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Verhofstadt II

  

Discours prononcé devant le European Policy Centre - 
Une vision de l'Europe

Bruxelles, 21 septembre 2000
 
  

Mesdames et Messieurs les Ministres,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,

Cet été marqua précisément le cinquantième anniversaire de la proposition formulée par le Ministre français des Affaires étrangères de l'époque, Robert Schuman, de placer sous une Autorité commune la production commune d'acier et de charbon de la France et de l'Allemagne. Ce furent les premiers pas sur la voie de la création de la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier deux ans plus tard. Cette CECA constitua l'embryon de l'Union européenne que nous connaissons aujourd'hui. Ce furent les premiers pas sur la voie de l'élaboration d'une approche communautaire dans le cadre de laquelle l'intégration européenne était progressivement, pas par pas, réalisée par la concentration et parfois aussi la suppression de la souveraineté nationale dans une politique commune.

Cette approche s'est depuis lors révélée plutôt fructueuse. Elle nous mena quasiment sans détour du Traité de Paris et de la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier en 1952 au Traité d'Amsterdam et à la création de l'Union économique et monétaire en 1997. Les Six de 1952 sont devenus les Quinze de 1995. Ces 43 années ont montré que jamais l'élargissement de l'Union ne constitua une entrave à son approfondissement. 

A l'aube de ce nouveau siècle, l'Union européenne se prépare pour une nouvelle avancée, tant en ce qui concerne sa taille que son fonctionnement interne. Des négociations sont menées avec pas moins de douze nouveaux Etats candidats à l'adhésion. A l'issue de ces négociations, quasiment tous les Etats européens formeront une Union pour la première fois dans l'histoire.

Dans le cadre de cette nouvelle avancée, il est absolument nécessaire de garder à l'esprit une vision globale quant à l'objectif final de la construction européenne. Cinquante années sont passées et l'heure d'aborder cette question me semble en effet venue. Mais permettez-moi d'ajouter d'emblée que la discussion sur cet objectif final peut en rien servir de prétexte pour ignorer ou éluder les problèmes concrets qui se posent à l'heure actuelle ou pour raboter voire revoir à la baisse les ambitions de la Conférence Intergouvernementale.

Je n'ignore pas que la Conférence Intergouvernementale que nous menons actuellement vise principalement à assurer le fonctionnement efficace des institutions européennes, y compris après l'élargissement. Cette conférence doit coûte que coûte veiller à ce que l'Union puisse continuer à fonctionner après l'élargissement à 28 Etats membres. Mais ce point de départ, qui est un juste point de départ, ne peut masquer un manque d'ambition. Nous devons profiter autant que faire se peut de l'actuelle Conférence Intergouvernementale pour ouvrir dès à présent les voies vers l'objectif final que nous envisageons pour l'Union européenne. 

Excellences,
Mesdames et Messieurs,

Le débat sur l'orientation de l'unification européenne glissa ces dernières années quelque peu au second plan. Et cette évolution n'est sans doute pas le fruit du hasard. Après les traités successifs de Maastricht et d'Amsterdam, la réalisation du marché intérieur, la création de l'Union économique et monétaire, l'Europe s'est accordée un moment de répit. Faire durer ce répit trop longtemps serait néanmoins une erreur. A présent que nous avons tellement progressé sur le terrain de l'unification européenne, repousser davantage le débat sur la finalité de l'Union serait un mécompte.

Plusieurs dirigeants européens, le Ministre des Affaires étrangères allemand, le Président de la France, ont relancé ce débat ces derniers mois. Et c'est là une excellente chose car l'Union européenne telle que nous la connaissons aujourd'hui ne peut jamais constituer l'objectif final que nous avons à l'esprit. Son fonctionnement laisse trop à désirer. Et bien plus important encore, il nous reste de nombreuses choses à réaliser. Le marché intérieur n'est pas achevé. D'importants secteurs économiques n'ont pas encore été libéralisés intégralement. L'Union économique et monétaire ne dispose pas d'un socle socio-économique. La Politique de Sécurité et de Défense commune n'en est encore qu'à ses premiers balbutiements. Et l'espace européen de justice et de sécurité, porté sur fonds baptismaux l'année passée à Tampere, n'existe que sur le papier. Dans chacun de ces domaines, nous devons d'urgence progresser. Mais nous ne réaliserons ces progrès que si nous formulons au préalable l'objectif final que nous entendons atteindre. L'absence d'objectif final condamne finalement chaque processus à l'arrêt. Ainsi vont les choses. C'est la dynamique née de la discussion sur l'objectif final qui constitue précisément la force de l'intégration européenne. Le risque de la stagnation menace dès lors que cette dynamique s'arrête. L'Union européenne est comme une bicyclette, lorsqu'elle n'avance pas, elle tombe.
Une seconde raison justifie par ailleurs que nous poursuivions avec force le débat sur l'avenir de l'Europe. En effet, à défaut de définir une vision d'avenir cohérente, d'autres idées risquent d'occuper le terrain. L'absence de vision crée un vide dans lequel les Etats membres se replieraient sur eux-mêmes voire se satisferaient des acquis communautaires existants. Dans le meilleur des cas, ils rejetteraient alors toute autre intégration. Dans le pire des cas, ils commenceraient à plaider pour un rétablissement de leur ancienne souveraineté. Je verse peut-être dans l'exagération. Et peut-être suis-je trop pessimiste? Mais je suis fermement convaincu que tout autre arrêt dans le débat sur l'avenir de l'Europe entraînerait pour nous un retard, à coup sûr dans un monde qui ne cesse de se globaliser. 

