais dîné ensemble».
Minc est expert dans l'art des synergies profitables: «Son secret, c'est de passer pour un homme de presse auprès des banquiers, pour un financier auprès des journalistes et pour un écrivain auprès des industriels.» Pinault a été présenté à Minc par Bernard-Henri Lévy. Sa multipôle position, si l'on ose dire, lui permet de faire croire qu'il «vend des idées qui font monter le prix des actions». Parfois, c'est vrai. Vincent Bolloré a engrangé, de fin novembre 1998 à mars 1999, 2,3 milliards de francs de plus-values grâce aux judicieux conseils de Minc. Qu'il a remercié au taux de 1 % par le virement sur son compte de 23 millions de francs. Plus drôle, c'est surtout en échouant dans la tentative de s'emparer du groupe Bouygues que le couple Bolloré-Minc s'est enrichi. Pile, tu prends le pouvoir. Face, tu gagnes de l'argent. Dans ce genre de ballet, Minc multiplie les rôles: «Il propose l'affaire à François Pinault, qui la refuse, la repasse à Vincent Bolloré, qui accepte, et, quand ce dernier rate son coup d'Etat chez Bouygues, c'est Minc qui fait l'interface lorsque Pinault rachète les parts de Bolloré.» Vous suivez?
L'ardeur combative de Minc a été moins heureuse. Quand il dirigeait Cerus, de connivence avec Carlo De Benedetti, le raid sur la vénérable Société générale de Belgique s'est conclu par un fiasco. 3 milliards de francs de pertes, selon les estimations les plus basses. Cela n'a pas coûté 30 millions à Minc. Il n'était pas encore consultant... Depuis, son fun est sans limites. «Je vais tuer Haberer», s'exclame-t-il en 1993. Pour le compte de Pinault, il veut la Fnac et la chute du président du Crédit Lyonnais. Il y contribuera à sa manière. «Ses multiples interventions auprès des pouvoirs publics prêtent le flanc au soupçon de trafic d'influence», écrit l'auteur. Minc aurait «écrit un mot directement à Edouard Balladur» sur le sujet. Lors de la tentative de prise de contrôle de l'Express par le Monde, Minc «avoue volontiers être intervenu directement auprès de Dominique Strauss-Kahn». Notre intermédiaire est virtuose du concerto à plusieurs claviers.
La publicité que lui assure sa production éditoriale périodique est l'un d'eux. L'écriture a des vertus thérapeutiques pour Minc: «Pour lui, le contraire de parler n'est pas écouter, c'est attendre. Le livre le libère de cet inconvénient.» Sa production ne doit pas être jaugée à l'aune de critères intellectuels. Sa pensée est «délibérément superficielle, mais elle est alerte, inventive, à la mode». Là encore, l'homme est moins coupable que le système où il prospère. «Il n'y a aucune raison d'en vouloir à Minc, c'est un haut-parleur qui répètent les bruits qui circulent», lâche un intellectuel anonyme. Le livre reposé, l'insupportable Minc apparaît paradoxalement moins antipathique. Comment ne pas éprouver de la compassion pour un homme qui a foncé dans le mur avec Balladur «en klaxonnant»? Ce fils d'immigrés juifs polonais résistants «n'est pas devenu un salaud sartrien», insiste Marchand. C'est un «marginal de luxe». Mais à quoi sert-il vraiment? «Dans un pays autre que la France, la réponse serait sans doute: à rien.» Alain Minc est furieusement français.