A défaut de pouvoir intensifier le débat sur l'objectif final de l'Europe, je crains que nous ne soyons confrontés à une résistance croissante contre l'élargissement de l'Union. En effet, nous devons rester réalistes. Les Chefs d'Etat et de Gouvernement plaident en faveur de l'élargissement de l'Union. Mais il règne au sein de nombreux milieux une réticence embarrassante quant à cet élargissement. Réticence que - bien évidemment - je ne partage pas. Tous les Etats actuellement candidats à l'adhésion font partie de l'Europe. Nous avons vécu suffisamment longtemps dans un continent divisé. Varsovie, Prague, Budapest, Sofia et Bucarest sont tout autant européennes que Berlin, Rome, Paris, Madrid ou Londres. Ces villes sont les capitales de pays et de peuples habités d'une identité européenne. L'enjeu de l'élargissement est le rétablissement de l'unité de l'Europe, tout comme ce fut le cas en 1989 avec le rétablissement de l'unité et de l'identité allemande. L'élargissement a exactement la même portée et poursuit exactement les mêmes objectifs que la réunification allemande après la chute du Mur de Berlin. Pendant quarante ans, le Communisme a déchiré l'Europe. Ce communisme a disparu. Il convient à présent de rétablir au plus vite l'unité de l'Europe.

S'ajoutent en outre de nombreux motifs rationnels justifiant la nécessité de concrétiser cette grande Europe. Le rejet de l'unité européenne porte en lui les germes d'un plus grand éclatement de l'Europe centrale et orientale, le danger majeur d'instabilité à nos frontières extérieures, d'une pression migratoire croissante, de conflits et de guerre.

Il est par conséquent clair que, parallèlement à la relance du débat sur les finalités de l'Europe, les négociations d'adhésion doivent être menées le plus rapidement possible à bon terme. Deux points sont essentiels à cet égard. Tout d'abord, chaque Etat candidat à l'adhésion doit être évalué séparément. Accepter des Etats candidats à l'adhésion sur la base de considérations politiques alors qu'ils ne répondent pas aux exigences techniques serait une erreur. Et il serait tout autant erroné que des Etats candidats à l'adhésion satisfaisant aux exigences techniques soient maintenus dans l'antichambre pour des considérations politiques. L'application intégrale, stricte et correcte de l'acquis communautaire doit constituer le point de départ de ces négociations d'adhésion. Ce qui ne signifie nullement qu'aucune mesure transitoire ne puisse être nécessaire pour veiller à ce que les nouveaux Etats membres puissent supporter le choc de l'adhésion. Mais l'acquis communautaire doit, quoi qu'il en soit, demeurer la norme, le fondement. 

Mesdames et Messieurs,

Quel est l'objectif final de l'Union européenne que nous concevons? Avant d'apporter une réponse à cette question, permettez-moi de préciser clairement que l'objectif final n'est pas uniquement une question d'ordre institutionnel. La discussion consacrée aux institutions est capitale; je reviendrai d'ailleurs plus tard sur ce point. Mais il serait erroné de réduire le débat sur l'objectif final à une discussion portant uniquement sur des institutions.

Le débat consacré à l'objectif final doit traiter d'abord et avant tout de l'élaboration d'une vision commune sur l'Europe au sein de laquelle nous souhaitons vivre, de la question de savoir comment nous entendons permettre à l'Europe de jouer un rôle de premier plan sur la scène internationale, des terrains et des domaines dans lesquels nous entendons élaborer une politique européenne commune.

La première question, certes banale, est la suivante: au sein de quelle Europe souhaitons-nous vivre? D'après moi, au sein d'une Europe fondée sur les valeurs européennes de démocratie, de respect des droits de l'homme, d'Etat de droit et de la diversité culturelle et politique qui constitue notre richesse. Bref, une Europe qui demeure attachée aux valeurs héritées de la Révolution française. Mais également une Europe qui réussit à préserver ces valeurs sans renoncer à sa diversité et son avenir. Un avenir qui réside dans la conversion de nos économies, dans la création d'une nouvelle économie reposant sur la connaissance, sur l'information et sur la communication, tout en respectant le fort sentiment de solidarité avec les plus faibles qui habite notre société.

Il ne doit pas s'agir uniquement d'une Europe démocratique, pluraliste et solidaire. Il faut également une Europe politiquement forte assumant un rôle de premier plan au niveau international. Une Europe ayant son mot à dire et pouvant le faire valoir. Une Europe réussissant à propager universellement ses idées et ses valeurs. Il ne s'agit pas là d'un état d'esprit impérialiste mais, et je viens d'évoquer cette notion, de notre conception universaliste. Nous devons croire que les valeurs que nous chérissons, plus particulièrement la démocratie, les droits de l'homme, l'Etat de droit, la solidarité interhumaine, sont des valeurs pouvant valoir pour le monde entier. En d'autres termes, nous voulons une Europe capable, tant en matière morale qu'en matière économique, de prendre la direction et d'imprimer une orientation, et ce aux côtés des autres grandes puissances démocratiques du monde. 

Mesdames et Messieurs,

Tout cela peut certes sembler quelque peu ronflant voir exagéré. Mais permettez-moi de traduire cela en termes plus concrets. Ce que nous voulons, c'est une Europe intervenant elle-même dans les Balkans. Une Europe mettant elle-même un terme à la crise ethnique en ex-Yougoslavie. Pas une Europe qui attend que son allié américain prenne une initiative, simplement parce qu'elle ne dispose pas de la combativité politique ni de la capacité militaire pour s'en charger.

Nous voulons une Europe qui assume également ses responsabilités en dehors de ses propres frontières, entre autres en Afrique, le continent exposé actuellement aux pires souffrances de la pauvreté, de la maladie et de la guerre. Seule une Europe forte et unanime peut développer un partenariat durable avec l'Afrique, un pacte de stabilité capable de sortir les Africains du marasme économique pour les mettre définitivement sur la voie du développement. C'est une responsabilité qui nous incombe et non une responsabilité du reste du monde. L'Afrique n'est pas seulement le continent le plus proche, ancré sur l'autre rive de la Méditerranée. C'est également le continent à l'égard duquel nous portons une responsabilité historique. Car ce sont les quinze Etats membres de l'Union européenne qui, pendant plus de cinquante années, ont colonisé et asservi ce continent.

Enfin, nous voulons une Europe qui, avec les autres grandes puissances du monde, opte résolument pour un système équilibré de commerce mondial, sans protectionnisme, sans fermeture de son propre marché, afin de générer dans les régions en voie de développement croissance et prospérité économiques et de tarir les flux migratoires apparus durant cette dernière décennie.
Si nous voulons vivre au sein d'une Europe plurielle, démocratique et solidaire, une Europe habitée d'une nouvelle vitalité économique, une Europe capable de jouer un rôle de premier plan dans le monde, il nous faut impérativement élaborer des lignes de politique concrètes de première importance dans au moins quatre domaines. Des lignes de politique qui, à l'heure actuelle, sont soit inexistantes, soit à l'état d'ébauche. Il s'agit à mes yeux :
- D'une véritable politique étrangère commune. En d'autres termes, une politique parlant d'une voix au sein de tous les forums internationaux, aux Nations Unies et au sein du Conseil de Sécurité.
- D'une défense européenne autonome. Helsinki fut un premier pas posé dans cette direction. Mais nous devons aller bien plus loin que la force de réaction rapide créée dans le cadre de cette réunion.
- D'une approche intégrée de la justice et de l'immigration, sans doute un des domaines pour lesquels le citoyen réclame au plus vite une action de l'Europe.
- D'une plate-forme de politique socio-économique commune en complément de l'Union économique et monétaire que nous avons mise en place il y a quelques années.

Mesdames et Messieurs,

Se pose alors la question de savoir quelle est la meilleure méthode à appliquer pour permettre la concrétisation de cette vision d'avenir européenne et de ces nouvelles lignes de politique. La réponse à cette question est essentielle car, sans y paraître, nous touchons en effet au débat mené aujourd'hui de manière imperceptible. Optons-nous pour la méthode intergouvernementale ou pour l'approche communautaire? Et parmi ces deux méthodes, quelle est la meilleure pour atteindre nos objectifs?
Permettez-moi de préciser d'emblée que je partage une grande partie des critiques formulées à l'égard de l'actuelle méthode de travail communautaire : manque de transparence, bureaucratie, absence de légitimité démocratique. Mais ce n'est pas parce que nous identifions ces faiblesses, que nous les reconnaissons, que nous devons rejeter la démarche communautaire en tant que tel pour emprunter la voie intergouvernementale.

Les institutions internationales (qu'elles fonctionnent ou non) reposent comme nous le savons sur une méthode de travail intergouvernementale. En revanche, de grands pays et de grands Etats, surtout ceux qui réunissent en leur sein plusieurs cultures, fondent leur fonctionnement sur une approche communautaire. D'autres diront fédérale; le terme choisi n'a pas grande importance. Le débat mené actuellement peut finalement être formulé de la manière suivante: faisons-nous de l'Union européenne une institution internationale ordinaire qui fonde son fonctionnement sur l'intergouvernementalisme et sur la règle de l'unanimité? Ou optons-nous pour une méthode communautaire commune, il est vrai sous une forme radicalement rénovée qui répond à trois exigences impératives: la transparence, l'efficacité et la légitimité démocratique. 

Comme vous pouvez le remarquer, en fixant ces conditions de manière impérative, je n'entends en rien ignorer les imperfections de l'actuelle méthode de travail communautaire. Mais je le répète, il serait insensé de conclure de ces imperfections que nous devons renoncer à la méthode communautaire dans son ensemble pour choisir une autre approche, l'approche intergouvernementale. Je crains du reste que le choix explicite de la démarche intergouvernementale au sein d'une Union européenne comptant 28 Etats membres ne se traduise inévitablement par un "directoire", une direction de fait assurée par un petit nombre, probablement les plus grands Etats membres. Et quand bien même mes craintes semblent non fondées, je demeure convaincu qu'une approche intergouvernementale sous quelque forme que ce soit ne pourra jamais apporter de solution à l'absence d'institutions communautaires. Une série d'exemples manifestes illustrent cette affirmation on ne peut plus clairement.

Je renvoie à nouveau aux récents conflits qui ensanglantèrent les Balkans. Nous ne disposions ni des institutions ni des moyens pour réagir rapidement et adéquatement. Et les manœuvres intergouvernementales qui s'engagèrent alors entre les Etats membres européens n'y ont que peu remédié. Il fallut finalement attendre que les Etats-Unis prennent une initiative, révélant que l'absence d'une approche communautaire n'engendrait qu'une "Europe impuissante".

L'actuelle faiblesse affichée par l'euro est un second exemple. Il est évident que l'estimation de la valeur de l'euro par les marchés des échanges est trop basse. En effet, la réalité socio-économique sous-jacente est bonne : les perspectives de croissances économiques sont élevées, le chômage diminue, l'inflation reste basse. Quel est alors le problème? Je pense qu'il réside dans l'absence de fondement communautaire, nonobstant l'existence de la Banque Centrale européenne. Cette absence se manifeste à deux niveaux. Tout d'abord l'absence de choix de politique économique intégrés et communs pour l'ensemble de la zone euro. Ensuite le fait que chacun y aille de sa propre intervention gouvernementale en matière d'euro. Il nous faut une seule instance communautaire, par nature la Banque Centrale européenne, chargée de diriger l'euro et de déterminer la politique monétaire. Et non cinq ou six personnalités éminentes: le Président de la Banque Centrale européenne bien évidemment, le Président de l'Euro XII, le Commissaire chargé de la politique monétaire et les Ministres des Finances d'une série d'Etats membres. Seule l'unanimité peut générer la confiance et certainement dans le chef de la population des pays qui n'appartiennent pas encore à l'eurozone.

Mon troisième exemple pour illustrer le besoin impérieux d'une approche communautaire, certes radicalement rénovée, concerne le dossier de l'immigration. En dépit des nombreuses amorces initiées dans le cadre du Sommet européen extraordinaire de Tampere - sommet consacré à l'asile, à l'immigration, à la police et à la justice - il est clair que nous n'obtiendrons pas de résultats en nous contentant uniquement d'accords intergouvernementaux. Nous devrons effectivement créer un espace de justice européen, opter pour une lutte commune contre la criminalité, aborder ensemble les problématiques de l'asile et de l'immigration, y compris par le biais des institutions communautaires. A défaut, je crains que nos efforts ne demeurent vains.

Je puis encore ajouter un autre exemple : celui de la sécurité alimentaire en Europe. Comment allons-nous l'assurer sans approche communautaire? La Belgique a développé l'année passée son propre système de contrôle et de détection, mais la demande de créer une Agence européenne pour la sécurité alimentaire demeure entière.
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